Ahmed Bahloul à l’assaut du savoir colonisé

 Prononciation et transcription françaises obligent à ce que des milliers de noms et patronymes d’Algériens soient totalement soumis à la déshonore et à la déformation de lecture. Afin de saisir qu’il s’agit de l’Émir Khaled et non de Kaled, il faut user d’un long et réel parcours du combattant contre l’oubli. Le cas s’est posé à Ahmed Bahloul où il fallait passer par A. Balloul pour décrypter un véritable nom d’un authentique Algérien et bien natif de Chleff.

Que ces noms et tant bien d’autres encore, soient écrits, corrigés ou typographiés par des « Parisiens de souches », la question ne se pose nullement à la seule réalisation de presse, elle interroge un ordre colonial qui s’est inscrit dans l’oblitération de l’être colonisé. Prononcer le nom du colonisé comme le veut la prononciation de la langue du colonisateur, c’est aussi une forme de mise en conformité de l’être assimilé au maître assimilateur, le vidé de sa substance sociale et culturelle en le transformant en un matériau idéologique.

C’est ce qui arriva à M. Ahmed Bahloul, transcrit en Balloul ou encore Baloul. Mais qui est cet homme, qui, en mois de mai 1945, créa le Parti Progressiste Musulman (PPM) ? Deux sources, bien contradictoires, nous ont guidés à s’intéresser à cet « érudit franco-musulman ». La première est algérienne (1) et la seconde bien française (2), nous incitons à plus de mesure lorsqu’il s’agit du parcours d’un Algérien dans le contexte colonial.

Au milieu d’une fiche biobibliographique inscrite hâtivement, non sourcée et marquée d’une gauche traduction de l’arabe, l’ouvrage algérien situe la naissance d’Ahmed Bahloul en 1880 à Alger. Poursuivant, qu’après avoir entamé des études « primaires et secondaires, il entra à la Faculté des sciences exactes à Paris », qu’il « fut le premier algérien musulman à obtenir la mention Excellent en physique ». Selon cette même source, il ne fut qu’un journaliste, intervenant dans des publications « algériennes », telles que El-Islam,  El-Ikdam ou encore Echaâb El-Djazaïri et El-Wifak. Sans trop de précisions, son nom est associé, en 1945, à Abdelkader Hadj-Ali de l’Etoile Nord-Africaine.

Quant à l’encyclopédie sociale-démocrate Maitron, René Galissot dans les détails historiques en mettant en exergue la formation professionnelle d’Ahmed Bahloul en le faisant apparaitre comme une réussite de l’œuvre coloniale dans le domaine de l’instruction des indigènes, parmi eux le natif d’Orléansville.

Il est assez délicat d’évoquer cette génération de lettrés algériens en période coloniale, de même d’user de normes postcoloniales propres à l’engagement politique ou intellectuel. L’érudit et le lettré se trouvent confrontés à deux univers socioculturels bien distincts s’ils ne sont pas contradictoires. Ces instruits algériens de la période coloniale n’étaient pas tous marqués par un engagement de type politique, vis-à-vis de la question coloniale et nationale. On ne peut demander ou exiger de chacun d’eux d’être un militant politique, afin qu’il gagne l’estime ou la reconnaissance de tout un peuple déshérité.

Il y a lieu, aujourd’hui, de contextualiser le parcours de chacun de ces éducateurs, qui se comptaient sur les doigts de la main, dans un rapport social et historique qui leur a permis de voir le jour. Dit, plus simplement Ahmed Bahloul est un programme de lecture et de réflexion à travers la seule signature A. Balloul. Ce dernier est né le 11/8/1886 à Chleff. Nous ignorons tous de son vécu dans cette ville, son enfance, sa scolarité et ses parents qui l’ont porté à intégrer en 1901, l’École normale d’instituteurs de Bouzaréah, si bien que nous savons que c’est sur un concours d’entrée que se faisait cette accession et de plus, sur la base de quotas pour les « indigènes ».

Dès 1904, A. Bahloul est successivement instituteur à Alger, à Bédrabine (Sidi-Bel-Abbès) et Oran, jusqu’à 1909, année où il obtient après concours, une bourse d’études à la Faculté d’Alger (1909-1912) et sera un des trois « musulmans » à bénéficier de cette réussite. Au profil bien scientifique, il obtiendra une bourse de licence, dénommée à cette époque Certificat supérieur en physiques, chimies et naturelles (PCN), le tout couronné par une admirable agrégation en sciences physiques. Entre Alger (1913-1914), Grenoble (1915), puis un retour sur Alger (1916), Ahmed Bahloul ne cessera de démontrer toutes ses capacités intelligibles en tant que colonisé à accéder aux savoirs.

En 1917, il soutien un travail (mémoire de recherche) en chimie des métalloïdes, intitulé Sur un nouveau procédé de mesure du pouvoir inducteur spécifique des liquides, recherche de haute teneure scientifique qui, développée et enrichie, apparaitra dans la revue Les Annales de physique en 1919, sous le titre Action des champs électriques sur un liquide isolant, avec son professeur Félix Michaud.

Durant la Première guerre impérialiste mondiale, il est à Alger en tant qu’externe « bénévole » à l’hôpital Mustapha tout en préparant une seconde licence en physique.

 

En regagnant Paris, Ahmed Bahloul est confronté aux premiers sévices de la discrimination raciale et sociale. Un indigène Nord-africain et agrégé d’université sonne  assez fort dans le milieu strictement fermé des instruits des François de « bonnes naissances ». La naturalisation en citoyen de France et de Navarre, est un choix de bouclier afin que M. Bahloul (Balloul) préserve ce beau résultat qu’il atteint dans un total esprit de défiance à la « mission civilisatrice » de la Métropole coloniale.

 

Entre enseignement dans les collèges et lycées des plus prestigieux de France, à Sainte-Barbe (Paris), Saint-Germain-en-Laye (Seine-et-Oise), lycées de Beauvais et de Buffon (Paris), jusqu’à son admission en retraite en 1947, Ahmed Bahloul est aussi contributeur au système de la formation et de l’enseignement en France. Dès 1932, son Cours de chimie organique, paru en deux volumes à savoir chimie des métaux et celui de la chimie générale et des métalloïdes, sera la référence même en ce domaine jusqu’à 1958.

À travers ces quelques points de repaires, ne pourrions nous pas prendre le temps nécessaire de s’intéresser à cette autre mémoire algérienne qui a marqué non seulement le monde de l’éducation, mais aussi celui du savoir scientifique même, à une période où il était strictement interdit au petit Algérien colonisé de dépasser le seuil du CEP. Ceux et celles qui ont réussi le saut historique de défier le système colonial méritent notre digne reconnaissance la plus absolue et non des moindres.

Dans le numéro 100 du L’Islam (7/1/1912), organe hebdomadaire démocratique des musulmans algériens, que dirigeait le lettré annabi Sadek Denden, nous avons été agréablement surpris d’un échange de lettres entre M. Benali Fekkar, docteur en droit et l’écrivain Pierre Loti. C’est certes un évènement certes littéraire, mais sur le plan politique, il est à apprécier à sa juste valeur historique. Des musulmans algériens, se réclamant démocrates en pleine mise en pratique du code raciste de l’indigénat, naturalisés français soient-ils, ils ont réussis à ouvrir une brèche dans le discours idéologique de la colonisation ; une année après, c’est au tour de Bahloul, chargé de cours au Collège Jean-Baptiste Say (Paris) de publier son premier article dans Le Petit-Oranais (3/1/1913), annonçant une plume sereine, objective et incitant à la polémique avec l’ordre coloniale.

À côté de ses préoccupations scolaires et universitaires, Ahmed Bahloul prend contact avec Kaïd Hamoud, membres de la Fédération du PS en Algérie et  co-directeur de L’Ikdam, annonçant par sa participation au groupe politique Jeune-Algérien son adhésion à un certain démocratisme humaniste à valeurs authentiquement nationale. Il y a de la lecture afin de saisir tout le capital politique de cette autre mouvance militante aux côtés des syndicalistes et des communistes. Comment expliquer l’apparition d’une certaine symbiose des vues, entre un Ahmed Bahloul qui, en tant que porte-drapeau des idéaux de l’émir Khaled et les premiers militants communistes Algériens ?

Kaïd Hamoud, cet autre oublié oublié de la mémoire nationale, était en parfait tandem avec Bahloul Ahmed, vulgariseront le projet du petit-fils de l’émir Abdelkader sur l’ensemble du territoire de la colonie-Algérie. De septembre à novembre 1920, il est le rédacteur en chef de L’Ikdam, un acte clairement politique que de prendre la tête d’un organe afin de mener la campagne anti-code de l’indigénat sous l’égide de l’association Fraternité Algérienne, en Algérie et dénommée Fraternité Musulmane, en France.

Ahmed Bahloul est en Algérie, parcourant l’ensemble du territoire du pays, exposant le projet de Khaled à travers des conférences publiques et dont l’une d’elles a eu lieu à Tlemcen, que le jeune Messali y assista et que depuis il resta totalement envouté par les capacités oratoires du sorbonnard et dont il sera totalement marqué le long de son parcours politique.

C’est bien Ahmed Bahloul qui, assurait le contact entre Khaled, la CGTU et l’Intercoloniale nord-africaine que dirigeait Abdelkader Hadj-Ali. Sans animosité politique, que nous regrettons son apogée ses dernières années dans notre pays, les deux militants, bien qu’idéologiquement en nette opposition, n’ont cessé de développer une durable amitié nationale autour d’une même cause, frontale et juste.

L’évocation d’une telle personnalité, doit nous interpeler à mettre un peu d’ordre dans notre mémoire historique nationale, à travers ses diverses composantes politiques et philosophiques. Bahloul, Fekkar, Denden et biens des milliers d’autres, hommes et femmes, s’inscrivent aujourd’hui dans ce large débat culturel démocratique, pourquoi pas dans cette culture démocratiques des débats d’idées, s’inscrivant dans la seule et unique voie de l’ouverture, pourquoi pas une totale ouverture aux idées de l’autre. Ne rien refuser à l’autre puisque sa toute minime pensée, peut rayonnée, longuement et fortement sur notre devenir.

 

Note :

 

  • Encyclopédie des savants et des hommes de lettres algériens, éditions Dar El-Hadhara, (Alger), 2002.
  • – Dictionnaire online : Maitron. fr

 

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