Albert Memmi, ce Juif errant entre Orient et Occident

Lorsque les déchirements identitaires et culturels atteignent leur paroxysme, ils ne peuvent donner au monde qu’un nom : Albert Memmi.

Né d’une union d’un bourrelier juif italien et une analphabète juive sépharade, deuxième d’une ribambelle d’enfants, Albert Memmi se fait scolariser comme tous les enfants juifs de Tunis grâce à l’Alliance Israelite ; son intelligence et son imaginaire fertile lui tracent la voie vers le Lycée Carnot où la vie ne ressemble en aucun cas aux ghettos, berceau de sa naissance. Le Lycée, considéré comme la première expérience des différences, est un climat cosmopolite qui permet au jeune Memmi d’entreprendre ces premières quêtes de soi et éprouver, dans toute sa pesée émotionnelle le terme « colonisation ». Son père spirituel Jean Amrouche avec qui il partage les accusations de l’assimilation et de l’acculturation lui est d’un appui permanent ; il se confie à lui quant à tout ce qu’il subit durant son parcours scolaire au Lycée Carnot qui s’achève avec le « Prix d’honneur des classes de philosophie ». C’est à cette période, vers 1940 qu’Albert Memmi découvre l’écriture et s’y confie comme à une mère protectrice : « Je commençais à écrire. Je découvris l’extraordinaire jouissance de maîtriser toute existence en la recréant,[1] » écrit-il dans son roman aux traits autobiographiques La statue de sel

Le départ d’Albert Memmi à Alger pour poursuivre ses études de philosophie ne s’accomplit pas comme il le souhaitait ; le manque de moyens financiers l’oblige à retourner à Tunis et faire l’expérience des camps de travaux forcés sous l’occupation nazie. Expérience éprouvante. Memmi est toujours perçu comme l’homme à double cultures, mais les épreuves par lesquelles il passe prouvent qu’il s’agit d’un homme qui incarne toutes les cultures du monde, juif dans un univers antisémite, cartésien dans une famille aux croyances mythiques, francophone dans un entourage d’illettrés : « J’appris à distinguer plus nettement les us et les coutumes de l’école de ceux de la maison, à l’avantage indiscuté de l’école. Je pris l’habitude de parler le moins possible à mes parents de mes occupations scolaires,[2] » raconte-il également dans La statue de sel.

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Les enchevêtrements psychiques, les malédictions du sort et les caprices de l’Histoire ne cessent de poursuivre le jeune Memmi jusqu’à ce qu’il se marie à celle qu’il appelle Marie dans ses romans, une femme lorraine, catholique agrégée d’allemand. À l’indépendance de la Tunisie, les courants du nationalisme épris des idéologies panarabistes et panislamistes obligent le somptueux humaniste à quitter son pays natal pour aller s’installer en France et débuter une série de contributions dans le monde des arts et des sciences aux côtés des grands hommes de lettres à l’image d’Albert Camus et Jean-Paul Sartre ; ses succès ne lui sont aucunement un honneur, il en écrit : «  J’ai payé beaucoup plus cher que les autres le moindre succès parce que je me  suis toujours battu dans de mauvaises conditions. »

À Paris, Albert Memmi publie sa première œuvre jugée « matrice de toute de sa production artistique et scientifique » sous le titre La statue de sel ; matrice parce qu’il s’agit de tout un cumul de l’expérience du vécu de l’être juif nord-africain, un condensé qui se dépoussiéra par la suite et accouchera d’autres essais et romans portant toujours sur les thèmes de la colonisation, les relations de dominance, l’identité, tous des concepts dont il a vécu dans sa chair les répercussions : « Le drame du juif est sans doute plus profond et moins accidentel que celui du colonisé. J’avais d’abord pensé qu’il se résoudrait dans des luttes plus larges. J’ai milité pour l’avènement du socialisme, de l’universalisme, dans les rangs du nationalisme tunisien. Puis j’ai retrouvé ma condition de juif inchangée, en Tunisie, après l’indépendance, »  dit-il lors d’une interview avec le journal Le Monde en 1962.

Le témoin de tous les grands événements qui ont marqué le XXème siècle est aujourd’hui un écrivain dont les œuvres sont traduites dans une trentaine de langues et dont les essais sociologiques sont enseignés dans plusieurs grandes universités du monde.

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Outre les différentes et riches études critiques sur l’œuvre d’Albert Memmi notamment Autobiographie et autographie dans l’œuvre d’Albert Memmi de JoëlleSTRIKE en Afrique du Sud, Albert Memmi. Le malheur d’être juif au bonheur sépharade et Albert Memmi : écrivain de la déchirure de Guy Dugas publiés en France, Against Autobiography: Albert Memmi and the Production of Theory de Lia Nicole Brozgal aux États-Unis,  les manuscrits d’Albert Memmi forment aujourd’hui un immense chantier pour les universitaires qui ne cessent de les explorer passionnément. L’écriture memmienne a ceci de particulier qu’elle se recompose continuellement. En effet, Albert Memmi, comme l’a souligné Guy Dugas dans l’interview qu’il a accordée à Algérie Cultures à l’occasion de sa mort, est connu pour être « un écrivain qui réécrit sans cesse ses textes, même après publication, à l’occasion d’une réédition, d’une traduction ».

Son écriture chantante et qui vacille entre la culture occidentale et la culture orientale comme il aime le dire est aujourd’hui un élément incontournable pour la définition du paysage littéraire et culturel maghrébin. La mort d’Albert Memmi après un siècle  d’une vie tortueuse s’annonce au monde comme un rappel que même les grands esprits s’éteignent. Toutefois, son œuvre qui témoigne de sa vie, des grands événements du XXème siècle, d’un génie souffrant est appelée à perpétuer son souffle audelà des incertitudes présentes et rappeler sans cesse au monde des dominants « les enfants de la misère sont plus intelligents que leurs maitres. »


[1]Albert Memmi, La statue de sel, Paris, Gallimard, p. 123

[2]Ibid., p. 80.

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