« Casser la solidarité tamazight-daridja, c’est briser la culture nationale » (Abdou Elimam, neurolinguiste)

Dans cette interview autour de son livre sorti récemment aux éditions Frantz Fanon (Après tamazight, la daridja), Abdou Elimam, neurolinguiste, estime que, après l’officialisation de tamazight, il est urgent de reconnaître la daridja.  Pour lui, « la daridja » n’est pas un dialecte de l’arabe ; elle est une langue à part entière qui tire ses origines du punique qui cohabite avec le berbère en Afrique du Nord depuis au moins 3000 ans. Selon lui, parce que le déni linguistique atteint les neurones des locuteurs, ne pas reconnaître la daridja est « une atteinte grave à l’intégrité de la personne ». « Certes, dans le monde arabe, on se console en se disant que la langue de substitution c’est la langue du Coran, mais cela ne change rien à la nature : l’organe du langage se révèle avec la langue native et non pas avec celles qui viendraient par la suite. Il y a donc bien inhibition de fonctions cognitives décisives, » indique-il.

Dans votre ivre sorti aux éditions Frantz Fanon, « Après tamazight, la daridja », vous saluez l’officialisation de tamazight et revendiquez l’officialisation de  « la daridja ».  Comment en êtes-vous arrivé là ?

La darija est une langue à part entière, distincte de l’arabe. Qu’est-ce à dire ? Les langues constituent un ensemble de moyens (mots, sons, modèles de construction, etc.) plus ou moins stabilisés dans lesquels se reconnaissent les locuteurs d’une communauté de parlants. Ceci est la raison essentielle pour laquelle les langues ont valeur de symbole identitaire fort. Ajoutons à cela le poids de l’histoire sociale qui s’inscrit en filigrane dans les moyens de la langue (mots, expressions, intonations, etc.) ; les mots conservent une mémoire sociale  et en permettent le partage au sein de la communauté des locuteurs.  Par exemple, dans les zones non berbérophones, le mot « dergaz » a une forte connotation de « virilité », « bravoure »,  « d’intégrité morale ». C’est la culture commune de la nation qui lui imprime ces valeurs partant d’une souche berbérophone. Soulignons bien que si les langues consignent des mots, elles ne parlent pas ! Ce sont les humains qui en choisissant leurs mots, expriment des représentations en vue de leur échange. S’ils parlent « dans une langue », ils ne parlent pas la langue, mais de leur existence. Parler n’est qu’une des modalités de l’humain à communiquer – ce qui pourrait tout aussi bien se faire par des gestes, des symboles, des mimiques, des dessins, etc. On communique par des moyens divers : voilà pourquoi une langue n’est qu’un ensemble de « moyens » inscrits en culture. Cette dernière condition (moyens inscrits en culture) est sine qua non pour leur pérennisation ; sinon ils tombent en désuétude. Ce sont là des raisons assez claires qui montrent que langues et cultures sont un peu la même chose. Il serait même plus juste de parler de langue-culture. Pour revenir à votre question, il ressort de ce que je viens d’évoquer que les langues qui portent et accompagnent des communautés pendant des siècles, comme c’est le cas pour les langues  libyque et punique, finissent par symboliser ces mêmes communautés de locuteurs. Ces langues anciennes qui ont toujours cohabité pacifiquement ont fini par se présenter, de nos jours, sous les labels de  tamazight, d’un côté ; et de maghribi (darija), de l’autre.  En toute conséquence, il revient à l’institution étatique de préserver ces produits de l’histoire socioculturelle de notre espace géographique. Tamazight a déjà passé le cap de la protection juridique étatique, la darija est toujours en liste d’attente… Qu’est-ce qui justifie ce déséquilibre juridique ? Alors si rien ne vient obstruer cette perspective, appelons, tous ensemble, à la constitutionnalisation de la darija. On remettrait les pendules de notre histoire nationale à l’heure.  

Vous parlez de la daridja au singulier. Vous dites que « c’est « la langue consensuelle du Maghreb » et proposez même de l’appeler « le maghribi ». Or, beaucoup d’observateurs relèvent une « différence » entre les parlers des différentes régions d’Algérie et du Maghreb. Qu’en est-il selon vous ?

Reformulée autrement, votre question revient à se demander si, dans le cas de variations linguistiques géographiques (les « isoglosses », chez les linguistes), on peut continuer à désigner les moyens linguistiques comme appartenant à une même langue ? Autrement dit est-ce que le maghribi est suffisamment « unifié » pour prétendre à un statut de « langue » ? Il l’est certainement bien plus que ne le sont les variétés qui composent le générique « tamazight », déjà. Par ailleurs, ce sont les variétés qui historiquement se rapprochent les unes des autres (par la modernité, la création d’un marché national, une large circulation des biens culturels, etc.) pour  favoriser une standardisation de fait. L’inverse, est impossible. Sauf à faire comme avec le francien (le parler de l’Ile de France) et imposer cette variété comme langue standard (répression et autoritarisme aidant, en plus d’un long processus historique d’intégration socio-économique). Par conséquent, c’est par le principe d’identification linguistique (dont nous venons de parler plus haut) que les locuteurs se reconnaissent et s’identifient comme membres d’une même communauté linguistico-culturelle. La langue grecque ancienne, par exemple, n’a jamais consisté en un unique ensemble de moyens linguistiques, pas plus que le latin ou d’autres langues impériales. Cela étant dit, nous somme tous plus ou moins formatés à la projection idéologique d’une langue unique et unifiée – prenez le français contemporain et observez les parlers « chti » (du nord), parisiens et marseillais : si on appliquait l’idéologie de l’unicité de code, il est clair qu’il n’y a pas de français et encore moins de « langue consensuelle » en France. Et pourtant ! Les variations linguistiques au sein d’un même ensemble culturel ne s’opposent donc pas à la reconnaissance et à l’identification des individus en tant que locuteurs d’une « même langue ». Le Maghreb – car il faut se rendre à cette évidence – est un espace linguistique où nos deux langues ancestrales cohabitent depuis trois mille ans ; ce n’est pas rien. Le maghribi a été historiquement bien plus prolifique et a produit une littérature (écrite, d’ailleurs) d’une densité millénaire. Les premières œuvres en question remontent au IX – X è. siècle. S’il fallait parler d’unification linguistique, ce serait à partir de ce même corpus qu’il faudrait l’envisager car ce corpus, tout le monde le comprend d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Par ailleurs, ne trouvez-vous pas curieux que face à une variété de locutions dans une langue comme l’anglais ou le français, on s’extasie devant la « richesse » de la langue ; mais lorsque le même phénomène est relevé en darija, on se désole aussitôt de la  « disparité linguistique » et du « manque d’unité » ?

Vous  rappelez dans votre livre que la question de l’officialisation  de la daridja comme de tamazight n’est pas idéologique et qu’elle est dictée par la nécessité de reconnaitre les langues maternelles des Algériens. Pourquoi la reconnaissance de la langue maternelle d’un locuteur est si importante pour vous ? Qu’est-ce que cette officialisation implique ?

Votre question va nous permettre d’éclairer un peu plus nos amis lecteurs sur l’arrière plan de mes positions. En effet, nous disions plus haut qu’une langue n’est qu’un ensemble de moyens dans lesquels nous nous reconnaissons mutuellement. Ces moyens ne tombent pas du ciel ; ils ont été produits, historiquement, par les locuteurs qui nous ont précédés. Ce ne sont pas les langues qui produisent la parole, mais bien l’inverse. Or la parole est un événement à la fois physiologique (organes phonatoires mis en action) et psycho-cognitif (la construction du moi dans le dire en même temps que l’appréhension de pans d’un réel partagé). Ainsi qu’on peut le constater, il s’agit là d’un processus complexe qui fait intervenir un grand nombre de paramètres – que la linguistique est censée éclairer, cela dit en passant. Or ces paramètres se soumettent à un seul et unique « chef d’orchestre » : le langage en tant qu’organe abrité par le cerveau. Il s’agit, en la matière, d’une machine neuronale bien huilée, dont nous en héritons à la naissance et c’est sous l’espèce de la langue de naissance (ou « langue maternelle ») que cette machine prend consistance neuronale et prend ancrage – définitif – dans le cerveau de la personne. En gros le langage, c’est comme un « démo » et la langue native, c’est comme un mode standard (ou « natif ») intégré à ce démo. Ce n’est que lorsque ce module de base est fonctionnel qu’il est possible de capter tel ou tel satellite (ou langues nouvelles, dans notre cas). Ceci est une affaire purement biologique et génétique – c’est dans notre nature d’humains. Alors je vous laisse deviner ce qui se passe si vous voulez shunter le module de base du démo… En clair, le cerveau du jeune locuteur  active le potentiel biologique du langage pour abriter la langue de son environnement immédiat (généralement celle de la mère, de toute évidence) et, sans aucune forme d’apprentissage explicite, il/elle acquiert la langue des adultes. Steven Pinker, l’illustre psycholinguiste nord-américain, parle, lui, de « miracle » qui se déroule sous nos yeux, tous les jours ! En effet la langue maternelle ou plutôt native c’est une structure neurologique qui s’imbrique dans l’organe du langage et qui va servir de tremplin à toutes les connaissances qu’elles soient linguistiques ou autres. Tenter de substituer une « langue » autre que celle par laquelle il/elle advient en qualité de locuteur natif/ve, revient à inhiber son module d’ouverture de l’esprit et de linéarisation de la pensée (voire, raisonnement). C’est ce qui se passe avec la présentation de l’arabe classique (ou « scolaire », pour reprendre l’expression de mon ami, A. Dourari) comme « la » langue de l’apprenant ; mais c’est aussi ce qui se passe avec un tamazight bien distant de la langue native du berbérophone scolarisé !

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Ceci nous ramène à la question de l’officialisation. Si ces langues natives (est-ce que tamazight est une langue native ?) telles que le kabyle, le chaouï, le darija, etc. ne bénéficient pas d’une protection institutionnelle, elles risquent d’être écartées des systèmes éducatifs « nationaux » pour laisser se perpétuer des langues de substitution à la fois étrangères au corps social et dépourvues de locuteurs natifs. Tout le monde sait que l’arabe classique n’a jamais eu un seul locuteur natif depuis son émergence (au VII e.- VIII è. siècle).

Vous considérez que l’enseignement doit impérativement s’effectuer dans les langues maternelles des élèves, notamment au primaire. Quels sont les points positifs de l’enseignement en langue maternelle et qu’est-ce que ça coûte à l’Algérie de ne pas souscrire à cette vision ?

Nous disions plus haut que le cerveau humain est biologiquement conçu pour abriter des fonctions d’assemblage psycho-cognitif que la langue native transforme en acte de parole. C’est ainsi que le cerveau humain se dote d’une module d’accès aux savoirs en  vue de leur communication. C’est dire l’importance cruciale de la langue native. Certes on peut la contourner (c‘est bien ce que fait l’école algérienne encore et encore), mais à quel prix ? En obstruant le module de raisonnement au profit de la mémorisation systématique. En généralisant le réflexe du « copier-coller » – mémorisation-restitution. C’est ainsi que seules les matières qui dispensent d’un esprit critique sont celles où la réussite est claire. Le problème n’est pas tant la position hégémonique de l’arabe (ou de tamazight, à terme ?). Il est dans l’exclusion de la langue native. Voilà pourquoi tous les experts de la planète insistent sur le rôle déterminant de la langue native lors du processus de scolarisation. Entamer cette dernière dans la langue native de l’enfant, c’est s’assurer d’une réussite productive massive. Il faut donc repenser le système d’éducation en termes de « bilinguisme positif » : tamazight – arabe ; darija (maghribi) – arabe. Après trois ou quatre années d’enseignement en  langue native, l’accès à la langue d’État se révèle meilleur et plus productif. Tous les pays qui en ont fait l’expérience en témoignent. Même la Banque Mondiale, après l’UNESCO, en convient et encourage les Etats à abonder dans ce sens.

Notre pays semble sourd à ces appels car une forte pression (idéologique) assimile la darija à l’arabe pour conclure que le problème est « déjà réglé » ! Or la darija n’est pas de l’arabe, pas plus que l’hébreux n’est de l’arabe ou que le syriaque est de l’arabe. Les langues sémitiques (tout comme les  langues chamito-sémitiques, dont le berbère) se ressemblent, certes, mais ne sont pas la même entité socioculturelle. Lorsque la langue arabe débarque au Maghreb, le punique était déjà là depuis près de 1500 ans. Alors comment peut-on être le « dialecte » d’une langue qui vous parvient si longtemps après ? En réalité, il s’est produit un tout autre phénomène. C’est la forme du punique du VII-VII è. siècle qui a permis à la langue arabe de trouver un espace – pour cause de proximité linguistique sémitique.  Mais en même temps, la punique a emprunté à l’arabe tout ce qui faisait défaut chez lui. C’est ainsi qu’a émergé, historiquement, ce néo-punique que nous appelons « darija ». Depuis, les deux langues ont cohabité de manière complémentaire (chacune ayant des fonctions propres). L’usage de la langue arabe a préservé et pérennisé la culture de la « Oumma » ; le berbère et la darija ont continué de nourrir la culture nationale. Vouloir casser cette solidarité, aujourd’hui, revient à briser la béquille sur laquelle notre culture nationale repose. Il suffit  de regarder autour de nous pour en mesurer les retombées …

Vous avez milité pour la reconnaissance et l’officialisation de tamazight depuis les années 80 mais, dans votre livre, vous êtes contre sa généralisation à toutes les régions du pays.  Pouvez-vous nous expliquer davantage votre position ?

Ainsi que je le disais plus haut,  la langue native est bien plus qu’un symbole identitaire, elle est la matrice PHYSIOLOGIQUE  et GENETIQUE associant l’activité psycho-cognitive à son expression, selon les normes locales. Et c’est bien la nature neuronale de ce potentiel naturel et « instinctif » (pour reprendre S. Pinker) qui permet aux enfants (quelle que soit la langue d’accueil) de devenir des locuteurs natifs. Cela est un fait établi et validé par tous les  linguistes (je ne parle pas de nos autoproclamés comme tels) et neuroscientifiques. C’est de la prise de conscience de cette réalité neuro-sociale que j’ai compris l’ampleur de la violence qui est faite aux locuteurs natifs, détournés manu militari de leur langue native. Il s’agit, de fait, d’une atteinte grave à l’intégrité de la personne. Certes, dans le monde arabe, on se console en se disant que la langue de substitution c’est la langue du Coran, mais cela ne change rien à la nature : l’organe du langage se révèle avec la langue native et non pas avec celles qui viendraient par la suite. Il y a donc bien inhibition de fonctions cognitives décisives. Les locuteurs parviennent, certes, à contourner la difficulté en déplaçant l’activité vers  un autre pôle des fonctions cognitives, celui de la mémorisation – ce qui nous éclaire sur le mode dominant d’apprentissage dans notre pays!

Comment dans un tel contexte accepter d’exacerber l’inhibition en imposant à l’apprenant une autre langue que la sienne ? C’est accepter que l’on dédouble le bourreau ! La généralisation de tamazight (et non pas du kabyle ou du targui, etc.) vise un objectif politique à mon sens destructeur de cohérences et de cohésions culturelles nationales. Sans mentionner la fuite en avant de ses promoteurs : c’est le vidage des classes de tamazight en Kabylie même qui a dérangé leurs plans. Or au lieu de s’interroger sur les raisons profondes de ce rejet, ils ont préféré recourir à l’autoritarisme de l’administration. Pour raison garder, il conviendrait de nous engager sur des voies saines avec deux objectifs : réinterroger le rapport de tamazight aux langues natives ; d’une part ; et, d’autre part, appliquer le principe universel de démocratie linguistique. Ce dernier ouvre droit à l’utilisation de toutes les langues maternelles sans emprise impérialiste de quelque langue que ce soit. Il faut laisser à la vie le soin de trancher. Aux USA, par exemple, il n’y a pas d’académie pour défendre l’anglais : sa proéminence écrasante est un consensus de fait – même si de nombreuses langues sont inscrites dans les constitutions des États. Mais cela exige du temps, du travail, de l’émancipation civique et bien d’autres critères liés à la modernité.

Je rêve d’une démarche promouvant L’ALGÉRIANITÉ (en tant qu’entité de valeurs socioculturelles validées par le temps et notre histoire commune) et la DÉMOCRATIE tout court. Réapprendre à vivre ensemble, avec notre diversité linguistique, nos divergences de vues, notre amour de la patrie : voilà un idéal à portée de main. Du moins je le crois profondément.

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