Célébration de mon ami Mohammed Khair-Eddine

« Que vous a-t-on appris depuis que nous sommes ensevelis ?
Des rancunes et des épidémies de roses
pour qui ne daigne pas se traîner sous la pluie.
À bâtir des palais certes où vous n’entrerez pas,
des sources sans eau pour étancher vos soifs désertiques,
des cris sans boyaux pour financer vos famines modestes ?

Agadir, Mohammed Khair-Eddine

Dans deux mois, très précisément le 18 novembre, cela fera un quart de siècle que Mohammed Khair-Eddine nous aura quitté. Celui que l’on a surnommé l’enfant terrible de la littérature maghrébine exécrait le mot Maghreb auquel il lui préférait Afrique du nord. Il nous a donc abandonnés depuis belle lurette et, avec sa mort, a commencé la pesée ordinaire des mérites. L’écrivain avait ceci ou cela d’exceptionnel, nous le déclarons grand et même immense. Seulement, l’ami Khair-Eddine avait fait appel au tribunal de la postérité de son vivant puisqu’il a eu le temps de voir venir la mort.

Bien peu ont eu le cœur de jouer cette comédie avec Khair-Eddine. On n’a lu que des papiers bouleversants, bons ou mauvais, où la douleur était vraie. L’auteur d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants et de Légende et vie d’Agoun’chich s’y exposait et se mettait lui-même en jugement. C’est comme s’il s’agissait d’un au-revoir et non d’une mort. J’ai eu le privilège d’avoir fait sa connaissance il y a longtemps, à Alger, en compagnie d’un autre écrivain mort lui aussi, assassiné par l’ignominie islamiste, mon ami Tahar Djaout. Tout de suite, Djaout a reproché Khair-Eddine d’avoir écrit dans El Moudjahid un papier à la gloire du pouvoir algérien, juste pour faire un bras d’honneur au monarque alaouite qu’il avait en horreur. Tahar lui avait dit devant moi : « Imagine que Kateb Yacine vienne au Maroc et chante les louanges du roi, c’est ce que tu as fait ici et que nous n’aimons pas. » Il fallait désamorcer la bombe et passer à autre chose. J’ai donc proposé à Djaout et à Khair-Eddine d’aller trinquer à notre amitié nouvelle. Ce qui fut fait.

En dehors de l’écrivain, l’homme Khair-Eddine était ingérable. Louis Gardel, l’auteur de Fort Saganne, qui était son éditeur aux éditions du Seuil, m’a fait part de sa violence verbale mais aussi physique. Un jour, Gardel a failli recevoir un cendrier en guise de projectile. Mais là n’est pas le propos, c’est aussi le militant qui nous intéresse. Il serait minable de lui donner raison maintenant parce qu’il est mort comme si tout ce qui s’est dit de son vivant n’avait compté ni pour lui ni pour nous. Comme si la sincérité exigeait cette affreuse inégalité du vivant et du silencieux, qu’a créé entre lui et nous une terrible tumeur qui a esquinté ses mandibules. Sa mort ne l’a pas changé pour moi et elle ne m’a pas changé vis-à-vis de son vécu. Mais peut-être a-t-elle commencé de le révéler à nous et de nous révéler à nous-mêmes. Il faudrait continuer à parler avec lui. Ce que j’ai fait en 2017 en me rendant dans son village natal, Azrou Ouaddou, dans la région de Tafraout, en plein territoire chleuh, dans le sud du Maroc. C’est à ce moment-là, lorsque j’ai saisi le heurtoir de la porte qui barrait l’accès à sa maison natale, que j’ai eu la certitude qu’il ne me répondra plus jamais.

Je me rappelle d’une phrase qu’il m’a dite du côté de la place de la Nation à Paris un jour de canicule, « que les écrivains ne se consacraient au bonheur de l’humanité que parce qu’eux-mêmes étaient incapables de vivre ce bonheur ». Lui-même aurait tellement voulu être heureux… Je pensais au pays berbère et je savais qu’il y pensait. J’avais gardé au fond de moi la question qui me brûlait la poitrine. Parce que je savais qu’il se forçait à sourire, parce que je l’aimais.

Je l’aimais et je ne savais pas le lui dire. Dans la réalité, ça arrive aussi aux hommes entre eux de ne pas se dire qu’ils s’aiment. Un jour qu’il était malheureux et soûl, je lui ai parlé de sa tristesse. Un mot stupide évidemment. Il s’est jeté sur ce mot et l’a déchiré à belles dents. Les dents de son sourire en coin, les dents de sa rage. Je n’avais pas osé lui dire que je lisais cette tristesse parce que je me sentais si proche de lui et que je l’aimais. Une espèce d’amour qui le gardait semblable à sa façon de vivre. Mais c’est précisément cela qu’il refusait : sa façon de vivre. Il ne voulait pas qu’on le regarde avec pitié. Il ne voulait pas trainer derrière lui la charge des consciences de l’apitoiement, de la compassion, de la condescendance. Il rejetait toute faiblesse avec élégance, avec cette amabilité qui était son style et sa stratégie. Il se mettait trop en colère pour garder toujours les mêmes amis. Son agressivité légendaire éloignait de lui ceux qui l’aimaient. Je ne veux pas insinuer qu’il n’avait pas d’amis mais ses emportements bridaient tout rapprochement et le conduisaient lui-même à des attitudes contrastées. Il était à la fois effacé et arrogant, persécuté et despote.

En tant qu’homme, il lui a manqué une véritable expérience de la patience et de la tolérance, pour pouvoir porter sur ses épaules l’immense et généreuse admiration de ses lecteurs. Je l’écoutais parler de littérature, du Maroc, de la gauche et je reconnaissais ses ressentiments envers ceux qui l’avaient abandonné. Il en voulait à certains que je ne nommerai pas parce que certains sont toujours vivants alors que ses fidélités profondes continuaient de vivre, qui auraient pu être le terrain des rencontres qu’il rejetait, s’il ne les avait interdites aux autres avec une espèce de dédain crispé. C’était un homme qui ne se rétractait pas, qui ne s’excusait jamais. Il s’armait de notre amitié, ou du moins il ne transigeait pas avec elle. Il se forçait à sortir pour se promener tout en sachant qu’il avait si peu d’argent. Je le voyais assez souvent malgré son mauvais caractère, il buvait beaucoup, fumait énormément, jurait comme pas un, mais il lui est arrivé de coincer son bras sous le mien en toute pudeur et j’aimais ça.

Voilà le geste qui le rendait fraternel à mes yeux et qui m’aide ce soir à parler de lui au présent.

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