Cette langue que l’on refuse de parler : à propos du militantisme en langue française au Maroc

Pourquoi écrit-on ? Cette question est peut-être la plus récurrente dans le domaine de l’écriture. On demande aux auteurs pourquoi ils écrivent parce que l’on estime qu’il n’y a pas de fumée sans feu, qu’il n’y a donc pas d’écriture sans raison d’écriture. Les réponses ne sont jamais les mêmes. Tel auteur dit qu’il écrit pour lui-même, tel autre pour se connaitre, tel autre encore pour changer le monde. Les propos qui suivront ne prétendent pas dire la vérité des choses, il s’agit d’un amas de constats discutables. Nous nous proposons d’explorer l’écriture engagée au Maroc. Laquelle question attire une autre : la langue de l’écriture. Engagé au Maroc, écrivant en français. Est-ce normal ?

Cette réflexion m’a été inspirée par les premières lignes du livre de Réda Dalil intitulé Ce Maroc que l’on refuse de voir. Le titre est on ne peut plus ambitieux ! Avec ce démonstratif en tête du titre, il montre du doigt quelque chose qui nous est caché à nous les lecteurs. Quelque chose d’aussi important : notre propre pays, une partie voilée de notre pays. La première phrase de l’avant-propos dit clairement : «  Ce livre est dédié à vous peuple de la ‘classe moyenne’. » En tant que Marocain, je ne peux m’empêcher de me poser la question : qui, de la classe moyenne marocaine, lit des livres ? Qui, de cette classe, lit particulièrement en français. Réda Dalil parle ensuite des citoyens avec un revenu de 3000 dh et qui sont considérés, de force, comme la classe moyenne. Peut-on acheter et lire des livres quand on a un revenu aussi maigre ?

Mais on revient toujours à la question de la langue. L’intention du livre est de parler au peuple marocain des réalités misérables qu’il vit, le livre reproche même dès les premières lignes le mutisme de ce peuple docile. Les chroniques du livre sont donc bel et bien révolutionnaires. Mais à qui s’adresse-t-il ? Pas au peuple marocain, sûrement pas.

Une autre question s’impose. Quel est le genre du livre ? L’indication générique précise qu’il s’agit d’une chronique, un texte donc d’idée et d’information. Le genre n’empêche pas pour autant l’auteur de faire preuve d’éloquence, de laisser libre cours à sa verve littéraire. L’avant-propos, pour rester dans les premières lignes, regorge d’expressions idiomatiques et d’images métaphoriques: « vous rasez les murs » ; « vous avez les foies » (expression certes populaire mais française) ; « votre inattendue naissance a fait tilt… » ; « slalomer » (qui, de la classe moyenne, slalome au Maroc ?) Pour qui ces images ? Pas pour le peuple. Même pas pour ceux qui parlent un français courant. C’est un texte « littéraire ». Oui, comme le précisait Maurice Blanchot, il n’y a plus de genres, il n’y a que des écritures. Mais comment imaginer un texte révolutionnaire qui s’adresse à un peuple dans une langue étrangère qui fait défaut à la plupart des élèves et des étudiants ? Qui a vraiment lu le livre de Réda Dalil ? Prenons un autre exemple : Mokhtar Chaoui avait écrit Le Silence blancen2015. L’auteur avoue avoir un côté sartrien, c’est-à-dire qu’il y a toujours une forme d’engagement dans ses livres. Mais qui est sorti manifester sa solidarité avec les pairs de Choumicha, l’enfant vendue dans le roman ? Posons la question autrement : Qui a lu Le Silence blanc ? Combien d’exemplaires sont vendus ? Cela ne dépasserait pas les 1000 exemplaires. Si on prend en considération que la vente des livres est maigrissime, que la plupart des livres des auteurs marocains sont achetés lors de rencontres littéraires par des personnes gentilles ou des étudiants complaisants pour la signature, que reste-t-il ? Disons-le franchement, cela veut dire qu’en prenant en compte les quarante millions des Marocains, presque personne n’a lu ni Le Silence Blanc ni Ce Maroc que l’on refuse de voir, deux livres qui lèvent le voile sur des côtés obscurs de la société.

Pourquoi écrivent-ils donc en français ? Je répondrai à leur place en citant la réponse de beaucoup d’autres auteurs : « C’est le français qu’ils maîtrisent et non l’arabe. » Là éclate une autre question : Si ces livres étaient écrits arabe, cela aurait-il changé quelque chose ? Cela aurait-il été plus révolutionnaire ? On est tenté d’être presque sûr que rien n’aurait changé. Le livre écrit en français n’a rien à envier à celui écrit en arabe. Mais disons que le public aurait été imperceptiblement plus large. Où est donc le problème ?

Ne soyons pas dupes ! Les livres ne changent plus le monde. Finis les jours où les livres bousculaient les sociétés. On n’est plus au temps de Goethe, personne ne se suiciderait en lisant des romans. Ce siècle est celui des influenceurs. Qui sont les influenceurs ? Des gens qui n’ont jamais rien écrit. Ce sont des gens qui parlent en darija devant des caméras, dans des lives et des story suivis par plusieurs dizaines de milliers de personnes. Et que se passe-t-il ? Dès qu’un influenceur râle plus que ce qu’il faut, il est poursuivi ou menacé. Vous y voyez plus clair maintenant ? Nos auteurs qui décrient en français savent peut-être que cette langue et le livre sont des caves que personne ne voit, alors que la vidéo et la darija sont des tribunes tellement hautes qu’il ne faut pas s’en approcher pour ne pas dégringoler.

Les auteurs seraient-ils lâches ? Non, ils sont très sages. Ils se soulagent en écrivant des livres qui leur font du bien. Nos auteurs savent que si ces livres se lisaient vraiment, ils n’auraient jamais vu le jour. Ils jouent alors le jeu, se font le plaisir de publier des livres et d’être lus par les quelques amis et les rares lecteurs qui ne peuvent rien faire, sauf applaudir le livre et se taire.

Revenons donc à la question initiale : Pourquoi écrit-on ? Apparemment, pour se faire du bien et non pour changer le monde.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *