« Chacun est libre d’appréhender un auteur à sa manière » (Seloua Luste Boulbina, philosophe)

Dans cette interview, Seloua Luste Boulbina, philosophe franco-algérienne, réagit à la polémique suscitée par sa préface à  Je suis un champ de bataille de Jean Amrouche, ouvrage paru récemment aux éditions Frantz Fanon.  Elle nous livre également sa vision de l’intellectuel algérien et la façon qu’il serait préférable d’adopter pour appréhender sa littérature.  « On peut avoir une vision générale de l’œuvre, qui demeure multiforme, plurielle, irréductible. On peut se focaliser sur certains textes en particulier. Chacun est libre d’appréhender un auteur à sa manière. Il ne s’agit ni de le condamner ni de le sauver. La richesse des textes n’a d’égale que celle des lectures », estime-t-elle.

 

La publication de l’ouvrage Je suis un champ de bataille de Jean Amrouche a suscité une forte polémique dont la principale visée est Seloua Luste Boulbina. En quoi votre préface de ce livre « dérange-t-elle » ?

 

D’abord, j’ai rédigé une préface. Non une introduction. La polémique m’a surprise : on aurait dit que j’avais déboulonné une statue quand j’entrais directement dans la complexité d’une situation et d’une subjectivité. J’ai remarqué également que mon texte n’était, curieusement, jamais cité.

Je me suis beaucoup intéressée à la question de la langue. C’est du reste un chapitre de mon livre L’Afrique et ses fantômes, Écrire l’après (2015). Ce livre est structuré en trois parties, qui concernent intimement la subjectivité, particulièrement en contexte colonial et postcolonial : l’histoire comme architecture intérieure, la langue comme politique interne, l’espace sexué ou le genre dévoilé.

Chaque dimension possède ses propres écueils. On voit bien, par exemple, la différence de style entre un Senghor et un Césaire, deux auteurs de la négritude. Leur rapport différencié à un certain classicisme : l’adhésion du premier, la rejection du second. Une langue étrangement familière (unheimliche dans le vocabulaire de Freud), comme le français en Algérie, produit inévitablement des tensions. Celles-ci m’interpellent. Le geste d’un Jean El-Mouhoub Amrouche et celui d’un Kateb Yacine, qui est nettement plus jeune, sont très différents. C’est en tant que philosophe que je les lis, non comme spécialiste de littérature. Il faut admettre qu’en règle générale, autant les philosophes lisent de la littérature et de l’historiographie, autant les historiens et les spécialistes de littérature sont peu intéressés en général par la philosophie et les analyses philosophiques en particulier.

Pierre Amrouche a réagi en intitulant son texte, « De la part d’une universitaire de renom, c’est très léger » Que lui répondez-vous ?

Pierre Amrouche est libre de ses jugements. Pour ma part, je ne me prononcerai jamais sur ses qualités d’expert d’art africain. Je n’ai aucune compétence s’agissant de l’art classique africain et de son marché.

En tant que philosophe, c’est l’art contemporain du continent qui m’intéresse et sur lequel j’ai écrit, notamment dans l’optique d’une décolonisation des savoirs. Concernant l’art classique africain, la question de la restitution, désormais centrale, m’interpelle. Il faut savoir que dès son indépendance, l’Algérie a demandé la restitution des œuvres de la collection du musée des Beaux-Arts. Il faut savoir aussi que c’est à Alger, lors du festival panafricain de 1969, qu’un Manifeste culturel panafricain demande officiellement la restitution des œuvres spoliées, exigence votée ensuite par l’ONU en 1973.

Le titre de l’ouvrage et même celui de votre préface ont été mal jugés. Qu’est-ce qui alimente toute cette polémique ?

Il y a des générations d’étude. Il ne s’agit plus aujourd’hui de « faire découvrir » Jean el-Mouhoub Amrouche en Algérie. Tassadit Yacine et Réjane Le Baut, ont toutes deux soutenu leur thèse en Études arabo-islamiques, la première sur les productions culturelles en Kabylie (1992), la seconde sur Jean el-Mouhoub Amrouche(1988). Elles ont largement fait avancer la recherche sur le sujet. Et ne sont pas les seules.

Le titre de ma préface n’est pas convenu. « Imprévisible déhanchement » renvoie à ce qui provoque la surprise, voire le déplaisir, parce que c’est inattendu, que cela dérange. L’expression d’Amrouche m’a énormément parlé. Si je l’ai retenue, c’est parce qu’il n’y a de déhanchement que dans une démarche, ou une danse. En arrière-plan de ma réflexion, j’avais en tête la Théorie de la démarche de Balzac et la définition de la philosophie par Nietzsche : une danse de l’esprit, non une marche. Comment dire la pensée dans le langage du corps…

Par ailleurs, n’étant ni l’initiatrice, ni l’éditrice (éditions Frantz Fanon), ni la directrice du volume (Réjane et Pierre Le Baut), je me suis intéressée au contenu des textes publiés, non à leur pedigree (édition, réédition etc…).

Selon vous, comment doivent-être appréhendés des œuvres de haute teneur comme celles de Jean Amrouche ?

On peut avoir une vision générale de l’œuvre, qui demeure multiforme, plurielle, irréductible. On peut se focaliser sur certains textes en particulier. Chacun est libre d’appréhender un auteur à sa manière. Il ne s’agit ni de le condamner ni de le sauver. La richesse des textes n’a d’égale que celle des lectures. Le Kafka de Marthe Robert, sa traductrice, n’est pas identique à celui de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Heureusement, du reste, que je n’ai pas repris, à propos d’Amrouche, le concept de « littérature mineure » – pourtant fondamental, et indissociable de la politique -que j’ai exploré dans Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie (2008). « Mineur » aurait risqué et risquerait encore de fonctionner comme un signal, non comme un signe ; comme un jugement, non comme un concept. Et pourtant, Kafka disait : « Je ne suis que littérature et je ne peux ni ne veux être rien d’autre. » On pourrait le dire d’Amrouche. Ce n’est pas réducteur, c’est, tout au contraire, extensif.

Amrouche a son « étoile secrète », née de la séparation et du deuil, de la distance et de la proximité, du dehors et du dedans. « Privé de la chaleur de l’enthousiasme et du ragoût de l’émotion, Jugurtha se désintéresse du lent progrès de la pensée abstraite. Il lui faut l’image, le symbole, le mythe. Sans cesse du réel à l’imaginaire et de l’imaginaire au réel, apercevant des relations singulières, des similitudes et des dissemblances, progressant de métaphore en métaphore, sautant de parabole en parabole, sans conclure ni décider, car pourquoi ceci plutôt que cela qui en est le contraire ». En relisant aujourd’hui ces « propositions sur le génie africain », je les relie à l’entreprise coloniale qui coupe court à tout « progrès de la pensée abstraite » dans les colonies, réservant le muthos aux colonisés et le privilège du logos(donc la science et la philosophie) aux colonisateurs et autres colons.

L’apparition de la philosophie dans l’aire postcoloniale fait partie intégrante, à cet égard, de la décolonisation des savoirs. Je pense par exemple à Houtondji (Bénin), Mudimbe (RDC), et à bien d’autres, notamment ceux qui figurent dans Dix penseurs africains par eux-mêmes que j’ai publié chez Chihab. En Algérie, l’histoire, et les histoires, prennent culturellement toute la place. Aux grands hommes de la littérature et aux héros de la fiction la patrie reconnaissante… La « pensée abstraite », à moins d’être religieuse, n’a quasi aucune valeur sociale. La philosophie n’y apparaît pas comme une richesse mais, précisément, comme une « privation ». Quant à la science… C’est un dispositif politique sans que les politiques soient les seuls à y contribuer.

Comment la littérature et les arts peuvent-ils contribuer au processus de décolonisation ?

L’enjeu de la littérature échappe largement, en contexte colonial, à ceux qui, au lieu d’y voir l’expression d’une pensée, la regardent comme un ensemble de mythes et une « poésie ». Mais ce sont les mots de la poésie et ceux de la littérature qui ont exprimé pour commencer les subjectivités niées dans la réalité sociale et politique. Une colonie est d’abord une négation du sujet. On le voit dès le début. Quand Tocqueville, le premier expert en politique, et l’expert ès colonies, défend la colonisation en Algérie (et non la simple domination ou la seule conquête), il voit des Arabes (« demi-civilisés ») et des Kabyles (« sauvages »), ce qui a donné lieu, comme Charles-Robert Ageron l’a montré, à une « politique berbère ».  Ceux-ci n’existent qu’en tant qu’exemplaires de la catégorie dans laquelle ils sont, en représentation, confinés. C’est ce qui génère les « types » des cartes postales coloniales.

Tous ceux qui ensuite prendront la plume prendront la parole en « nom propre », c’est-à-dire pour eux-mêmes, singulièrement, en « français de France », comme l’a dit Damas, à l’adresse des lecteurs Français. C’est grâce à eux que des expériences et des expressions nous ont été transmises, nous ont nourris, nous ont aussi libérés (tout ce que je dis au masculin s’entend au féminin). Car qui dit littérature dit accession aux mots, c’est-à-dire à la compréhension et à l’échange, et pour finir au commun. Je rends grâce à mes parents de m’avoir fait lire, à Alger, les Amrouche, Feraoun, Mammeri, Dib et bien d’autres. Je les remercie de m’avoir initiée aux plaisirs de la bibliothèque (et de la discothèque). Ils m’ont ainsi fait entendre d’autres voix que celles des Européens.

Les arts visuels viennent après. Ils ne sont pas moins importants dans la « décolonisation de la rétine ». Les mots nourrissent les images. Reste que la musique ouvre la voie car, en Afrique, elle ne souffre pas autant que les autres arts, et autant que la littérature, des phénomènes d’imposition coloniale. Le piano de Mohamed el-Kourd (« le kurde ») – une innovation – est maalouf, même si l’instrument est européen. Bel exemple de créolisation, d’autant qu’imprévisiblement déhanché, il a profité de sa mobilisation au Proche-Orient pour fréquenter de grands maîtres de la musique.

Selon vous, qu’est ce qui fait ou caractérise l’intellectuel algérien ?

 

L’intelligentsia est une catégorie mal délimitée, plus large que celle « d’intellectuel ». Mais s’il est une observation ancienne, c’est celle selon laquelle les journalistes sont devenus, majoritairement ou pour partie, les nouveaux intellectuels. C’est sans doute pourquoi ils peuvent être, aussi, poursuivis. Ils sont historiquement apparus, aux yeux de certains sociologues, comme « sans-attaches », à la différence des fonctionnaires dont on peut facilement brider la liberté d’expression. Napoléon les dénonce comme étant des idéologues (sic). Car l’activité maîtresse de l’intellectuel, c’est la critique. Max Weber parle, à leur propos, d’éthique de la conviction. Les éditorialistes, comme Kamel Daoud, sont au premier plan. La fonction, avant d’être politique, est médiatique. A mon sens, il est bon de ne pas les confondre, même s’ils sont indissolublement liés. « Faire le buzz », qui plus est internationalement, est une activité à plein temps. Ce qui caractérise un intellectuel, ce sont les conditions qui lui sont faites, la situation dans laquelle il se trouve. La liberté peut politiquement passer pour de la dissidence. Mustapha Benfodil, journaliste-reporter d’El Watan, a été arrêté dans l’exercice de son métier, le 8 octobre 2019.Comme Daoud, il est aussi écrivain.  Khaled Drareni est aujourd’hui emprisonné. « Je ne suis pas un criminel. Je n’ai fait que mon métier. » a-t-il plaidé. Ce qui caractérise socialement un intellectuel n’est pas intérieur à lui mais extérieur à lui.

 

 

 

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