Les langues polynomiques, tremplin pour enseigner/apprendre

Partant de la célèbre boutade du linguiste A. Elimam : « […] il est donc recommandé d’éviter cette notion de langue-véhicule, voire de langue-outil, car l’outil est, par définition, extérieur à l’homme. »[1] La présente assertion illustre que l’homo sapiens s’identifie essentiellement à travers et par la langue. Cette idée-force est éminemment élucidée dans l’œuvre posthume de la figure genevoise F. de Saussure[2] qui fait un distinguo entre le langage comme capacité innée et universelle et la langue comme caractéristique déterminante de l’espèce humaine. En effet, la langue est, par essence, une structure linguistique zébrée, une dimension (inter)culturelle tatouée et une force émotionnelle arlequinée. Minoriser ou minimiser une langue, c’est donc dévaloriser son sujet parlant.

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Dans cette perspective, les études pionnières menées dans le champ de la sociolinguistique et tout particulièrement en sociodidactique par une foultitude de chercheurs : M. Rispail, Ph. Blanchet, R. Sebaa,  Abderrak Dourari, Kh. Taleb-Ibrahimi, H. Menguellat, O. Aci, H. Akmoun et tant d’autres plaident pour l’optimisation des « représentations » envers les langues premières dites parfois langues polynomiques[3] et leur (ré)intégration dans le contexte éducatif comme langues-ponts[4] ou langues passerelles sur lesquelles prend appui l’apprenant pour avoir accès à la/aux langue(s) à apprendre et pour esquiver notamment les heurts culturels pouvant être occasionnés par la communication exolingue. Cette thèse emblématique est bruyamment soutenue par la neurolinguistique et la théorie structuro-générativiste de N. Chomsky mettant en avant la dichotomie acquisition et apprentissage, postulat de base formulé initialement par Stephen Krashen pour expliciter que les langues premières sont acquises inconsciemment et profondément implantées dans l’aire cérébrale (organisme vital), tandis que les langues étrangères et/ou secondes se fondent pratiquement sur un processus d’apprentissage conscient. Ceci explique que les langues à apprendre s’axent inéluctablement sur les soubassements fonctionnels des langues acquises et qui constituent ipso facto leur « chape de plomb » ou plutôt leur socle commun (le déjà-là).

Établir l’interdisciplinarité entre les langues de « socialisation » et celles de « scolarisation » permet de tisser le rapport dialectique entre le dehors et le dedans, entre l’enfant et l’élève, entre la situation d’apprentissage et celle d’usage ; bref entre le SOCIO-linguistique et le didactique. Comme le fait remarquer soigneusement M. Rispail : « […] entre l’enfant et l’élève ; entre le monde social et le monde scolaire ; entre la vie des langues dans leurs variations et la langue épurée des programmes scolaires […]».[5]

la valorisation, in fine, de la multiculturalité dite scotomisée[6] ou du plurilectalisme[7] est un atout indéniable pour encourager la glottophilie au détriment de la glottophobie [8], pour promouvoir une compétence socio-pragmatique et pour « didactiser »[9] néanmoins les langues à apprendre.

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Cette conception est déjà héritière de l’hégémonie de la grammaire comparée, impulsée par F. Bopp, A. Meillet, F. V. Schlegel aux XVIIIe et XIXe siècles, qui se penche exclusivement sur l’objet langue en enquêtant sur la parenté génétique afin de mettre en exergue les concordances et les similarités co-existantes entre les systèmes linguistiques. Cette études intensifiée est transposée et profondément étoffée, depuis trois décennies, dans le domaine de la didactique du plurilinguisme[10]– appelée autrement intercompréhension entre les langues parentes- comme nouvelle approche empirique, dont l’assise épistémo-méthodologique est l’entrelac entre les langues-cultures : en passant du CONNU et de l’EXPLICITE de la/des langue(s) première(s) pour explorer/exploiter l’INCONNU et l’IMPLICITE des langues étrangères. F. Rastier en déduit : « Pour accéder au plurilinguisme, il faut s’appuyer sur un monolinguisme de qualité : en d’autres termes, on ne peut véritablement apprendre d’autres langues que si l’on connaît bien la sienne. »[11]

Youcef BACHA est doctorant en didactique du plurilinguisme/Sociodidactique, ‎Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida2, Algérie.‎


[1] A. Elimam (2015). Le maghribi, alias  « ed-derija »(la langue consensuelle du Maghreb), Éditions Frantz Fanon, Tizi-Ouzou, p. 20.

[2] F. de Saussure (1916). Cours de linguistique général, Bayot, Paris.

[3] J.-B. Marcellesi en coll. avec Th. Bulot et Ph. Blanchet (2003). Sociolinguistique.  Epistémologie, Langues régionales, Polynomie, L’Harmattan, Paris, p. 283.

[4] M. Rispail (dir.) (2017). Abécédaire de sociodidactique. 65 notions et concepts, Publications de l’Université de Saint-Etienne, p. 37.

[5] M. Rispail (dir.) (2012). Esquisse pour une école plurilingue, Réflexions sociodidactiques, L’Harmattan, Paris,     p. 237.

[6] R. Sebaa (2015). L’Algérie et la langue française ou l’altérité en partage, Editions Frantz Fanon, Tizi-Ouzou.

[7] Notion avancée par F. Laroussi pour neutraliser la hiérarchie entre les termes : idiomes, langues et variétés.

[8] Ph. Blanchet (2017). Discrimination : combattre la glottophobie,  Editions Textuel, Paris.

[9] Rendre le savoir savant enseignable et adaptable.

[10] Voir les travaux chantiers de J. Billiez, M. Candelier, D. Coste, M. Byram, etc.

[11] F. Rastier (2007). Éloge paradoxal du plurilinguisme, Texto ! V. XII, n° 3, p. 01.

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