« Djabelkhir veut imposer l’usage public de la raison » (Lahouari Addi, sociologue)

Après la plainte déposée contre le conférencier Said Djabelkhir par des avocats pour « atteinte aux préceptes de l’islam », le sociologue algérien Lahoauri Addi a manifesté son mécontetment vis-à-vis de cette démarche totalement inappropriée. « Quand il s’agit d’une différence d’interprétation de la religion, ce n’est pas au tribunal de se prononcer », estime-t-il.

Le conférencier Saïd Djabelkhir est objet d’une plainte déposée par des avocats suite à son interprétation de certains versets du Coran. Il est accusé « d’atteinte aux préceptes de l’islam » ? Sommes-nous face à une néo-inquisition ?

Ce n’est pas une néo-inquisition, car l’islam ne connaît pas le phénomène de l’inquisition apparue dans l’Espagne catholique. Par contre, c’est la tyrannie de la théologie des foules, dont la figure emblématique est Ibn Taymiyya (1263-1328), qui a nivelé par le bas la théologie musulmane. Avant Ibn Taymiyya, la théologie musulmane était intellectuellement d’un haut niveau et avait connu des controverses appelées al jadalyates. N’ayant pas d’arguments, les disciples de Ibn Taymiyya faisaient intervenir les foules des mosquées pour menacer et intimider les oulémas qui commentaient le Coran sur la base de la raison. Dans le débat religieux, les foules ont pris le dessus depuis longtemps. Il y a des oulémas qui n’osent pas s’exprimer librement. Ibn ‘Arabi(1165-1240) raconte qu’il a été peiné de voir la foule manquer de respect à Ibn Roshd (1126-1198) lors de son enterrement à Marrakech. La foule crachait au passage du convoi funèbre de l’un des plus grands esprits du Moyen Age. On parle de sous-développement économique, mais il y a aussi le sous-développement religieux qui se définit par l’inculture et l’intolérance.

Saïd Djabelkhir n’a pas été loin dans sa critique de l’Islam et du patrimoine musulman. Des intellectuels algériens, dont vous-même et Nouredine Boukrouh, des penseurs comme Mohammed Arkoun, Mohammed Shahrour, etc., ont fait un travail beaucoup plus structuré, profond et audacieux et n’ont pas été sujets à des procès comme celui que l’on inflige à Said Djabelkhir. Pourquoi selon vous a-t-il suscité cette réaction hostile ?

Il faut préciser que Said Djabelkhir ne critique pas l’islam ; il critique une interprétation de l’islam qui lui semble non conforme au Coran. J’ai écouté plusieurs de ses conférences sur Youtube ; il ne remet pas en cause la sacralité du Coran, il ne remet pas en cause l’unicité de Dieu, il dit nous n’avons pas bien compris le Coran. Mais même s’il se déclare athée, c’est son droit ; il sera jugé par Dieu dans l’au-delà et non par les hommes sur terre. Il me semble que ce qui a motivé les personnes qui ont déposé plainte contre lui, c’est qu’il s’adresse en arabe à un public large. S’il écrivait ce qu’il dit dans des revues académiques peu accessibles à la foule, il serait passé sous les radars de l’intolérance. Il est courageux et veut imposer l’usage public de la raison dans le débat religieux.

Tout en proclamant la liberté de pensée dans la constitution, l’État algérien surfe sur les discours islamistes les plus inquisiteurs en leur donnant un prolongement aussi bien dans les médias, dans les tribunaux que dans certaines décisions politiques populistes (fatwa sur le vaccin, distribution de Coran à des médecins, construction pléthorique de mosquées, fermeture des églises, criminalisation du non-jeûne pendant le ramadhan, etc.). L’État instrumentalise-t-il la religion à des fins de légitimation ? 

C’est pour plaire aux foules que le régime a inscrit dans la constitution que « l’islam est la religion de l’État » qui contredit d’autres articles. Mais cet article pose problème car, comme l’écrit Mohammed Shahrour, « la religion ne possède pas les moyens de la contrainte, alors que l’État, lui, les possède » (Pour un islam humaniste. Une lecture contemporaine du Coran, éditions du Cerf, 2019). Cet article de la constitution donne à la religion les moyens de la contrainte de l’État. De mon point de vue, il est contraire au Coran qui stipule « il n’y a pas de contrainte en religion » (s. 2, v. 256). Les réformateurs musulmans du XIXème siècle disaient que l’État n’a pas de religion puisqu’il n’est pas une personne mortelle susceptible d’être jugée par Dieu lors du Jugement Dernier. C’est le raisonnement de la célèbre fatwa de Mohammed Abdou qui avait rendu licite le taux d’intérêt pratiqué par la banque Misr créée en Egypte à la fin du XIXème siècle. Comme l’Etat, la banque est une personne morale et non physique.

Que vous inspire cette idée de porter plainte contre un conférencier pour le faire condamner par un tribunal ?

C’est une démarche inappropriée. Quand il s’agit d’une différence d’interprétation de la religion, ce n’est pas au tribunal de se prononcer. À partir du moment où Said Djabelkhir n’impose pas son interprétation de la religion par la violence, non seulement il n’y a aucune raison pour que le tribunal le juge, mais l’État a le devoir de le protéger. L’État n’a rien à voir dans cette controverse où s’opposent des idées et des interprétations. Si le juge se réfère à la constitution qui garantit la liberté de conscience, Said Djabelkhir sera relaxé ; s’il se réfère à la théologie des foules, il sera condamné.

Pensez-vous que discours religieux musulman, dont vous dites dans votre dernier livre qu’il est en crise, est en train de se rigidifier davantage ou alors nous dirigeons-nous vers une sécularisation-libéralisation lente mais certaine ?

Je pense que la théologie des foules est en déclin partout dans le monde musulman, y compris en Arabie Saoudite. Il y a de plus en plus de jeunes théologiens musulmans qui acceptent le principe de la liberté de conscience. Il y a même de jeunes qui se disent islamistes et qui ont des amis qui ne vont pas à la mosquée. Même si c’est lent, sur la question religieuse, il y a une évolution. Il faut que l’État accompagne cette évolution et donne aux chercheurs et à l’université plus de moyens pour mieux connaître le patrimoine musulman que la théologie des foules a combattu.

 

Lahouari Addi est professeur émérite de sociologie à Sciences Po Lyon. Il est l’auteur de La crise du discours religieux musulman. Le nécessaire passage de Platon à Kant, éditions Frantz Fanon, Alger, 2020

3 thoughts on “« Djabelkhir veut imposer l’usage public de la raison » (Lahouari Addi, sociologue)

  1. Il y a beaucoup à dire sur ce sujet et le drame des sociétés musulmanes est qu’elles sont majoritairement dictatoriales. La théologie des foules est nécessaire pour les pouvoirs. C’est la meilleure façon d’abrutir et faire paitre les foules. Il suffit que le bon sens et la raison prennent part pour que les foules s’insurgent toutes en défenseurs et connaisseurs de l’islam alors que de grands théologiens de renoms n’en savent que peu encore.

  2. Nous pouvons nous mettre d’accord sur l’objectif commun de lutter contre l’extrémisme religieux dans tous ses courants, mais nous ne pouvons pas nous entendre sur la manière d’y parvenir. En effet, la lutte contre l’extrémisme religieux doit s’appuyer sur ses textes religieux endogènes, c’est-à-dire sur le Coran et la tradition authentique du prophète. Cependant, ces «islamologues» s’y opposent, en s’appuyant beaucoup plus sur des textes exogènes à savoir la culture occidentale, les différentes interprétations de ses grands penseurs, politiciens et philosophes. Cela suggère, à travers leurs écrits et leurs interventions médiatiques, que toute culture qui ne puise pas ses origines de la civilisation gréco-latine est accusée d’arriération et d’obsolescence. C’est dans cette vision fallacieuse et tendancieuse de la critique de l’Islam et son acceptation que sous le prisme de cette civilisation, que l’extrémisme religieux trouve l’occasion parfaite pour enrôler ses adeptes, le mobile étant donné sciemment ou inconsciemment : la conspiration.
    L’Islam a ses propres moyens de défense contre l’extrémisme religieux. Parce que c’est une religion de paix et de tolérance.
    Cependant, le complexe militaro-intellectuel ne permettra pas que cet extrémisme soit condamné au nom de cette religion, sauf bien sûr par des méthodes détournées qui sont présentées par les opinions humaines (souvent suspectes) indépendamment de leurs différentes philosophies et inclinations politiques. Et mettre en évidence ces moyens signifie en soi mettre en évidence les vraies valeurs de tolérance et de rejet de la violence et de l’extrémisme.

  3. l’arabo-islamisme en Afrique du nord est confronté à la pensée amazigh , qui, à la différence de obscurantisme, du premier allié des tyrans et du capitalisme mondial, lui véhicule plutôt la recherche continue et permanente du savoir portée par les valeurs de la modernité, de l’humanisme et de la rationalité si on veut lutter contre l’intégrisme combattons les ambitions de la Turquie et des roitelets du moyen oriente et protégeons tamazight

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