Edward Saïd, une pensée en mouvement

Né à Jérusalem en 1935, alors en Palestine mandataire, Edward Wadi Saïd est originellement sujet britannique.  Lui-même n’aura eu de cesse de souligner la dissonance entre ce prénom anglais et son nom de famille arabe. Thomas Brisson écrit dans Décentrer l’Occident[1] que cette situation l’inscrivait durablement dans l’ambigüité d’une identité coloniale qui, par son anglicité, signale en réalité combien elle n’est pas anglaise. Par ailleurs, la pluralité, souvent contradictoire, des héritages saïdiens ne découle pas uniquement de l’éducation coloniale qu’il avait reçue : son père est un homme d’affaires palestino-américain, tandis que sa mère est issue d’une famille libanaise palestinienne ; tous deux sont de confession chrétienne. La diversité de ces éléments biographiques contribue à inscrire Edward Saïd dans une position flottante, à la fois dominante et dominée, incluse et exclue, principale source de tensions autant que de possibilités de circulation entre des univers d’habitudes cloisonnés. La triple éducation qu’il a reçue – arabe, française, anglaise – a rendu possible la circulation intellectuelle, très féconde, qui va marquer son œuvre, entre sa culture d’origine et la culture occidentale.   

Cet intellectuel américain d’origine palestinienne, professeur de littérature anglaise et comparée à la Colombia University des années 1970 à sa mort en 2003, a toujours été un fervent défenseur de la cause palestinienne, en faisant partie du Conseil National Palestinien de 1977 à 1991, mais aussi comme infatigable journaliste et voix intellectuelle de premier plan dans le monde arabe. Cette figure éclectique et engagée est considérée comme l’un des pionniers des études postcoloniales suite au succès mondial de son ouvrage L’Orientalisme en 1978, lequel a changé radicalement le regard sur les relations entre Occident et Orient dans maints domaines disciplinaires et champs du savoir. Dans Edward W. Saïd : productivité de la culture et conscience géographique[2], Orazio Irrera considère que l’un des points les plus remarquables de cet ouvrage est la tentative de relier, d’une part, une perspective marquée par la pensée du marxiste italien Antonio Gramsci et le matérialisme culturel de Raymond Williams et, de l’autre, l’analyse du discours ainsi que les rapports entre savoir et pouvoir tels que pensés par Michel Foucault. L’idée force d’Edward Saïd était de montrer que la culture produit bien des effets matériels. Cette idée de productivité de la culture permet à Saïd de tenir ensemble, d’un coté, la perspective marxiste du matérialisme culturel et celle de l’analyse foucaldienne du discours dans le but d’expliquer la production de la subjectivité au sein de l’orientalisme ; et de l’autre,  l’articulation du matérialisme culturel avec la conscience géographique, dans le sillage de Gramsci et Williams, comme des « structures d’attitudes et de références » liées à l’espace géographique.

Lire aussi: Edward Saïd et « le style tardif » : Le sentiment de n’être ni à sa place ni dans son temps

L’œuvre de Saïd est marquée par un investissement personnel qui va redécouvrir et introduire une subjectivité extra-occidentale dans un projet intellectuel et politique, visant la décolonisation épistémique de l’Orient du regard occidental qui l’a construit.

Analyse du discours et matérialisme culturel : la production de la culture

Selon Orazio Irrera, la tentative saïdienne de relier dans une méthodologie « hybride » différents matériaux théoriques était nécessaire pour rendre compte de l’aspect productif d’un phénomène culturel et politique complexe comme l’orientalisme. Pour Saïd, l’orientalisme produit de manière indissociable des effets culturels et matériels.  Le matérialisme culturel de Raymond Williams, par son dépassement de la dichotomie marxienne infrastructure/superstructure, considère que la production ne se limite pas à la seule matérialité des marchandises, en s’inscrivant de la sorte dans les rapports sociaux de production capitaliste qui se traduisent par la constitution des subjectivités impliquées dans la consommation des marchandises.  C’est pourquoi, selon Williams, la production sociale de telles subjectivités est aussi importante et aussi matérielle que celle des marchandises. De plus, Williams met l’accent sur les pratiques sociales et les interactions qu’elles recèlent entre la production matérielle et la reproduction sociale. De ce fait, la culture se révèle comme étant logée au cœur de la matérialité de la reproduction des hommes et de la société.

En bâtissant un échafaudage théorique qui mobilise les travaux théoriques de Williams, Gramsci et Foucault, Saïd voulait dépasser une certaine critique culturelle qui se limitait exclusivement à une analyse de la surface textuelle des œuvres. Il affirme qu’il est impossible d’expliquer la productivité culturelle d’un texte donné, sans prendre en compte les conditions de sa production : l’idéologie, les institutions politiques, le lieu de production, la destination du texte, etc. Saïd affirme que la culture s’inscrit dans la matérialité des rapports sociaux et produit directement des effets dans le réel. Ainsi, Saïd écrit dans L’Orientalisme : « Toute ma thèse consiste à dire que  nous comprendrons mieux la persistance et la longévité de systèmes hégémoniques saturants tels que la culture si nous reconnaissons que leurs contraintes internes sur les écrivains et les penseurs sont productives et non unilatéralement inhibitrices. C’est cette idée que Gramsci, certainement, et Foucault, et Raymond Williams, chacun à sa manière, ont essayé d’illustrer. Rien qu’une page ou deux de Williams sur ‘‘les utilisations de l’Empire’’ dans The Long Revolution nous en apprennent plus sur la richesse culturelle du XIXe siècle que bien des volumes d’analyses textuelles hermétiques[3].

C’est sous l’angle de la productivité culturelle que Saïd invite à lire l’orientalisme. Celle-ci permet la fabrique de l’ « hégémonie », dont Gramsci est le théoricien (1978-1996), qui consolide et légitime la suprématie de l’Occident sur l’Orient à travers la création du consensus qui est un effet hégémonique. Ce dernier s’articule selon Saïd sur trois niveaux.   Premièrement, l’orientalisme est l’ensemble des disciplines qui traitent de la culture, des langues et de l’histoire des peuples « orientaux ». Deuxièmement, c’est « un style de pensée fondé sur la distinction ontologique et épistémologique entre l’Orient et l’Occident ». Troisièmement,  c’est une institution globale qui produit un savoir sur l’Orient à travers des descriptions, des déclarations, des prises de positions et des enseignements à travers une gouvernance administrative. Bref, « l’orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient[4] ».

Orazio Irrera ajoute que c’est à partir de ces trois manières de concevoir l’orientalisme que Saïd avance l’idée que l’hégémonie culturelle de l’Occident sur l’Orient n’est pas pensable sans  comprendre que l’autodéfinition  géographique d’ « Occident » est une constitution discursive qui résulte de l’assujettissement colonial des « Orientaux ». L’hégémonie est un partage entre un « nous », les Européens et un « eux », les non-Européens. Ce partage est celui du développement des Occidentaux et de l’arriération des Orientaux. Au sein de ce champ discursif qui est l’orientalisme, l’identité européenne supérieure affirme sa supériorité, tandis que l’identité « orientale » ressasse incessamment son « infériorité », telle qu’elle est dictée par les instances hégémoniques qui ont le pouvoir de dire et de faire.

Dans ce cadre, Saïd pointe l’importance de la notion foucaldienne du discours qui permet, premièrement, d’envisager l’orientalisme en tant que discours qui a permis à la culture européenne de gérer et produire un « Orient » d’un point de vue politique et idéologique et, deuxièmement,  de comprendre le partage Orient/Occident  à l’aune du partage Raison/Folie à travers lequel la raison occidentale s’est constituée par le biais de l’exclusion et l’objectivation de la folie et aussi, la prise en charge politique de cette exclusion.

Lutte, territoire et conscience géopolitique

Outre l’attention portée aux stratégies discursives et au rôle qu’elles jouent dans la productivité matérielle de la culture, Saïd montre aussi un grand intérêt  à la géographie, à l’espace et au territoire. L’approche géographique, estime-t-il, permet une compréhension plus profonde de l’hégémonie, dans sa version coloniale et impériale, et dans l’entrelacement de ses dimensions matérielles et culturelles. L’hégémonie est une organisation géopolitique de l’espace.

Dans Culture et impérialisme, Saïd envisage les rapports de production et les rapports de pouvoir dans leur dimension spatiale, territoriale et géographique. Il montre dans cet ouvrage comment, dans la temporalité longue de la culture, un ensemble de disciplines comme la philologie, l’historiographie ou la théologie en viennent  à former un domaine cohérent du savoir sur la base d’une « différence géographique » pour garantir et faire réussir l’entreprise de la colonisation. Pour Orazio Irrera, cette distinction géographique se révèle fonctionnelle pour la consolidation de l’identité et du projet hégémonique de l’Europe et de l’Occident. Elle met en place un discours d’auto-consolidation de l’Autre, afin d’effacer la spécificité et la complexité des réalités sociales, linguistiques, politiques et historiques très diverses.  L’analyse de cette distinction géographique s’avère cruciale pour comprendre les procédures discursives qui objectivent l’ « Oriental » en l’opposant à l’ « Homme » européen, ainsi que les formes gouvernementales diverses prises par la normalisation dans des situations coloniales hétérogènes. 

Orazio Irrera ajoute que Saïd entend par l’appréhension de la  géographie comme une élaboration culturelle, l’introduction d’un chiasme où se croisent la géographie en tant que telle et l’histoire. D’après Saïd, il est impossible de penser la géographie en dehors d’un cadre de déterminations historiques, et inversement, il est impossible de penser l’histoire sans tenir compte des déterminations géographiques ou spatiales. La culture est alors le point central, au sein de l’orientalisme, qui permet d’articuler la matérialité géographique de l’espace à l’historicité de ses représentations.

Saïd rappelle dès les premières pages de L’Orientalisme que l’ « Orient » et l’ « Occident », en tant qu’entités géographiques et culturelles à la fois, ont été fabriqués par l’homme. C’est pourquoi, tout autant que l’Occident lui-même, l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont attribué la réalité de sa présence en Occident et pour l’Occident. Ces deux entités se soutiennent et se définissent mutuellement au sein d’un système complexe de représentations et de valeurs.

À cette prise en compte du facteur géographique dans l’organisation de l’espace politique, Saïd introduit une distinction, qui est centrale dans Culture et impérialisme,  entre géographie matérielle et géographie imaginaire. Cette distinction met l’accent sur le rôle de l’imaginaire dans la constitution des identités culturelles et politiques. Saïd écrit : « Il ne sert à rien de prétendre que tout ce que nous savons sur le temps et sur l’espace, ou plutôt l’histoire et la géographie, relève plus que tout de l’imagination. Il existe une histoire positive, une géographie positive qui peuvent se targuer de résultats remarquables en Europe et aux Etats-Unis […]. Mais cela ne veut pas dire qu’ [elles aient] effectivement dissipé la connaissance géographique et historique imaginaire dont j’ai parlée. Nous n’avons pas besoin de décider ici si un savoir imaginaire de ce genre imprègne l’histoire et la géographie ou s’il est là comme quelque chose qui est en plus de ce qui apparaît comme du savoir simplement positif[5]. » Cette dialectique entre savoir réel et savoir imaginaire constitue l’axe autour duquel tourneront les questions relatives au matérialisme et à la culture dans les ouvrages ultérieurs de Saïd, où il sera de plus en plus en dialogue avec les perspectives de Gramsci et de Williams qu’avec celles de Foucault.

Le tournant que va prendre Culture et impérialisme sera l’introduction et la prise en compte de la résistance à la domination coloniale. Cette question est située à la jonction de la culture et de la politique. Saïd déplace ainsi le cadre théorique et méthodologique posé dans L’Orientalisme. Sur les résistances au colonialisme, il écrit qu’ « il y a eu à peu près partout de considérables efforts de résistance culturelles, l’affirmation d’identités nationales et sur le plan politique, la création d’associations et de partis dont le but commun était l’autodétermination et l’indépendance[6]. »

Dans cette optique, Saïd va aborder le problème de la lutte pour la géographie en relation avec les différentes formes que prennent les politiques identitaires. Il associe le mot « culture » à l’ « État » et au bellicisme national. Le nationalisme produit un « nous » et un « eux » et pousse souvent à la conflictualité. Saïd ajoute que dans l’impérialisme, l’enjeu suprême des affrontements est évidemment la terre ; et c’est pour cette raison qu’il est nécessaire d’envisager la résistance à l’impérialisme au confluent de la géographie, de la culture et de l’histoire, dans la vaste cartographie des empires, avec leurs territoires superposés et leurs histoires enchevêtrées. Aussi, pour Saïd, les nations et les empires sont avant tout des narrations. Le pouvoir de raconter des récits ou d’empêcher d’autres récits de prendre forme et d’apparaitre est de la plus haute importance pour la culture comme pour l’impérialisme, et constitue l’un des grands liens entre les deux. À propos des colonisés, il écrit dans Culture et impérialisme que « les récits d’émancipation et de lumière ont mobilisé les colonisés, qui se sont levés et on secoué le joug impérial ; au cours de ces événements, beaucoup d’Européens et d’Américains ont été émus par ces histoires et leurs protagonistes, et eux aussi se sont battus pour de nouveaux récits d’égalité et de fraternité humaine[7]. »

La géographie impériale ne devient compréhensible et critiquable qu’à condition de focaliser l’analyse des phénomènes culturels et l’hégémonie qu’ils produisent sur les résistances qui menacent incessamment cette hégémonie et qui en constituent précisément le contrepoint.


[1] Thomas BRISSON, Décentrer l’Occident, les intellectuels postcoloniaux chinois, arabes et indiens, et la critique de la modernité, Paris, La Découverte, 2018. P. 170.

[2] Maxime CERVULLE , Nelly QUEMENER, Florian VOROS, dir.  Matérialismes, culture & communication, Tome 2, Cultural studies, théories féministes et décoloniales, Paris, Presses des Mines, 2016. P. 279.

[3] Edward SAID, L’Orientalisme, Paris, Seuil, 1980, p.27.

[4] Ibid, p.14.

[5] .Edward SAID, op.cit., p. 71-72.

[6] .Edward SAID, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000, p. 12.

[7] Edward SAID, Culture et impérialisme, op.cit., p. 13.

2 thoughts on “Edward Saïd, une pensée en mouvement

  1. Il est aussi intéressant de lire Edward Saïd en tant que membre du Conseil des Relations Extérieures du Département d’Etat US, qui publie entre autre la revue Foreigns Affairs, un intellectuel qui n’a jamais caché son appartenance idéologique au Parti Démocrate US et dans livre sur l’Orientalisme, il conseillait l’administration américaine de ne pas trop investir dans le sable avec des experts de tout genres qui passent leur temps à ce mêler des affaires du Moyen-Orient. Je ne dit pas, comme Adonis avait accusé le penseur arabe Sadeq Jalal Al-Azem d’avoir dit que Saïd est un agent des services de renseignement US, mais ne tombons pas dans l’idolâtrie naïve de faire de lui un « intellectuel » de nos causes politiques.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *