« En Algérie, la culture est au service du politique et non l’inverse » (Tarik Djerroud, directeur des éditions Tafat)

 En cette période difficile, marquée par l’influence négative de la pandémie de la Covid-19, le secteur du livre a été fortement impacté. Plusieurs manifestations culturelles dont le centre d’intérêt est le livre ont été annulées devant le silence total des autorités. Pour Tarik Djerroud, directeur des éditions Tafat, « Dans les régimes qui se respectent, ceux issus de la volonté populaire, la culture tient une place importante dans la société et dans l’organigramme de l’Etat. Soucieux des pertes économiques, des enveloppes sont allouées de façon équilibrée. L’image d’un pays, son rayonnement même, se reflète dans sa culture, or ce secteur est à l’article de la mort en Algérie. »

Vous venez de subir un confinement de plus de 3 mois où votre activité d’éditeur a été complètement bloquée. Qu’avez-vous fait pendant cette période ?  

2020 devait marquer les dix ans d’existence de Tafat éditions. Fin 2019, nous avions tracé un programme particulier avec en ligne de mire de nombreuses nouveautés en sus d’organiser des journées portes ouvertes dans diverses régions du pays. Hélas ! La Covid-19 a brisé cet élan. Par conséquent, notre temps est partagé entre l’action associative et le lancement de quelques nouveautés aux forceps, malheureusement.

Habituellement, en cette période de l’année, ce tient le Sila, que les éditeurs considèrent comme un rendez-vous important tant commercialement que culturelle. Qu’est-ce que son annulation signifie pour vous ?

  Le SILA est un rendez-vous littéraire majeur, unique et joyeux. Cependant son annulation est somme toute compréhensible. Mais un bémol subsiste : aucune formule de remplacement n’a été envisagée. Ainsi, l’ambiance festive qui caractérise cet événement nous manque malgré les impairs infantiles des organisateurs. En effet, pendant le salon, le palais des expositions devient une plateforme du livre avec des rencontres directes entre les auteurs et les lecteurs qui sont d’une saveur particulière. Et puis le SILA est une occasion rare où les acteurs du métier se rencontrent, un espace rare où ils discutent de leurs problèmes et de leurs espoirs : sauver le livre de la déperdition c’est sauver un art de vivre.

Le secteur du livre est, même en temps normal, peu dynamique en raison notamment de son inorganisation. Depuis l’apparition du coronavirus, la situation ne fait qu’empirer selon certains éditeurs. Qu’est-ce que ce blocage vous a coûté ?

D’énormes pertes, naturellement ! Sur le plan financier d’abord puisque les librairies sont touchées de plein fouet et la chaîne livresque s’est estompée d’un coup, engendrant un cumul de stock de livres énorme avec ceux hérités de l’année 2019, celle du hirak où le livre s’est mal vendu, en général. Sur le plan de lectorat ensuite, puisque les lecteurs ont beaucoup boudé les librairies et, par conséquent, actuellement il est très difficile de retrouver une quelconque dynamique positive pour l’avenir. Car, à brève échéance, l’attractivité du livre pourrait être en déça du seuil espéré.

 Dans tous les pays, les Gouvernements ont dégagé une enveloppe spéciale pour venir en aide aux éditeurs. En Algérie, rien n’a été fait dans ce sens. Il y a eu des déclarations, mais rien de concret. Avez-vous été contacté par le ministère de la Culture ?

 Dans les régimes qui se respectent, ceux issus de la volonté populaire, la culture tient une place importante dans la société et dans l’organigramme de l’Etat. Soucieux des pertes économiques, des enveloppes sont allouées de façon équilibrée. L’image d’un pays, son rayonnement même, se reflète dans sa culture, or ce secteur est à l’article de la mort en Algérie. Plus de cinéma, plus de théâtre, plus d’ateliers de dessins, plus de biennale pour les peintres, il n’y a ni galas, ni salons de livres… Il ne reste que les démonstrations religieuses burlesques qui, par ailleurs, ne font qu’accentuer le désarroi populaire. Pourtant, pour juguler ce désarroi, des chantiers doivent être lancés pour sortir de la panade, en concertation avec les acteurs du secteur. A propos, aucune personne du ministère ne m’a contacté et cela ne m’étonne guère : en Algérie, la culture est mise au service du politique et non l’inverse. Qu’on trime, qu’on galère, qu’on meurt, je ne crois pas que cela leur fasse chaud ou froid !

Qu’attendez-vous des instances en charge du secteur du livre ? Comment souhaitez-vous être aidé en cette période difficile ?

Je n’attends pas à grand-chose, en réalité. D’ailleurs, la ministre en charge du secteur n’a jamais organisé une conférence de presse pour exprimer son projet pour la culture, expliciter les grandes lignes de son programme ou expliquer sa stratégie pour faire sortir le secteur de l’impasse actuelle, et surtout faire débarrasser la culture de la « culture de la mangeoire ». Les aides directes sont des actes corrupteurs et corruptifs, ce sont des élans clientélistes qui ne servent que des personnes physiques hautement intéressées. L’aide dont le livre a besoin est intimement lié à la notion du savoir. Ça commence par l’école, cette pépinière livrée aux mains des islamistes qui ne croient qu’un à un seul Livre. Il est urgent de sauver l’école par la lecture, en suscitant le goût de l’interrogation, par la recherche du savoir proprement dit, par la philosophie et non par un dogmatisme barbare. L’aide dont le livre a besoin réside dans la loi organique comme la suppression des taxes, le soutien des libraires en éliminant certaines charges, le soutien du prix du papier, l’aide c’est ouvrir les portes de l’ONDA et du CNL pour un soutien massif et non idéologiquement sélectif au bénéfice des auteurs et des éditeurs. Le livre a besoin d’oxygène : l’aide c’est ficher la paix aux cafés littéraires pour qu’ils activent en toute liberté, c’est lever les entraves administratives et policières qui brident l’organisation des salons nationaux, régionaux et locaux : il faut laisser les livres voyager à l’échelle nationale, il faut respecter la liberté d’opinion et d’expression, il faut croire en la démocratie comme espace d’épanouissement et la lecture comme vecteur de progrès.

 

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