« Feraoun a produit une œuvre avant-gardiste qu’il convient de relire » (Tassadit Yacine et Hervé Sanson)

Relire Feraoun. Entre lucidité, combat et engagement (Editions Koukou, juin 2023) est un livre nécessaire qui revisite le parcours et l’œuvre de l’un des écrivains les plus populaires d’Algérie et, paradoxalement, le moins bien lu et compris. Il restitue toute l’épaisseur intellectuelle de l’écrivain et son extrême lucidité dans un environnement colonial compartimenté qui ne laissait pourtant de place que pour les violences et les opportunismes. En effet, coincé entre les mailles d’une colonisation brutale d’une part et d’un nationalisme algérien assoiffé de totems d’autre part, il a tenu à porter un message de vérité et d’humanité à travers une œuvre littéraire remarquable en évitant le piège des « rapport de force » et en allant à la rencontre de l’humain qui est en chacun des belligérants.  Entretien.

Hervé Sanson et vous-mêmes venez de publier un ouvrage collectif que vous avez coordonné sur Mouloud Feraoun. Vous y proposez une relecture de cet écrivain parce que vous estimez qu’il a été mal lu et, surtout, incompris. Pouvez-vous nous résumez ce qui est mal lu et incompris chez Feraoun ?

Tassadit Yacine et Hervé Sanson : Soyons précis. Deux aspects ont caractérisé la réception de l’œuvre et du parcours de Feraoun. Tout d’abord, cette œuvre a souffert de lectures trop souvent réductrices, simplificatrices. Bien souvent centrées sur Le Fils du pauvre dont on a fait le parangon d’une littérature dite ethnographique. La littérarité de l’œuvre passait trop souvent par pertes et profits, même s’il faut saluer le travail précurseur de  Christiane Achour-Chaulet,  puis Martine Mathieu-Job, ou Robert Elbaz au tout début des années deux mille. Ensuite, la situation de Feraoun durant la guerre de libération nationale a été méjugée bien souvent, perçue de façon inappropriée. Rappelons qu’il fut l’un des rares auteurs d’importance – sinon le seul – à vivre la guerre « en direct », c’est-à-dire en ce qui le concerne dans le bled, pris en étau entre l’armée française, l’administration coloniale et le FLN, l’ALN plus précisément, qui exerçait des pressions sur les instituteurs « indigènes », comme Feraoun. Feraoun, fonctionnaire de l’Éducation Nationale, a toujours su préserver son intégrité en se gardant d’une trop grande proximité avec l’administration coloniale – et pourtant il faut imaginer combien cela pouvait être difficile !  – mais en accomplissant simplement son devoir contre vents et marées, à savoir instruire les élèves qui lui étaient confiés, dans le contexte tourmenté de l’époque. Parallèlement, il tient ce journal, terrible réquisitoire contre la violence coloniale, et le système qui la suscite, mais qui dans le même prévient – déjà ! – contre les dérives autoritaires d’un mouvement national dont il pressent le caractère tyrannique futur. La réserve qu’il exprime vis-à-vis du pouvoir colonial, et la sympathie qu’il exprime à l’égard des aspirations indépendantistes, lui valent l’hostilité puis la haine du sous-préfet des Ouadhias, Jacques Achard, qui a menacé Feraoun en personne. Ce fut vraisemblablement lui qui fut à l’origine de la désignation de Feraoun sur les listes de l’OAS comme cible à abattre. La vie au jour le jour dans le bled ne donnait pas une grande marge de manœuvre à Feraoun, et l’étau se resserrait de plus en plus. Face à l’hostilité grandissante de l’armée et de l’administration coloniale françaises, Feraoun fut contraint à l’été 1957 de quitter la Kabylie, et de gagner Alger. La dénomination de « pense-petit » qui fut accolée à Feraoun par certains (Tarik Maschino pour ne pas le nommer) est tout à fait odieuse, et l’accusation d’acculturation par d’autres, totalement déplacée. Enraciné profondément dans sa culture kabyle, instruit en langue française et « produit » de cette école de la IIIe République, Feraoun ne voyait d’autre issue à cent trente ans de colonialisme que l’indépendance de son pays. Il condamnait sans réserve le système colonial (il suffit de lire le Journal pour s’en convaincre), n’était que trop lucide sur l’injustice intrinsèque à ce système, et la nécessité donc d’y mettre fin, y compris par la lutte armée, mais il n’était pas aveugle non plus sur la nature du pouvoir qui se dessinait, une fois l’indépendance acquise. Il ne se faisait pas d’illusions sur la nature d’une frange de l’ALN, laquelle très tôt a pris les rênes de la conduite du mouvement de libération, et fait taire ses opposants, c’est-à-dire les éléments plus modérés du mouvement. D’où un certain nombre d’avertissements émaillant le Journal, apparaissant aujourd’hui comme visionnaires.

À travers la lecture de l’ensemble de son œuvre, on voit un Feraoun qui a été écartelé entre une France qui lui a donné la clé de l’instruction et à laquelle il est resté moralement redevable et une Algérie combattante qui aspire à la liberté. Peut-on retracer avec vous le cheminement qui a conduit Feraoun de la réticence à un engagement franc pour l’indépendance de l’Algérie ?

Tassadit Yacine et Hervé Sanson : Retracer le cheminement de Feraoun risque d’être long,  nous comprenons votre question,  mais nous nous limiterons à une synthèse, à un ou deux axes. Pourquoi ? Parce que réduire un grand écrivain  à des actes ou à un acte précis dans sa vie est très réducteur. Nous comprenons bien qu’en période coloniale, en situation de guerre particulièrement, la notion d’engagement est importante, il faut  assurément lui accorder une place, mais soyons sérieux, pas toute la place. Même si la notion d’engagement  est  bien visible dans le titre de notre livre, il est néanmoins  faux de prétendre que cette contribution réduit l’œuvre de Feraoun au fait qu’il soit engagé. Cela d’une part. De l’autre, nous avons voulu montrer qu’il y avait diverses manières de s’engager. Un écrivain, un intellectuel, un poète, un peintre a ses propres armes qui ne sont pas celles d’un combattant dans la lutte armée. Il faut chercher cette forme spécifique dans d’autres formes d’expression, non pas celles dictées par l’idéologie du moment et qui se perpétuent mais les siennes. Il suffit de relire ce qui  a été écrit sur (disons contre) Feraoun, à quelle époque, et par qui, pour se rendre compte que c’était finalement des règlements de compte politiques et  idéologiques.  Nous pensons  que notre contribution  a permis de lever de nombreuses équivoques. Le regard que portent les auteurs de ce livre est nouveau car ils n’appartiennent pas à la génération de la guerre et ne cherchent aucun bénéfice symbolique à travers l’engagement de Feraoun mais à travers la  connaissance de son œuvre.

Dans l’introduction, vous citez le cas de Jean Amrouche auquel vous comparez Mouloud Feraoun. Comment expliquez-vous que Jean Amrouche, bien que Français, statut qu’il revendiquait sans cesse, et qu’il vivait dans des conditions beaucoup plus « confortables », se soit battu ouvertement contre la colonisation depuis 1945 alors que Feraoun ait hésité longtemps avant de s’engager pour l’indépendance ?

Tassadit Yacine et Hervé Sanson : Ce sont deux personnalités très différentes et des trajectoires complètement différentes elles aussi. Amrouche est plus âgé, il est né en 1906, il a dû quitter son pays natal à l’âge de 6 ans, pour Tunis. Dans cette ville, il a rencontré un monde étranger par la langue, la culture, et  a affronté le racisme très tôt à l’école primaire. Ce bouleversement  social et historique  se superpose à une histoire familiale peu commune : la conversion au catholicisme de ses parents, la position de sa mère, fille illégitime dans une société kabyle patriarcale, vécue consciemment ou non comme un véritable trauma, ont, sans conteste, préparé le jeune Amrouche à comprendre le phénomène colonial (il onvient de relire « Quelques raisons de la révolte algérienne » paru en 1956, ou « La France comme mythe et comme réalité », publié en 1958…). La dimension personnelle et  familiale a servi à mieux cerner la situation collective de l’Algérie et de la Tunisie.

On ne peut pas dire la même chose de Feraoun qui avait les problèmes de sa génération et celle de son époque, de son milieu social : la pauvreté.  Mais une pauvreté vécue avec les siens, dans sa société, il n’a pas connu le rejet, le racisme à l’instar de Jean Amrouche. Il le découvrira plus tard.

La Kabylie de la fin du XIXe et du début du XXe a été dépossédée, surtout après 1871,  mais elle a  gardé  sa culture qui a  préservé sa population, qui l’a protégée de la colonisation, pas comme dans les villes.  Les colons  ne se sont pas installés dans les montagnes, c’est pour cela que les Kabyles, chez eux, n’ont pas connu  le racisme et  la discrimination.

Amrouche a découvert le fait colonial, adolescent en Tunisie d’abord et, plus tard, en Algérie. Comme toute l’élite francisée, il a cru en la France, en la promesse de réformes et surtout la fameuse égalité entre les « musulmans » et les Européens, comme en 1944.

Mais  les événements de 1945, caractérisés par des émeutes suivis de massacres de plusieurs milliers d’Algériens, le détourneront définitivement de la France coloniale. Feraoun qui a vécu en Kabylie jusqu’à son départ à Alger, pendant la guerre, n’a pas connu ce monde colonial de près, il a mis du temps pour le décrire de façon explicite mais cela ne veut pas dire qu’il ne le voyait pas, ne l’analysait pas ou qu’il n’en subissait pas les effets. Peut-être n’avait-il pas alors les moyens de s’exprimer… On n’en sait rien. À part le roman, comment pouvait-il donner son point de vue depuis Tamazirt ?

On peut en effet retrouver la domination au second degré, l’écrivain  s’exprime avec ses codes,  ses métaphores, ses non-dits… c’est au lecteur d’en décrypter le message.

La pauvreté dans Le Fils du Pauvre, la vie en émigration dans La Terre et le Sang,  ne symbolisent-ils pas la colonisation ?

Enfin, c’est le Journal qui décrit le mieux son engagement, il est tout à son pays, à sa terre, même si les termes sont ceux d’un homme pétri d’humanité et non ceux d’un idéologue.

La relation entre Feraoun et Camus a été abordée dans le livre. Ils sont qualifiés de « justes » parce qu’ils défendaient tous les deux une Algérie plurielle, apaisée, et pacifiée, où l’Autre, quel qu’il soit, a sa place. Or, l’Algérie voulue par le FLN et à laquelle on a abouti à l’indépendance n’a rien à voir avec l’Algérie de Camus et de Feraoun. Où se situe l’erreur ? Quelle est la place de la lucidité dans l’engagement de ces deux écrivains ?

Tassadit Yacine et Hervé Sanson : Ils sont tous deux humains, humanistes, et tous deux se projetaient dans une Algérie plurielle mais il y a une différence : Feraoun  était  en faveur d’une Algérie souveraine et Camus militait pour le maintien de la France. Ce qui les liait profondément, c’est la dimension de l’humain, la compréhension de l’autre mais cela ne signifie pas qu’ils ont adopté la même position quant à l’indépendance de l’Algérie.

L’erreur, c’est encore autre chose. Je ne pense pas qu’ils aient eu le temps de la voir concrètement, il fallait attendre 62, la prise du pouvoir par l’armée des frontières pour se rendre compte que les idéaux pour lesquels le FLN (et le mouvement national) s’était battu n’ont pas été respectés.

Mouloud Feraoun fait partie des auteurs les plus censurés pendant la colonisation. La lecture des manuscrits originaux nous révèle une facette méconnue de l’auteur. Quel regard portez-vous sur cette censure aujourd’hui ?

Tassadit Yacine et Hervé Sanson : Il est difficile de porter un jugement  sur une situation de guerre parsemée d’attentats, de disparitions, etc. Nous pensons qu’il faut reconnaître que c’était impossible de publier en l’état le Journal pour des raisons politiques. Si le Journal avait été publié, Feraoun n’aurait jamais pu continuer à vivre en Algérie ou de vivre tout court.

Amrouche était censuré en Algérie pour les mêmes raisons.

Mouloud Feraoun a abordé des questions qui, pour marginales qu’elles aient pu paraitre pendant la colonisation, ne sont pas moins importantes : l’identité, l’égalité, la femme, l’altérité, etc. Peut-on dire que Feraoun était un écrivain avant-gardiste ?

Tassadit Yacine et Hervé Sanson : On peut dire en effet que Feraoun fut un écrivain avant-gardiste. Tout d’abord, sur le plan de la forme, en inscrivant au sein du récit un discours à plusieurs strates, par lequel perce une certaine ironie, qui doit garder le lecteur d’une compréhension au premier degré de bout en bout. Par ailleurs, il s’empare le premier du regard exotisant de l’Autre, l’Européen, pour le retourner contre lui d’une part, mais il fait aussi advenir un regard « de l’intérieur », produit par un Algérien sur les Algériens, au cœur de sa société.

D’autre part, il prend conscience de l’importance de défendre sa culture propre, au cœur du combat de libération nationale (songeons aussi à l’article de Taos Amrouche, paru en 1956 dans Combat : « Que fait-on pour la langue berbère ? »), avec la traduction et la présentation des Poèmes du grand poète kabyle Si Mohand ou M’hand, qui paraîtront chez Minuit en 1960. Songeons aussi à l’évocation, subtile, et empreinte d’humour, du mode de vie et des coutumes kabyles dans Jours de Kabylie, parus chez Baconnier en 1954.

Son Journal – le seul tenu par un Algérien au cœur des événements, en Algérie même – évoque de façon visionnaire, nous l’avons dit, les rapports de force au sein du Mouvement de libération nationale, et l’avenir d’une certaine Algérie plurielle, envisagé de façon pessimiste, avenir qu’il appelait pourtant de ses vœux.

Enfin, son œuvre romanesque porte les traces d’une critique – empreinte de nuances, et empruntant le détour de l’ironie, procédé qu’affectionne Feraoun – de la structure patriarcale et des normes de genre alors en cours dans sa société d’origine. L’œuvre entière de Feraoun fait sa place à l’Autre : l’Européen d’Algérie (voir ses lettres à Camus), le chrétien ou l’hybride culturel (que l’on songe au roman Les Chemins qui montent), la femme (il faut relire les trois romans). C’est ce qui en fait à notre sens une œuvre avant-gardiste qu’il convient, plus que jamais, de relire.

 

 

 

 

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