« Idir est une déchirure créatrice » (Kamel Chachoua, sociologue)

En expliquant les mécanismes sociologiques d’émergence d’Idir d’abord en Kabylie et en Algérie et ensuite dans le monde, Kamel Chachoua dit comment une « déchirure » peut être « créatrice » et comment une aventure artistique, parce que décomplexée, peut aboutir à « une révolution symbolique réussie ».  Analysant par la suite la dialectique de l’universel et du local, il démontre qu’une réussite, quelle qu’elle soit, « n’est jamais solitaire ». Quant à l’enterrement d’Idir en France, tout en jugeant « charmant et funéraire » la propension des  « Kabyles à vouloir exercer un droit de préemption (chfaa) sur la sépulture de l’un de leurs fils », qualifie le choix de l’artiste d’ « hommage de l’exil à la patrie ».

Idir, l’artiste, est né au milieu des années 70 dans une société plutôt conservatrice. À cette époque, la musique kabyle était globalement traditionnelle, à l’exception de quelques voix comme Abdelkader Meksa et les Abranis. Comment le penchant moderne d’Idir et sa musique puisant dans une mosaïque de rythmes aussi variés que riches ont pu être possibles dans ces conditions ?

Idir a opéré une véritable révolution symbolique dans la tradition musicale kabyle qu’il avait subvertie radicalement en introduisant une nouvelle mélodie, un nouvel instrument, un nouveau message et un nouveau style dit moderne ; il avait révolutionné le sens et le vocabulaire même de la chanson kabyle et, enfin, il a institué une nouvelle esthétique, une nouvelle mise en scène du corps de l’artiste. Après lui, on ne chante plus assis, ni avec costume cravate au risque de se ringardiser et on n’utilise plus de mots français ou arabe dans la chanson kabyle et l’habitude d’insérer une chanson en arabe dans l’album kabyle a définitivement disparue sans parler des orchestres de style oriental. Après lui, on ne dit plus al hob mais tayri on ne dit plus thawra, chaab mais tagrawla et agdud ; après lui, la misère sociale et morale, celle de l’émigration, de l’amour, du despotisme patriarcal n’a plus le monopole de la chanson kabyle. Après lui, c’est plus chic, plus branché de venir sur scène avec les cheveux longs, la guitare en bandoulière, en tenue débrayée, en souriant, en mouvement, sans gravité, sans autoritarisme, quelquefois même, en duo avec une femme. Lui-même chantait d’une voix douce, efféminée, qui résonne bien avec sa mélodie, ses paroles et son visage raffinée ; artiste.  Plus même, Idir avait, du jour au lendemain, jeté dans le passé toute une lignée d’artistes kabyles aujourd’hui disparue jusque dans la mémoire populaire locale. Il avait aussi, d’un coup, dévalué une autre génération de chanteurs, celle d’Akli Yahyatene, Taleb Rabah, Cherif Kheddam, Salah Saadaoui, Slimane Azem et un moment, début 70, il menaçait même Ait Menguellet, notamment quand il a traversé la méditerranée. Je dirais même qu’il avait fossilisé ou archaïsé la culture kabyle en la réhabilitant de façon cultivée. Tout cela s’est fait sans concertation, sans déclaration, sans décision, sans que personne ne donne l’ordre ni même ne se rende compte. Sans que lui-même ne le veuille et ne le sache vraiment. Voilà ce qu’on appelle une révolution symbolique réussie.

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Toute l’œuvre d’Idir est, au fond, une œuvre de synchronisation ; il a réalisé une sorte de grand écart entre une tradition musicale ancienne et des instruments modernes. S’il a si bien réussi, c’est aussi parce que lui-même est le produit d’un grand écart ; c’est un fils de la tradition dans sa forme pure et austère qui a été très tôt, à l’âge de 10 ans à peine, en 1958, année des grands regroupements, jeté dans l’exode vers Alger, une ville d’une modernité radicale et agressive pour les Algériens ruraux du moment. Un grand écart car, socialement, Idir vient d’une société pauvre mais d’une famille nantis ; ce n’est pas un fils de berger comme on dit ; son père fut président du Conseil municipal puis, à Alger, propriétaire d’un magasin d’antiquités ! Enfin, un grand écart scolaire car, venant d’une culture de tradition orale et d’une société gangrénée par un analphabétisme structurale, il devient un brillant étudiant en géologie de la première génération d’universitaires de l’Algérie indépendante. Idir est le produit d’une déchirure, il est lui-même une déchirure ; une déchirure créatrice. C’est de là qu’il tient comme beaucoup d’Algériens cet art de vivre sur une contradiction sans la faire exploser : cet art de la transgression.

Après un premier album, Idir a émergé comme une star incontournable dans le paysage artistique kabyle, transcendant les rivalités claniques entre les différentes confédérations tribales de Kabylie, les sensibilités idéologiques, les divergences politiques. Qu’est-ce qui a rendu cette émergence fulgurante possible ? La volonté de la Kabylie de s’émanciper du système traditionnel, le génie artistique exceptionnel d’Idir, ou les deux à la fois ?

La Kabylie de la fin des années 1960 et début 70 était loin, très loin des rivalités et des divergences. Les villages se remettaient à peine des blessures de la guerre. Les villages comptaient un nombre scandaleux de veuves ; beaucoup n’avaient pas encore l’eau courante, ni l’électricité ni le tout à l’égout. Certains villages ont la moitié de leurs hommes dehors, partis travailler en ville et beaucoup d’autres en France. Idir n’était pas encore largement connu sinon par les jeunes. Les femmes chantaient, je dirais fredonnaient, Hnifa, Taleb Rabah mais pas Idir ou Ait Menguellet qui étaient encore à l’état naissant. On ne comprendra pas l’émergence d’Idir sans l’analyse du milieu étudiant kabyle de l’université d’Alger. C’est donc un produit du système scolaire comme c’est le cas pour Ferhat Imazighen Imoula et Mohya, pour ne citer que les chanteurs. Avant eux, les chanteurs se fabriquaient essentiellement en immigration, beaucoup assortissaient presque à la catégorie des imjahens, des immigrés perdus. Ces artistes universitaires opéraient comme on l’a dit une sorte de révolution symbolique (dans le sens du Dinar symbolique) en introduisant des inventions hérétiques dans le style, les instruments mais aussi dans les thématiques. Ils innovaient beaucoup car, eux, pouvaient bien prendre des risques ; si ça ne marche pas, ils seront ingénieurs. Ils savaient qu’ils n’avaient rien à perdre tandis que les autres comme Ait Menguellet, Ait Meslayen, Salah Saadaoui, Djamel Allam, eux, ils avaient tout à perdre en cas d’échec ; ils disparaitront littéralement. Comme les jeunes et les générations à venir ressemblent plus à ces étudiants plutôt qu’aux autres chanteurs anciens à peine alphabétisé, le succès se fait naturellement et plus facilement du côté de ces étudiants-artistes. C’est pour ça qu’ils prenaient aussi des pseudonymes afin que, en cas de déshonneur (chanter c’était déjà cela en partie), ce n’est pas eux !

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Idir a très vite pu dépasser les frontières de la Kabylie d’abord et de l’Algérie ensuite, pour devenir un artiste de dimension mondiale avant de finir, comme le dit merveilleusement Bourdieu, « membre de chaque famille ». Pourtant, à bien analyser son répertoire, on constate qu’il est puisé principalement dans le patrimoine culturel kabyle et, par extension, amazigh. Ce constat nous pousse à interroger la dialectique de l’universel et du local. Comment et où situez-vous Idir dans cette dialectique ?

Il y a trois ou quatre capitales dans le monde qui produisent l’universel et qui ont le monopole de l’universel ; à chacune s’attache un continent, voire une ou plusieurs aires culturelles. Pour nous, pour tout le Maghreb ainsi que pour une grande partie de l’Afrique, notre capitale de l’universel, qu’on le veuille ou non et qu’on le sache ou non, c’est la France, c’est Paris plus précisément. Pour bien comprendre plus facilement le fonctionnement du champ musical, il faudrait peut-être le comparer avec le champ littéraire que vous connaissez bien. En effet, de même qu’il faut publier dans l’une des grandes maisons d’éditions parisiennes comme  le Seuil, Gallimard, Plon, et passer dans une émission littéraire d’une grande chaîne de télévision française pour se distinguer en littérature, de même, il faut vous enregistrer dans une grande maison de disque, décrocher l’Olympia et passer sur une Radio courue (RTL, RMC) pour émerger en musique. Or, dans les deux cas, on se demandera d’abord et avant tout à votre compte si le produit que vous proposez sur le marché du disque ou de l’Édition correspond à une demande et trouvera des clients, sinon vous n’avez aucune chance. L’universel, c’est aussi une question de marché et le marché est une question démographique, c’est-à-dire de consommation, de clients en somme. C’est, vers 1975, au moment où l’immigration familiale s’est développée, qu’une communauté culturellement et économiquement homogène s’est constituée en France avec son marché alimentaire, musical, matrimonial autonome. Aucun artiste, quel que soit son art quel que soit son public et son succès en Algérie, n’aurait traversé la méditerranée et triomphé en France ou en Europe sans la clientèle immigrée. Cela étant dit, pour des raisons historiques liés à la révolution française plus précisément, il s’est développée en France une véritable prétention à l’universel ; une fiction qui s’est effectivement réalisée. Vous ne pourriez pas être un grand éditeur en France si vous ne publiez pas et vous ne traduisez pas des romans et des auteurs étrangers. La maison Universal Music ou Disc je ne sais plus, en est la preuve. Aussi, chaque Français qui se veut cultivé doit impérativement lire des romans lointains, écouter les musiques du Monde et posséder des objets décoratifs du monde dans son salon, doit voyager et montrer son ouverture aux autres cultures. C’est encore plus chic si vous vous intéressez à des cultures inconnues, exotiques, à des langues mortes, à des romanciers étrangers traduits. Tout cela pour vous dire comment s’est constitué un marché culturel et littéraire mondial ou universel en France. Idir, et d’autres genres musicaux importés en France, un peu folklorique, un peu exotiques, sont aussi regardés comme la preuve tangible de la générosité, de la diversité et de l’universalité de la culture française qui sait accueillir, emprunter et s’enrichir des autres cultures sans se compromettre. Oui, Idir fait partie de ce processus de production de l’universel en France ; il en tire un bénéfice en retour.

Tout en élevant la culture berbère au pinacle, Idir a porté un regard parfois très critique sur la société algérienne. Sa phrase, dans « Lettre à ma fille » : « Tu sais ma fille, chez nous, il y a des choses que l’on ne dit pas » sonne comme un implacable réquisitoire contre « les non-dits » et les « silences » meurtriers  qui habitent notre culture. Comment analysez-vous le parcours d’Idir de ce point de vue ?

Là on est dans l’immigration et ses conséquences culturelles et politique en France. Ce texte, cette lettre ne me semble pas adressée à la société kabyle proprement dite. Là, c’est le deuxième combat d’Idir en immigration contre les discriminations, les haines raciales, pour l’égalité, etc. Vous voyez, en Algérie, on a du mal à penser et on pense mal l’émigration-immigration algérienne. Certains chanteurs, certains écrivains, certains entrepreneurs de la culture présentent leurs succès en France comme s’il s’agissait d’un succès solitaire dû au seul mérite, leurs propre mérite et leurs propre habilité face à telle maison d’édition, telle maison de disque, telle institution académique et politique (télévision, journal, etc.). Pourquoi ? Parce qu’ils ont une représentation quasi méprisante de l’immigré, quelquefois pire que celle qu’on trouve dans le pays d’accueil. Or, quand on serre les choses de près, on voit que l’universalité et la réputation transnationale par laquelle on gratifie de nombreux Algériens est strictement franco-française et, surtout, entièrement liée à la présence sociale et politique de la communauté immigrée ou issue de l’immigration algérienne en France.

Idir a chanté avec plusieurs artistes du monde entier, notamment dans des duos. Pourquoi a-t-il fait ce choix selon vous ? Que recherche-t-il à travers ces « duos » ?

Ses premiers duos, c’était à la RTA à Alger avec Nouara je crois. Les duos en général sont des consécrations mutuelles entre artistes ; l’un reçoit un peu de la célébrité de l’autre et lui communique un peu de la sienne. Dans chacun des cas, le sens du duo est différent. Dans tous les cas, ils produisent une sorte d’union fictive ou illusoire entre deux cultures, deux publics mais souvent ces duos répondent aussi à une stratégie financière pour mieux vendre des artistes 

Dans ses interventions publiques, Idir a toujours été mis en demeure de définir son identité et de se situer par rapport à deux notions : l’amazighité et l’algérianité. Pourtant, il a sans cesse revendiqué les deux. Pourquoi un artiste doit-il se définir ? Son art ne suffit-il pas pour le définir ?

Au fond, par cette question, les gens cherchent à lui arracher des reniements. C’est le drame des minorités et des identités dominées et des dominés en général ; on vous somme toujours de dire qui vous êtes. C’est le cas pour  le Kabyle en Algérie, un immigré en Europe, un Copte en Egypte, un Kurde en Turquie, un musulman en Chine ou en Inde. Au fond, par cette question, les gens cherchent à lui arracher des reniements.

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À l’annonce de sa mort il y a quelques jours, des hommages ont fusé de toutes parts. Hommes politiques, artistes, intellectuels, chercheurs… En Algérie, des millions de personnes lui ont rendu un ultime hommage dans une belle spontanéité. Toutefois, il y a eu des voix qui, tout en condamnant son attachement à son amazighité, l’ont accablé et sont allées jusqu’à lui dénier son algérianité. Pourquoi Idir, qui a toujours été serein, suscite-t-il une telle violence? Que cache le rejet d’Idir par certains Algériens ?

Bien que beaucoup soient fiers de lui et aiment son art, Idir concentre en sa personne quelques qualités scandaleuses pour un certains nombres d’Algériens : c’est un algérien qui milite à haute voix pour la démocratie, un Kabyle engagé pour la promotion politique et culturelle de l’amazighité, un artiste moderne, un immigré heureux, un musulman agnostique, un intellectuel francisant, un homme admiré et célébré en France et en Europe….

Selon un témoignage de l’écrivain Rachid Oulebsir, Idir a dit que la seule chose dont il a le plus peur est « la sépulture exilique » (Azzka n Ughrib ». Il est pourtant enterré en France, comme l’a annoncé sa famille. Être enterré en exil, qu’est-ce que cela signifie pour un Algérien, un être très attaché à la terre natale?

La famille a sans doute obéi à la volonté d’Idir car il est inimaginable qu’il n’ait pas laissé un testament. Cela dit, pour Idir comme pour Mohammed Arkoun qui sont du même village, je trouve charmante mais aussi triste et même funéraire cette demande typiquement kabyle des Kabyles à vouloir exercer un droit de préemption (chfaa) sur la sépulture de l’un de leurs fils mort en exil. Pour moi, puisque vous me demandez mon avis, c’est un bel, très bel hommage de l’exil à la patrie.

Pour dire la non-mort d’Idir, l’écrivain algérien établi à Amsterdam, El Mahdi Acherchour, a écrit un petit dialogue d’une beauté renversante avec sa fille :-« Papa, comment dit-on Immortel en kabyle ? » demande la fille. –« Idir ! » répond le père. Idir survivra comment dans la mémoire et l’histoire ?

C’est mignon ! Idir est entré dans la postérité de son vivant même et depuis longtemps. Depuis une semaine, Idir n’est déjà plus un prénom kabyle mais une œuvre d’art 

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