« Je suis une mémoire pluri-traumatisée »(Hakim Laâlam, écrivain)

Hakim Laâlam est un homme d’un « naturel plaisantin et léger » comme il aime se qualifier. Dans cet interview, le sourire ne quittant pas son visage jovial, il disserte sur sa discrète vie d’écrivain, son métier de chroniqueur et ses choix dans l’écriture, notamment l’humour et la satire qui caractérisent son univers littéraire. Mais, revisitant la décennie noire, très présente dans ses livres, il en dit avec rage les ardeurs les plus actuelles  tout en appelant à un travail de mémoire et de transmission. Il plaide pour le témoignage qui gratte certes, mais qui cautérise, qui soigne et qui prémunit des périls à venir. L’islamisme, le poison vert, « n’a pas séché miraculeusement au soleil », insiste-t-il en promettant un roman sur le sujet à la rentrée sociale prochaine.

Vous venez d’avoir le prix de l’Association France-Algérie pour votre recueil de nouvelles,  L’homme-carrefour et autres histoires d’un pays impossible, publié en 2019 aux éditions Frantz Fanon. Comment avez-vous vécu ce moment ?

Un moment vécu dès la nouvelle annoncée par mon éditeur comme un instant de pur bonheur. Et ce sentiment n’a pas changé, des jours après. De la fierté aussi. Mais la fierté du forgeron, du menuisier ou de l’artisan boulanger de voir son produit fini apprécié. Oui ! Cette fierté-là, celle qui garde les pieds bien arrimés au sol, je la revendique. Peut-être tout de même un brin de nuage de tristesse dans les yeux. Ce prix, il m’est décerné à l’étranger. La reconnaissance est parvenue de France. Ici, chez moi, mis à part quelques titres qui se comptent sur les … phalanges d’un seul doigt, c’est le black-out intégral ! Une sorte d’omerta, mais qui ne m’étonne pas, connaissant un peu, au bout de près de quarante années de presse, le mode de fonctionnement de nombre de journaux. Je ne m’y arrête pas ! Pour une raison toute simple et tellement plus gratifiante : mes lectrices et lecteurs que je rencontre à l’occasion des séances dédicaces aux quatre coins du pays. Je ne souhaite pas d’autre reconnaissance que celle-là. Et ce prix, c’est un peu le syncrétisme de ces rencontres chaleureuses avec mon public. Je vis la distinction de l’Association France-Algérie comme un fluide circulant entre les « gens de bonne volonté » de part et d’autre de notre partage méditerranéen.

Votre livre est un ensemble de métaphores, déclinées dans un style satirique très puissant, qui expriment les différents maux qui rongent l’Algérie : la dictature, le racisme, la haine de la science, l’hypocrisie, la bigoterie, l’islamisme, etc. Lorsque vous écrivez, vous concevez votre écriture comme un miroir du réel ?

La linéarité m’insupporte ! Ou alors, c’est peut-être l’inverse. La linéarité ne me supporte pas. J’ai un regard éclaté sur tout ce qui m’entoure. Je n’ai pas choisi d’avoir ce regard-là. C’est ce qui m’entoure qui me renvoie des images en puzzles divers, en fragments et en situations pas toujours abouties. Justement, parce que c’est à mes yeux cela aussi, essentiellement, le « fil » de la vie. Un cheminement jamais rectiligne, pas toujours aboutissant, en pointillés, souvent, disparaissant parfois brutalement pour réapparaitre miraculeusement ailleurs, dans un ailleurs inattendu, voire fantasmé. Alors oui, n’assigner à mon écriture qu’une seule ambition, celle de tenter de coller à des incohérences, à ces soubresauts et à ses parcours cahoteux. D’ailleurs, plutôt que de prétendre leur coller aux basques par l’écriture, disons que je ne m’assigne pas autre chose à travers mes nouvelles et mes écrits de manière plus générale que d’essayer de raconter mes rencontres avec l’improbable et le déraisonnable. Si les chemins balisés, cartographiés, avaient la solution à nos maux, ça se saurait, depuis ! Je suis profondément convaincu que la solution est dans la marge. Les clefs d’un demain renouvelé en dehors des anciennes recettes qui ont épuisé le monde, l’ont fatigué ; ces clefs-là sont dans « les chemins de traverse » pour paraphraser Cabrel.

Vous faites souvent recours à l’ironie, à la satire et, parfois, à l’humour. Quel objectif assignez-vous à cette manière d’écrire ?

Un objectif, s’il n’en fallait retenir qu’un : la cohabitation apaisée entre l’écrivain et les lecteurs. Prenez une soirée, entre amis. Il peut arriver qu’à un moment ou à un autre, les discussions se crispent, des tensions peuvent tout faire partir en vrille. C’est souvent celui qui balance une vanne, sort un truc rigolo ou part sur un dérivatif loufoque qui remet la convivialité au centre de la soirée. Et souvent, permet surtout de continuer la discussion sur le même sujet qui fâchait pourtant l’instant d’avant, mais sur un autre tempo, moins arcbouté, moins tendu.

L’ironie, la satire et l’humour ont un champ des « possibles des dires » immense. Incommensurable ! Attention, je n’utilise pas ces moyens-là comme un paravent, pour juste affronter un réel souvent dramatique. Non ! Le ton dérisoire et mon style « léger du poignet » sont constitutifs d’un ADN, d’un mode comportemental. Je suis comme çà dans le… « civil ». Dans ma vie de tous les jours, en dehors de mon service obligatoire et vital d’écriture. Je n’ai pour seul glaive et en même temps bouclier que l’humour et la dérision. Avec cette armure-là, on ne gagne peut-être pas quantité de batailles, mais on survit, et avec en prime, un sourire accroché au coin de l’œil et de la bouche. Je n’ai pas d’autre prétention de butin attendu à travers mes livres, que celle-là, celle que je vous décrivais en début de réponse et que je répète ici, encore et encore : la cohabitation apaisée entre l’écrivain et ses lecteurs.

Dans votre écriture, la décennie noire est très présente. Pourquoi ? Est-ce un choix personnel ou est-ce dû à des traumatismes personnels que vous avez vous-même vécus ? Si c’est personnel, pouvez-vous nous relater un épisode qui vous a marqué ou traumatisé ?

Je vous fais remarquer que les choix personnels sont aussi et souvent la résultante de traumatismes. Donc, pas vraiment d’un choix ! Affirmer s’en être sorti de la décennie noire, rouge, peignez-là comme vous voudrez, sans traumatisme est une belle escroquerie ! Nous avons vécu un moment unique. Un long moment unique. Et j’en conviens, le qualificatif « unique » peut apparaître comme plus ou moins neutre, impersonnel et sans saveur historique, ne rendant pas franchement la nature extraordinaire de cette période-là. J’ai dit unique, parce que dans l’histoire des peuples, il y a toujours eu comme cela des moments tellement uniques, à nul autre pareils, qu’ils en sont devenus des référents constitutifs d’une mémoire collective et surtout fondateurs de civilisations, lesquelles, si elles ne sont pas réellement nouvelles, n’en sont pas moins régénérées, emplies d’un souffle nouveau. Ma peur, justement, c’est la rupture de ce lien de transmission entre le moment unique, l’instant long où on le vit et sa capitalisation ensuite, des années après. Le colonialisme, le fascisme, le nazisme et autres saloperies se terminant en « ismes » n’ont pu se voir inscrits pour ce qu’ils sont -tares d’une humanité un temps dévoyée- que parce que la mémoire a joué. Le témoignage a été là, a perpétué. La parole a été libérée, donc protégée. Et l’histoire écrite et surtout enseignée, et donc transmise. Notre décennie d’horreur n’a pas franchement été suivie de transmission, d’inscription sur nos murs et nos frontons et de tatouages sur les peaux de nos enfants des noms, des faits et des traumatismes vécus. C’est ce qui permet aujourd’hui à certains bourreaux d’hier de se pavaner dans l’espace, de reprendre leurs « prérogatives incantatoires » et de se poser même parfois en solution alternative. Cela me terrorise littéralement. Et ma terreur gagne mon encre ! Mais pas en un seul exemple. Pas en un seul épisode qui aurait plus marqué que tous les autres. Non ! Je suis une mémoire pluri-traumatisée. Et comme nombre d’autres, je n’ai pas vécu un drame d’une journée ou d’une semaine. Nous avons traversé une guerre de cent ans, de cent années concentrées en dix et des poussières d’oubli ! Ce sont tous ces fragments d’os, de peaux, ces torrents de sang en furie fluviale qui hantent mes nuits. Et n’épargnent pas mes jours. Les morts sont morts. Et les vivants vivent et revivent tous les jours leur mort esquivée, non rencontrée, ou juste différée. Un traumatisme plus fort que tous les autres ? Un souvenir encore plus tenace que le reste ? Je n’ai pas guéri de mes blessures pour opérer ce tri ! Du moins pas assez guéri. Peut-être qu’un jour mon écriture sera enfin « dé-hantée ». Débarrassée de ce passif de meurtrissures. Mais avant cela, et pour que les blessures guérissent vraiment, il faut les soigner, et cautériser les bouches des chirurgiens-charlatans qui voudraient procéder à des opérations de lobotomisation de nos mémoires pourtant encore « fraîches ».

Vous nous avez informé récemment que vous étiez en train d’écrire un roman sur le fascisme dans son expression la plus universelle. Vous imaginez un monde où les islamistes ont pris le pouvoir et vous mettez en scène toutes les dérives et les dépassements que véhicule leur idéologie. À quel niveau situez-vous la menace islamiste en Algérie et dans le monde ?

L’erreur mortifère est de croire que l’islamisme et ses éléments accompagnateurs, comme le terrorisme, sont derrière nous ! Ne risquent plus de revenir peindre nos murs et nos vies de noir et de graffitis blancs. Beaucoup affirment doctement que le peuple algérien à trop souffert du terrorisme pour qu’il s’y essaye aujourd’hui encore. Je n’ai pas cette chance-là d’un optimisme aussi béat. La quête de l’ignoble chez l’homme est permanente. Ce qui change, ce sont les voies d’accès à la citadelle des hommes et des femmes de bonne volonté. Le poison vert rejeté sur d’autres rives n’a pas séché miraculeusement au soleil. Il est juste tapi dans la vase et se cherche comme toute eau vicieuse des voies d’accès nouvelles. Je n’en veux pour preuve que ces messes plus ou moins récentes lors des marches du vendredi. D’anciens apôtres et de nouveaux adeptes réinvestissent à doses homéopathiques l’espace de vie et d’expression. Des leaders de l’opinion du changement, des ténors et des tribuns censés représenter cette alternative tant attendue au système décadent sont même allés en procession chez le principal gourou encore en vie à la tête de cette secte de « Hachichines ». En direct, sous tous les angles des caméras, des appareils photos et des micros, ils y ont procédé en bonne et due forme à une cérémonie d’allégeance, l’habillant -la travestissant plutôt- en visite humanitaire.

Je vous l’ai dit plus haut, je suis d’un naturel plaisantin et léger, mais sur ce point, sur ce point-là précisément, je préfère terminer sur une note moins gaie, plus grave : la bête est toujours là. À chacun de nous de la désigner du doigt. Le mien est trempé dans un encrier. Et je suis armé jusqu’aux dents ! Oui ! Ce livre dont je peux désormais vous livrer le titre, R.I, sera prêt, je l’espère, à la prochaine rentrée de septembre. J’y travaille tous les jours. Merci qui ? Merci le confinement !

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