« Jean Amrouche est une figure fondatrice des relations franco-algériennes » (Tassadit Yacine, anthropologue)

Toute en affirmant que l’indépendance de l’Algérie a été « bâclée longtemps à l’avance », l’écrivaine et anthropologue algérienne Tassadit Yacine a évoqué différentes problématiques en rapport à la mémoire franco-algérienne qui, souligne-t-elle est vue aujourd’hui par une génération « qui n’a pas vécu la guerre ». Tassadit Yacine revient également sur la figure de Jean Amrouche qu’elle situe au centre de « cette guerre des mémoires. »

Plus de 50 ans après les indépendances, la question de la colonisation reste au cœur des rapports entre l’Algérie et la France. Pourquoi ? 

Je pense que l’indépendance a été bâclée, elle n’a pas été préparée longtemps à l’avance, elle a été, en outre arrachée aux groupes conservateurs de l’Algérie française. Cette indépendance a été sanctionnée par des textes officiels mais, dans la pratique, elle a surpris les Européens partisans de l’Algérie française qui n’ont jamais imaginé quitter l’Algérie. Il ne faut pas oublier non plus que la population européenne n’était pas française d’origine (beaucoup ne connaissaient pas la France) et avaient du mal à accepter de partir dans un pays où ils n’avaient pas de liens. Pour les Algériens, c’est une autre dimension qui s’impose à eux, la reconnaissance dans les actes, qu’ils ont été des victimes. Au lieu de cela, on leur en veut d’avoir triomphé de cette situation.

Les rapports entre les deux pays évoluent au gré des soubresauts mémoriels qui les traversent, comme s’ils étaient otages de leur passé. Peut-on dire que l’indépendance ou la décolonisation ont échoué ?

On ne peut pas dire qu’il y a échec du côté algérien. Au contraire, il y a une fierté d’avoir arraché sa liberté à une colonisation et à une guerre sans nom. L’échec est du côté français dans la mesure où la population française d’Algérie dans son ensemble n’a pas fait son deuil. En France, en particulier au sein de certaines tendances politiques, les plus conservatrices. Les milieux de gauche étant plus favorables, cela va de soi.

La colonisation est une rencontre violente avec l’Autre, son imaginaire, sa culture. Cette violence, ce viol, a néanmoins pu donner des fruits en Algérie : la langue française, la culture, l’architecture, l’art culinaire, la philosophie politique. Peut-on considérer que ces influences sont légitimes même si elles sont le fruit d’un viol ?

La colonisation a permis la rencontre des langues, des cultures (littérature, cinéma, art) et des modes de vie (cuisine, musique, architecture, etc.) qui s’est effectuée dans un contexte de domination extrême. Les sociologues des années cinquante ont beaucoup étudié ces rapports inégalitaires où la culture coloniale est importée et imposée au colonisé dans sa totalité sans ménager les structures autochtones.  Parce que supérieur, le  dominant  propose  une référence, la sienne,  qui écrase de façon totale et radicale  une économie, une langue , une conception politique, etc. Les colonisés sont considérés comme des êtres inférieurs qui doivent prendre comme modèle le modèle légitime de leurs dominants, représentation de la réussite, de l’être achevé. Le code de l’indigénat ayant caractérisé les colonies françaises (En Afrique, en Asie, en Amérique) montre cette inégalité de statut officiellement assumée.  La différence des races est un critère de base de la colonisation.  Avec le temps, le colonisé n’a pas eu d’autres possibilités que de se mettre à l’école du colonisateur. Battus militairement, expropriés, dépossédés de leurs terres, couverts de dettes (impôts et lourds tributs de guerre), les Algériens n’avaient pas d’autre choix que d’emprunter au colonisateur ses armes pour survivre.  La soumission n’était pas que militaire, elle était aussi culturelle, linguistique, juridique et surtout symbolique. Cette aliénation première a été convertie en production, création qui a donné un produit original. C’est la rencontre avec l’Orient – même dans la violence – qui a   été à l’origine de l’orientalisme, par exemple (même si on ne l’aime pas)… c’est également au contact de la langue et de la culture françaises que sont nés les Taos et Jean Amrouche, Kateb Yacine, Mammeri, Dib. Ils ont donné une nouvelle « identité » à cette façon de s’exprimer en fondant la culture locale, orale, dans la langue française.

La rencontre entre les Algériens et les Français dans le contexte colonial se poursuit aujourd’hui encore, sous un autre visage, à travers l’immigration, la coopération, les harkis et leurs enfants, les mariages mixtes, ce que l’on peut appeler une amitié, etc.

Il faut travailler à ce que les jeunes ne souffrent pas des problèmes de leurs parents ou de leurs grands parents. Au fil du temps, il s’est passé quelque chose qui a échappé aux politiques et qui est de l’ordre du culturel, de la subjectivité et des convictions de chacun. La colonisation, la guerre, l’émigration, la coopération ont crée d’autres liens. Des amitiés, des mariages ont été à l’origine de liens très forts noués naturellement en dehors de tout projet politique. Le couscous est considéré à l’étranger (et même en France) comme un plat « français », grâce à la force de cette cohabitation qui s’est effectuée par les personnes. Jacqueline Arnaud, une grande spécialiste de Kateb Yacine, a été enterrée avec Ay agu, une chanson d’Ait Menguellet.  Françoise Carasso, enseignante dans les années 60 dans la banlieue d’Alger, a été accompagnée dans sa dernière demeure, il y a 10 jours, avec la musique d’Idir. Entendre cette musique ancestrale venue d’ailleurs a ému toute une assemblée de personnes françaises, algériennes et autres. C’est aussi cela le contact entre les peuples. L’Algérie a beaucoup pris à la France (fut-ce dans une grande aliénation) et la France de l’époque et même actuelle s’est beaucoup enrichie des cultures du Nord de l’Afrique : musique, théâtre, littérature. Je n’insisterai pas sur l’évasion des cerveaux dans tous les domaines de la recherche qui rendent service à la France. L’inverse n’étant pas vrai.

Ce rapport plus ou moins serein que l’on observe dans la vie de tous les jours résistera-t-il longtemps au poids du passé, aux traumas qui agitent les deux corps ?

La question est  très intéressante, un travail de mise à nu des traumatismes devrait être entrepris pour établir des rapports sereins et égalitaires. Les deux pays n’en prennent pas encore le chemin. Il ne faut pas perdre espoir. Avec la disparition des anciens, les jeunes français et algériens pourront regarder la réalité en face. Si Emmanuel Macron a reconnu que le colonialisme est un crime contre l’humanité, c’est précisément parce qu’il appartient à une génération qui n’est pas concernée par cette guerre.  En Algérie aussi, ce sont les plus anciens du système qui restent encore soucieux de défendre les valeurs révolutionnaires de 1954 alors que, pour les plus jeunes, elles sont dépassées.

Et l’usage du français alors ?

Le français n’a jamais été autant revendiqué qu’après les indépendances, car l’adhésion à cet enseignement relève du choix des parents et non d’une obligation comme en période coloniale. Les parents ne sont pas dupes, ils sont pragmatiques, ce qu’ils souhaitent c’est offrir une « situation » à leurs enfants quelle qu’en soit la langue. Le français étant une langue de promotion sociale qui ouvre des horizons vers un futur meilleur et donne la possibilité d’accéder à une culture riche « universellement » reconnue.

La figure de Jean Amrouche représente tout à la fois la complexité et la fécondité de l’histoire algéro-française.  « L’Algérie est l’âme de mon esprit et la France est l’esprit de mon âme », disait-il. Pensez-vous que l’Algérie et la France peuvent construire un avenir plus serein à partir de l’expérience amrouchienne, sachant que la famille des Amrouche, kabyle et chrétienne, fait l’objet d’un rejet quasi-systémique en Algérie ?

Vous avez raison de citer Amrouche qui a toute sa place ici dans cette guerre des mémoires. C’est d’ailleurs dommage qu’on ait oublié de citer cette figure fondatrice des relations franco-algériennes.  C’est l’un des rares intellectuels qui a perçu ce problème avec beaucoup d’anticipation prémonitoire. Son histoire très complexe (kabyle, chrétien, francophone) a été source de souffrance mais aussi de maturité et de pragmatisme, c’est d’ailleurs ce qui lui a permis aussi d’analyser avec beaucoup de courage et de lucidité sa condition, prélude à celle de ses compatriotes. Il ne sera pas compris au moment où il avançait ses vérités mais avec le temps on comprend mieux son combat. Son intelligence  a consisté à  distinguer  le fait colonial qu’il a combattu avec une extrême radicalité depuis 1945 (avec les massacres de Setif, Guelma) en revendiquant sans concession l’indépendance de l’Algérie et le fait civilisationnel. Jean Amrouche reconnaît le retard culturel de l’Afrique du Nord et l’apport de la civilisation européenne, nécessaire au combat politique. C’est un cercle vicieux : tout en dominant les intellectuels comme lui (et la population qu’ils représentent), le colonisateur a offert des armes permettant leur libération. Les lumières, la déclaration des droits de l’Homme, l’humanisme dispensés dans les universités françaises ont offert à cette élite  des instruments pour penser la domination. C’est ainsi qu’il a su distinguer la colonisation du peuple et de la culture françaises qui est universelle. C’est au nom de la seconde qu’ils vont combattre la première. Pour cette raison Amrouche associe les deux pays qui ont contribué à faire de lui l’homme de deux cultures, de deux pays. Si l’Algérie, la  Kabylie représente les racines,  l’histoire familiale et nationale, la France est celle qui lui a  fourni la langue, les outils intellectuels  pour accéder à la dignité, à l’humanité. Politiquement Jean Amrouche est cet Algérien qui s’adresse aux Français, il parle pour eux, car ils sont lui, et il est eux. Cette fusion avec l’Algérie endolorie l’accompagnera jusque dans sa tombe un 16 avril 1962.  Mais il est tout uniment de culture française car sans la langue française, Jean Amrouche n’aurait pas existé.

La langue française occupe une place de choix dans l’administration, les médias, la littérature, l’enseignement, la diplomatie, la politique et les communications informelles en Algérie. Toutefois, elle ne jouit d’aucun statut officiel. Que peut-on dire de la francité de la société algérienne ?

Soixante ans après l’indépendance, il est tout de même regrettable de revenir sur cette question. La langue française est présente en Algérie depuis 1830. Elle est pratiquée partout dans le pays. De plus, l’Algérie a donné au monde les plus grands écrivains, les plus hommes politiques. Pourquoi veut-on se débarrasser d’un outil de communication et de création formidable alors que, comme dirait Jean Amrouche et Jacques Derrida, la langue échappe à son propriétaire dès qu’on la parle. Le français appartient à ceux qui le pratiquent. Or, les Algériens parlent et créent dans cette langue et ils  doivent la conserver dans l’intérêt de leur culture et de leur pays.

L’éducation peut jouer un rôle déterminant dans l’apaisement et la réconciliation des mémoires entre l’Algérie et la France. Aller vers un socle éducatif commun au deux pays, notamment en matière d’histoire, peut-il être une première étape vers un avenir plus serein et plus fécond ?

Vous avez tout à fait raison. Il faut donner des enseignements neutres sans entrer dans les polémiques stériles qui obéissent souvent à l’idéologie. Le français est un mode d’accès à l’Europe, à sa culture, à ses techniques dont il ne faut pas se priver surtout qu’il est maîtrisé  (selon les  générations et les régions) par le peuple algérien.  En plus, à moins de faire dans la cécité, comment communiquer avec les immigrés en France, en Belgique ? Une réflexion lucide fondée sur le pragmatisme devrait prendre le pas sur l’orgueil et les problèmes du passé.

 

 

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