« J’écris pour ne pas sombrer dans la folie » (Abderrahmane Yefsah, écrivain)

Interrogé à l’occasion de la sortie de son roman Tikli (La marche), Abderrahmane Yefsah, frère du célèbre journaliste Smail Yefsah assassiné par la horde islamiste durant la décennie noire, revient dans cette interview sur les circonstances d’écriture de son livre et nous en donne quelques détails.  Il insiste sur la dimension testimoniale de l’écriture, qu’elle soit littéraire ou autre.

Vous venez d’annoncer la parution de votre nouveau roman, Tikli (La marche), aujourd’hui. Ce roman se veut, selon vos dires, un hommage à la marche historique du mouvement citoyen de Kabylie du 14 juin 2001. Comment vous est venue l’idée d’écrire sur cette marche ?

L’histoire a été de tout temps écrite par des vainqueurs. Et la nôtre, contemporaine,  risquait de  subir  les falsifications des plumitifs obséquieux au service des seigneurs régnants. Pourquoi se priver (laisser ce privilège à des gens qui font des enquêtes si St Augustin avait un passé peu ou prou  glorieux durant la guerre de libération ? Que Massinissa et Jugurtha étaient Djuhala, Kouffar !…). Un homme politique, dont je tairai le nom par décence, ne nous a-t-il pas exhortés de rentrer chez-nous et oublier les deux cents mille morts ? Des milliers d’orphelins, des veuves  éplorées dont certaines subissaient, comme leurs aînées de 54/62, le droit de cuissage. Et les pères et les mères ? Non, ce n’ « est pas un détail de l’histoire ! ». Pour une fois que nous pouvons le faire depuis notre longue et déchirante histoire. Je témoigne.  Il y a aussi le fait que cette marche avait un caractère pacifique qui, hélas,  a été ensanglantée par deux morts, des blessés et des centaines d’arrestations. Comment ne pas rendre hommage à ces femmes et à ces hommes qui avaient faits des centaines de kilomètres pour dire pacifiquement leur ras le bol ?  C’est un hommage à tout ce beau monde que j’ai voulu faire.

Qu’est-ce que cette marche représente pour vous ? Qu’est-ce qu’il y a de particulièrement marquant dans cet événement ?

Nous sommes les témoins de cette sale guerre et beaucoup l’ont été avec  la guerre de libération. Des marches ? J’en ai fait et toutes étaient contre le projet obscurantiste, contre la réconciliation, Wiam El Madani… et aussi pour le projet démocratique. J’ai usé bien des tallons durant les années 90/2000. J’en ai vu des orphelins et des mamans qui ne pouvaient compter sur quiconque, ne possédant aucune ressource. Les oubliés du pouvoir.

Le titre du livre est « la marche », mais vous n’en parlez que peu. Pourquoi ?

En réalité, cette marche a servi de prétexte à une rencontre, voire double rencontre, où le protagoniste principal, amnésique, après un passage à tabac dans un commissariat pour une fallacieuse accusation de complot, « main étrangère,  est venu déposer une gerbe de fleurs à la mémoire de cet ami englouti par l’eau boueuse de 2003 à Bab El Oued. Cette rencontre a permis à Haroun (Mohand Ouharoun) et à Luiza de se retrouver vingt sept ans après.

Lire aussi: « La marche », le premier roman sur le 14 juin 2001

Des retrouvailles et des interrogations  qui finissent par ouvrir une brèche dans la mémoire de l’homme. Il se réapproprie  sa mémoire avec les remontrances de cette femme et surtout après un deuxième passage à tabac. Il découvre son passé, oublié,  avec son emprisonnement et ses séries de bastonnades. Les deux racontent (témoignent) leur vécu difficile sous fond d’islamisme qui avait fini par prendre le relai de la peur de la mythique SM (Sécurité Militaire). La femme est restée célibataire, vingt sept ans, attendant l’hypothétique retour du bien-aimé. Le troisième héros est un ancien maquisard que la mort avait fini par rattraper, pas la sienne, mais celle de son fils unique, un appelé, victime du terrorisme et de sa femme tuée, chez elle,  lors des événements sanglants qui  avaient endeuillés la Kabylie. L’ancien raconte ses vécus peu reluisants durant la guerre de libération et même à l’indépendance.  Certains faits sont tirés de la réalité.

Pourquoi écrire une fiction sur cet événement au lieu d’un essai-témoignage ?

Il n’y a aucune fiction ou plutôt la réalité se mêle à la fiction ou vice versa. Tous les acteurs cités ont existé à un moment ou un autre de notre bouleversante histoire. Ils ont servi de toile de fond comme eux avaient contribué à sauver le pays. Je suis sûr que le lecteur y reconnaîtra quelqu’un, un proche… à la lecture du roman. Je marque noir sur blanc le vécu de ses héros comme eux l’ont fait avec leur sueur ou leur sang. Ils ont fait l’histoire et il est plus que temps de les sauver de l’oubli et de les donner comme exemple à cette jeunesse qui ne trouve son salut que dans l’usage de la drogue ou dans de chimériques visions levantines.

Dans ce roman, vous faites le lien entre la marche de du 14 juin 2001 et les inondations de Bab El Oued. Qu’est-ce que ces deux événements ont en commun ?

C’est l’élément déclencheur dans la narration. L’inondation de 2003 avait enseveli des centaines de personnes, des innocents, hommes et femmes sans distinction de rang social ni de religion… il est important de le signaler. Et parmi eux un ami, Omar Ait Si Ahmed, un garçon, un homme comme on en voit rarement. Un militant des causes justes et fils de maquisard, d’une jovialité extraordinaire. « C’est la justice divine » s’est exprimé le président de la République. Et comment ne pas réagir à de tels propos ? C’est du négationnisme ! C’est le linceul blanc de la nuit de noces entre islamisme et régime totalitaire.

Tous vos livres, depuis  … Et Caïn tua Abel, en passant par vos ouvrages sur votre frère Smail Yefsah, assassinés pendant la décennie noire, vous mettez toujours en récit des moments douloureux et sombres de notre histoire.  Autrement dit, vous faites toujours un travail de mémoire même si vous alternez entre roman, essai et récit. Qu’est-ce qui motive ce penchant chez vous ?

Je n’avais pas d’ambitions littéraires. L’écriture constituait pour moi un soulagement, une thérapie et j’en profitais. C’était un refuge pour ne pas sombrer dans la folie et me mettre à canarder sur tout  ce qui est ostentatoirement islamiste. Cette plume, ce remède s’est imposé à moi pour adoucir un tant soit peu ma colère, mon indignation et mes interrogations suite à l’assassinat de Smail, mon frère, et l’assassinat de milliers d’autres et parmi eux des amis : des innocents. Ce calme retrouvé m’a permis de m’occuper de  ma famille et de mes parents éplorés. Donc, j’écrivais et je mettais de côté, dans un terroir. …et Caïn tua Abel, mon premier ouvrage, entamé en 99, a été terminé en 2001 pour m’attaquer à Tikli (La Marche) en 2003 que j’ai finalisé en 2005. D’ailleurs, à l’édition, il porte 2005 en fin de roman.  En 2011, s’est présentée l’occasion de rendre hommage à Tahar Djaout.  Mon roman …et Caïn tua Abel  a obtenu le deuxième Prix Tahar Djaout  et ce fut le déclic pour les autres publications.

La feuille blanche constituait et elle continue de le faire un asile pour mon esprit fiévreux. Il y a d’abord le récit sur mon frère, un devoir de mémoire, édité en 2015 à compte d’auteur parce que certains éditeurs frileux ne veulent pas de mes ouvrages et il y aussi un fait  et je tiens à  le signaler : « Ce n’est pas à toi d’écrire sur ton  frère » m’avait répondu un éditeur approché pour son édition.

J’ai écrit également une nouvelle, primée à Lille, par la fondation Alain Décaux de la francophonie. Cette nouvelle, Un citron pour la chorba de maman, a obtenu le prix du grand jury en 2017.

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