« La Kabylie est un bouillon de culture » (Hacène Metref, promoteur culturel et directeur de Raconte-Arts)

Malgré le report de la 17ème édition du festival Raconte-Arts, Hacène METREF nous le fait vivre autrement, d’une manière exceptionnelle, en revisitant sa propre histoire avec cette magnifique aventure artistique et son remarquable parcours de près de 40 ans de passion et d’engagement au service de la culture. Un long voyage époustouflant fait et rendu possible grâce à toutes ses fabuleuses rencontres humaines. À cœur ouvert, et en homme de terrain, comme il aime bien se définir, il a bien voulu partager son expérience pour nous parler de ses projets ; mais aussi de l’héritage de Mammeri, de l’animation culturelle en Algérie,  du développement local par la culture et tant d’autres sujets et problématiques y afférents…

Pour le grand public, votre nom est désormais « collé » à Raconte-Arts. Qu’elle est votre histoire avec ce festival qui sillonne, d’année en année, les villages de Kabylie ?

C’est vrai que mon nom est associé à Raconte-Arts mais pour ceux qui me connaissent depuis au moins 20 ans, ils savent que j’ai initié des dizaines  de manifestations dont au moins deux ont connu leur heure de gloire. Il faut savoir que j’ai été à l’origine de la fête de la poterie de Maâtkas, déjà en 1992, et une année plus tard, j’ai initié le festival de théâtre de plein air d’Agouni Ahmed qui était considéré par les professionnels du théâtre que j’invitais comme une expérience intéressante, voire structurante. D’ailleurs, ce festival a eu droit à un article dans la très sérieuse revue : Théâtre de l’Europe. Je ne peux pas citer tout ce que j’ai entrepris ces 20 dernières années tant il y a eu des choses faites ici ou même à l’étranger, en France notamment. Voilà donc pour ce qui est de mon parcours. Ceci dit, je dois reconnaître que mon histoire avec Raconte-Arts est particulière et j’allais dire presque fusionnelle. Et c’est normal puisque je fais partie des trois fondateurs avec feu Salah Silem et Denis Martinez. J’en suis l’animateur principal pour ne pas dire le directeur. Et j’ai été longtemps la cheville ouvrière qui a fait que ce festival ne s’essouffle pas et survive aux aléas du terrain et à tous les blocages que nous avons subis.

Raconte-Arts n’a pas été un long fleuve tranquille. Au contraire, il a traversé des zones de turbulence qui ont failli le faire chuter. Aujourd’hui, il a atteint sa vitesse de croisière et est devenu le festival le plus couru du pays. Il est devenu trop grand, mais grâce à une équipe de militants formés dans le tas et qui sont très engagés, nous arrivons à tenir le coup devant cette déferlante de visiteurs qui effraie tout le monde.

Oui, j’ai été longtemps la cheville ouvrière de ce festival mais de plus en plus d’éléments dans l’équipe commencent à émerger grâce à leur travail. Et de ce fait commencent aussi à avoir de la visibilité. Et c’est une bonne chose car un festival comme Raconte-Arts ne peut pas être autre chose qu’une aventure collective. Une histoire d’équipe donc.

Exceptionnellement, la 17ème édition de cette année est finalement reportée pour 2021. Comment vivez-vous ce report imposé par la situation sanitaire qui prévaut actuellement ? Que diriez-vous aux fidèles abonnés et inconditionnels au sujet de cette décision ?

Comme vous le dites si bien, le report du Festival Raconte-Arts 2020 est imposé par la situation sanitaire qui prévaut actuellement dans le monde, pas seulement dans notre pays, puisque de grands événements culturels internationaux sont purement et simplement annulés et renvoyés aux calendes grecques. Nous n’avions pas du tout le choix, même si nous pouvions prolonger le suspense et faire croire aux gens que peut-être nous pouvions l’organiser en automne. Or, il ne servait à rien de maintenir un faux espoir devant une situation dramatique qui visiblement s’installait dans la durée. Nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge et la pandémie n’est pas prête de s’estomper si aucun traitement n’est trouvé dans les jours qui viennent. J’espère seulement qu’en 2021 nous pourrons effectivement organiser cette dix-septième édition qui nous tenait pourtant à cœur et qui était prometteuse sur tous les plans, après le succès phénoménal de l’édition de Sahel. Ce sera une édition spéciale, nous l’avons écrit dans notre dernier communiqué et elle cumulera les programmes de deux éditions, c’est ce qu’on pourrait appeler mettre les bouchées double.

Quant au public, surtout nos fans, je leur demande de comprendre la situation et de faire preuve de patience. L’année prochaine, si tout rentre dans l’ordre, ils vont se régaler car le festival leur réservera de belles surprises. Le moins que je puisse leur dire est que ce sera intense et qu’il y aura pour tous les goûts et tous les âges. Le festival gagne en notoriété à l’étranger. La participation étrangère s’annonce importante, avec des spectacles hauts en couleurs.

Qu’en est-il de la prochaine édition de Raconte-Arts ?

La prochaine édition, en fait, est celle de cette année qu’on ne fera que décaler pour l’an 2021. Prévue à Ait Aissi (Yakouren) du 18 au 25 juillet, elle sera reportée pour la saison prochaine, toujours dans le même village, mais à des dates différentes qui seront arrêtées en temps opportun. Le titre générique prévu : « Entre les chênes zen, la poésie » restera sans doute le même et nous garderons les deux thématiques initiales : la lutte des femmes et l’identité. Cette dernière renvoie au séminaire de Yakouren qui aurait eu 40 ans en 2020. Avec un décalage d’une année, nous fêterons donc son 41e anniversaire. Ce sera une petite halte que nous observerons avec tous les acteurs, qui le voudraient bien, de cet évènement fondateur organisé en 1980 à l’hôtel Tamgout de Yakouren, pour parler sereinement de l’évolution de la question identitaire, à partir de cette date à ce jour, à l’aune des avancées acquises par la question amazigh.

Mais 2021 c’est aussi et surtout le 150e anniversaire d’une date historique importante, à savoir l’insurrection de 1871 de Chikh Aheddad et El Mokrani. Et nous comptons marquer cet évènement avec nos moyens et notre façon de faire. Une visite de Lqalaâ N’Ath Abbas sera organisée pour clore le festival 2021 (17e édition) en beauté, malgré la douleur et la solennité du souvenir.

Votre dernière activité remonte au mois de février dernier en hommage à Mouloud Mammeri. Selon vous, pourquoi est-il si important et nécessaire de revisiter aujourd’hui son œuvre ? Un mot sur Dda Lmulud

Dda Lmulud est pour moi un intellectuel au sens noble du terme, c’est-à-dire, un vrai intellectuel qui  défendait des causes justes. Il était l’antithèse de l’intellectuel organique qui se met toujours au service des puissants du moment. C’était un grand romancier qui avait aussi accompli un travail titanesque de sauvegarde de notre patrimoine. Il est indéniablement, à mes yeux, celui qui a «  sauvé »  notre identité amazigh d’une mort absurde.

L’œuvre de Mammeri est pérenne et j’allais dire intemporelle, elle sera toujours d’actualité. Elle s’adresse et s’adressera toujours aux peuples dont les cultures sont minorées. C’est une œuvre qui interpelle, qui conscientise et qui nous réhabilite dans ce que nous sommes. Aujourd’hui, dans cette lutte du peuple algérien pour son identité et ses droits fondamentaux, il est plus qu’indispensable de revisiter ses écrits pour nous éclairer un peu plus et nous guider dans ces chemins de liberté que nous avons pris. Mammeri était et restera un éclaireur pour toutes les générations.

Où en sommes-nous de l’héritage de l’amusnaw ? Le travail de réhabilitation et de valorisation de notre patrimoine immatériel est-il bien assumé par la nouvelle génération ?

Nous avons fait du chemin et l’héritage de l’amusnaw est toujours là, mais ce qui manque le plus à la nouvelle génération, c’est la rigueur et la persévérance de Mammeri. Il faut lui emboîter le pas avec la même énergie et surtout la même conscience pour espérer continuer son œuvre. Je sais que des jeunes chercheurs essaient de faire un travail de fond. Aujourd’hui, dans tous les domaines des sciences humaines, tu trouves des amazighs qui ont fait un travail sérieux. Les disciples de Mammeri se comptent par centaines et se trouvent dans toute l’Afrique du nord. Il est non seulement une icône pour eux mais aussi une école à lui tout seul. Les jeunes travaillent, c’est sûr, il n’y a qu’à voir le nombre de publications qui sortent chaque année pour le constater. Seulement, je ne sais pas quelle est la qualité scientifique de ces travaux. Ce qui manque aujourd’hui, ce sont des chercheurs comme Rachid Bellil qui font un travail remarquable de terrain. Je n’ai cité que celui-là, mais je pense qu’il y en  a d’autres. Ce sont ces gens-là qui doivent animer le renouveau culturel du peuple amazigh.

Comment les générations futures pourraient-elles perpétuer justement le travail qu’il avait entamé ?

Là est toute la question, il ne s’agit pas d’encenser Mammeri et encore moins de faire dans le culte de sa personnalité ; son œuvre parle pour lui. Je crois qu’il a tracé un chemin et nous devons l’emprunter, chacun avec ses moyens intellectuels et sa volonté. Il faut faire un travail de terrain qui consiste à recueillir le maximum d’informations concernant notre société. Il ne faut pas oublier que  notre culture est orale. Aujourd’hui, il faut absolument passer à l’écrit. Faire des monographies de villages, recueillir des proverbes,  poèmes, mots rares, anecdotes et des légendes. Et bien d’autres choses que je ne saurais énumérer ici, tant il y a matière à faire. Je sais que l’héritage de Mammeri est trop dur à porter, mais même s’il est affaire de spécialistes, je suis de ceux qui croient que toute association ou individualité est en mesure de suivre les enseignements de Mammeri en faisant un travail de terrain, de longue haleine ; lequel travail doit être validé par des universitaires, bien entendu. Il y va de notre mémoire collective et de notre destin commun. Il faut continuer à interroger l’œuvre de Mammeri et mettre son travail à la portée d’un large public. C’est ainsi que les générations actuelles et futures peuvent perpétuer l’œuvre de cet immense personnage.

Pourriez-vous nous donner un aperçu sur cet hommage ? Quel bilan en faites-vous ?

Le programme que nous avons concocté pour commémorer le 31e anniversaire de sa disparition se veut didactique et tourné vers les scolaires qui doivent absolument s’imprégner de l’œuvre de l’un de nos plus grands écrivains. Car il faut dire que Mammeri a toujours été ostracisé par les pouvoirs publics, et il continue à l’être, même après sa mort. En revanche, la société est heureusement reconnaissante et lui voue un respect quasi sacral. 

Nous avons proposé plusieurs activités sous forme d’exposition-ventes de livres, de rencontres avec les scolaires, de lecture-spectacles devant la statue de Mammeri, de concours pour élèves du collège, etc. Nous avons voulu aborder le personnage du point de vue scientifique et littéraire et non plus seulement du point de vue affectif. Pour ce faire, nous avons invité 22 écrivains et quelques universitaires et chercheurs. Nous avons aussi invité 8 maisons d’édition et 4 librairies. C’est vous dire la richesse du programme mis en place. Il y en avait pour tous les âges et pour tous les niveaux. On a voulu toucher un large public, mais il y avait aussi des conférences de haut niveau avec des thématiques assez pointues, pour un public averti.

Et pour couronner le tout, l’aspect festif n’est pas en reste puisque nous avons organisé deux soirées artistiques. En fait, ces journées culturelles qui lui sont dédiées, sous le titre générique : « Mammeri raconté aux scolaires », sont annonciatrices d’un 1e Salon du livre en 2021, à la même période, c’est-à-dire en fin février.

Le bilan de la commémoration que nous avons organisé à la Maison de Jeunes de At Yani est mitigé. Nous sommes très satisfaits en tant qu’organisateurs pour ce programme riche proposé à nos concitoyens mais il faut reconnaître que le grand public n’a pas été au rendez-vous. Pourquoi ? Je ne saurais vous le dire personnellement. Avec l’association des activités culturelles et de loisirs de jeunes d’At Yani, présidée par Samir Amrane, qui est à la tête d’une jeune équipe constituée par Samira Tlili, Ahmed Saadi, Samir Adel et Abbassia Chahi, nous allons faire notre bilan et essayer de comprendre pourquoi les citoyens de la commune et ceux des communes voisines n’ont pas été intéressés par un tel programme. À partir de là, si les raisons ne sont pas subjectives mais objectives, nous apporteront des correctifs pour l’édition de l’année prochaine.

Ces dernières années, on enregistre le passage à la production en tamazight, particulièrement la littérature qui commence à reprendre du terrain. Comment appréhendez-vous cela ?

Oui effectivement, ces dernières années, on est passé du militantisme de revendication à un militantisme de production. Et je peux vous dire qu’il était temps. Je constate qu’il y a une littérature qui s’installe doucement mais sûrement, avec de nouvelles figures qui viennent enrichir notre paysage littéraire. Il s’agit d’hommes et de femmes assez jeunes qui écrivent des romans intéressants, à l’instar d’un de leur aîné : Amar Mezdad. La nouvelle génération de romanciers, comme Lynda Koudache ou Djamel Laceb, pour ne citer que ces deux-là, car je les connais personnellement, est douée et surtout très cultivée. Ce qui est rassurant pour la qualité des œuvres produites. Mais il y a aussi un travail d’adaptation ou de traduction à faire pour enrichir notre bibliographie amazigh en nous frottant à une littérature universelle. Et à ce titre, j’aimerais rendre hommage à notre ami Habib Allah Mansouri qui fait un travail remarquable. Il n’est pas le seul bien entendu, vous l’aurez compris.

Il y a aussi tout une production en poésie, mais vous me direz que cela n’est pas nouveau. Et vous aurez raison car la poésie, chez les amazighs en général et les kabyles en particulier, est un sport national. Mais la nouveauté est que les poètes éditent presque tous leurs recueils. Ce qui en soi est une bonne chose et renseigne sur le passage définitif de l’oral à l’écrit effectué par les nôtres. Pour toutes ces raisons, je suis donc optimiste.

Selon vous, réussir à vivre de son art est-il réellement possible ? Si oui, comment peut-on y arriver ?

Bien sûr qu’on peut vivre de son art, pourquoi ce qui est possible ailleurs ne le serait-il pas chez nous. Seulement, comme je l’ai dit précédemment, il faut tout d’abord une volonté politique. Le Ministère de la culture doit mettre une stratégie à long terme et structurer le secteur de façon durable. Mais les véritables enjeux sont au niveau de la libéralisation de l’acte de créer et de sa diffusion.

Il faut à mon sens, dans ce domaine, moins d’État pour plus de société. L’administration doit arrêter de gérer directement la chose culturelle pour la confier à des professionnels doublés de militants ou des militants qui se professionnalisent, sur la base d’un cahier des charges.  Je ne dis pas que l’État doit se désengager, je suis en train de dire qu’il doit juste mettre tous les moyens dont il dispose au service du développement culturel, mais ces moyens devront être confiés aux créateurs eux-mêmes, et non plus à de sombres fonctionnaires qui ont, soi-disant, pour mission de les redistribuer. Il faut changer totalement de mentalité pour insuffler une nouvelle dynamique à l’action culturelle dans notre pays.

En Algérie, tout est à réinventer pour espérer réconcilier un jour les Algériens désabusés avec l’art et ses produits. Pourtant, nous avons des créateurs qui ne manquent pas de génie. La création est là mais nos artistes peinent à vivre de leur art, pour toutes ces raisons justement. Libérons les énergies créatrices et encourageons les métiers d’intermédiaires indépendants qui seront chargés de la diffusion de la culture car ce sont eux l’interface avec le grand public.

Que pensez-vous de l’animation culturelle en Algérie justement ?

L’animation culturelle en Algérie n’est pas encore sortie des sentiers battus qui l’enferment dans une sorte de paresse intériorisée qui fait que personne ne s’en émeut, c’est comme ça et c’est tout. On a des animateurs fonctionnaires qui font semblant de faire bouger les choses et un public passif qui avale tout ce qu’on lui fourgue comme marchandise culturelle. Cela dit, il y a de très belles choses qui se font par la société civile un peu partout dans le pays, en termes d’animation culturelle, mais elles restent des expériences marginales. Et pour cause, les responsables chargés de la culture dans les différentes wilayas du pays, non seulement ils ne relaient pas ces expériences pour les promouvoir, mais ils font tout pour les étouffer dans l’œuf. Dans tous les domaines artistiques, il y a eu des expériences structurantes mais faute de soutien, elles se sont essoufflées. N’était-ce l’endurance et la ténacité de ses fondateurs et de son équipe d’organisation, Raconte-Arts aurait subi le même sort. Maintenant, concernant la Kabylie, il faut reconnaître que les choses sont totalement différentes par rapport aux autres régions du pays. Les raisons sont connues, elles sont sociologiques, historiques et politiques.

Je tiens à saluer à l’occasion des initiatives comme le Salon du livre de Boudjima qui est en train de devenir un rendez-vous livresque de qualité et les « Belles nuits du ramadhan de Boudjima » qui est une entreprise culturelle et commerciale. L’aspect économique et non plus seulement militant et engagé de la culture est nécessaire pour faire  vivre nos artistes. Et à ce titre, il est important que des initiatives comme cette dernière ou les « Belles nuits de Tigzirt » qui est un événement estival puissent exister et se développer. Nous sommes en train de passer à une autre étape de l’animation culturelle appréhendée comme entreprise culturelle commerciale. Personnellement, ce n’est pas mon truc mais je suis favorable car c’est le seul moyen qui puisse permettre à nos artistes de vivre de leur art et d’en faire un vrai métier, contrairement à ce que nous avons vu jusque-là : l’art comme activité sporadique qui ne fait pas manger son bonhomme.

Justement, contrairement aux autres régions du pays, qu’en est-il de la particularité culturelle de la Kabylie ?

Le particularisme kabyle n’est pas une vue de l’esprit. Nous sommes dans une région du pays qui a gardé son ancienne organisation villageoise, à savoir Tajemait. Grâce à celle-ci, la culture kabyle avec ses valeurs de solidarité et de résistance existent toujours. Cela est un fait sociologique indéniable. Tajemait a toujours été l’âme et le fer de lance de la résilience kabyle.

Historiquement, la Kabylie a joué un rôle important pour ne pas dire central dans les soulèvements contre l’occupant depuis fort longtemps. Je ne citerais que les révoltes les plus connues, celles de Lalla Fatma N’Soumeur et de cheikh Aheddad et El Mokrani. Et enfin la guerre de libération qui a fait de notre région le bastion central de la lutte armée. La Kabylie est fortement politisée et a accumulé une grande expérience de débats tous azimuts. D’ailleurs, c’est pour cette raison que les cafés littéraires et citoyens font florès. Non seulement il y a des animateurs pour les organiser mais il y a surtout un public avide de ce type d’activité. Voilà en gros ce qui m’amène à décréter que nous sommes une région particulière qui fait que l’animation culturelle est possible, n’en déplaise à tous les censeurs patentés.

Aujourd’hui, dans certaines communes, il n’y a pas un village qui n’a pas son association ou ses associations ; il n’y a pas un village qui n’a pas initié une fête ou animation quelconque. La Kabylie, c’est un bouillon de culture. Et avec mon expérience de terrain, je sais de quoi je parle.

Si on comprend bien, d’après vous, on peut aspirer à un développement local par la culture. Comment peut-on y arriver?

Je  dis oui tout de go, la culture est un vecteur de développement local tout d’abord, mais aussi de développement économique tout court.L’animation culturelle et sportive fait partie des secteurs qui assurent le développement local durable. À l’instar de l’artisanat, l’agriculture de terroir et le patrimoine matériel et même immatériel. L’animation culturelle et sportive est un vecteur puissant de socialisation mais elle peut être une source de développement économique tout aussi puissante ; mais encore faut-il que nos élus locaux prennent conscience de cela. C’est un autre débat car il faut savoir que ce n’est pas gagné d’avance. Pour voir les résultats d’une telle politique, il faut des années de travail acharné mais surtout l’élaboration par nos édiles d’un vrai projet pour leur commune. Il s’agit d’avoir tout simplement une vision prospective.

Dans les villages, des acteurs culturels préparent bénévolement les conditions d’un développement du tourisme culturel qui boostera non seulement l’économie locale villageoise mais sera un puissant tonifiant pour l’animation culturelle qui se transcendera carrément pour arriver à des standards internationaux. En Kabylie, nous sommes prêts pour relever ce genre de défis. Et les acteurs de ce renouveau sont pour l’instant en retrait et n’attendent que le feu vert des autorités pour montrer de quoi ils sont capables

J’ai vécu pour ma part une grande expérience à Maâtkas quand j’étais directeur du centre culturel là-bas. Avec les jeunes, nous avons mis en place une série d’activités dans les domaines de la culture, des sports et du patrimoine. Je peux vous dire que ces douze années passées dans cette belle région ont changé radicalement le visage de la commune. Nous sommes arrivés à mettre en place une fête de la poterie qui est devenue au bout de dix ans un évènement majeur dans le paysage culturel du pays, avec les retombées commerciales qu’elle a induites. Nous avons développé tous les sports possibles et, tenez-vous bien, tous compétitifs. Nous avons créé une dynamique culturelle qui a nourri une myriade d’associations.

Cette expérience, malheureusement, a été stoppée nette par la bêtise humaine. Mais malgré cela, je ne suis pas déçu car il restera toujours quelque chose qui refleurira un jour. En effet, les graines ont été semées et les jeunes qui ont vécu cette douzaine d’années sont tous capables de rebondir.  J’écrirais sans doute sur cette expérience qui pour moi est un vrai cas d’école. Non seulement symbolique mais qui commençait à donner des résultats économiques, d’où l’animosité je pense de certains élus.

Votre prochain projet, comme vous venez de l’annoncer, porte sur un salon de livre dont le lancement est prévu pour février 2021. Pourriez-vous nous en dire plus ?

J’avoue que les projets qui me tiennent à cœur ces derniers temps sont tous liés à la lecture publique et c’est à ce titre que je monte avec des amis et d’autres complices des Salons du livre. Vous savez, j’ai participé au lancement du « Salon du livre de Boudjima » dont je suis cofondateur avec un ensemble d’acteurs. Ce Salon est en train de se faire un nom et semble être sur de bonnes rails. Je me suis dit pourquoi pas un Salon du livre à At Yani dans le village de Mammeri. Depuis sa disparition, chaque année, un hommage lui est rendu le 28 février, date de son décès, par des associations d’At Yani qui, avec les moyens dont elles disposaient, ont réalisé de belles choses. Mais il manquait indéniablement un événement autour du livre. Et c’est comme cela que nous avons pensé à un Salon qui portera le nom de Mammeri.

C’est ce que nous envisageons de faire l’an prochain dans le cadre de l’Association Culturelle et de Loisirs de Jeunes (ACLJ), que nous avons créée au sein de la Maison de Jeunes de At Yani. Ce sera notre projet phare qui nous stimulera tous et nous permettra de nous structurer de façon ambitieuse.

Ma démarche actuelle est de promouvoir le livre partout dans les villages de Kabylie pour redonner à la lecture la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter.

Un mot sur l’entrepreneuriat culturel et la promotion culturelle dans notre pays…

Je ne pense pas qu’on puisse parler d’entreprenariat culturel dans un pays où il n y a pas de textes qui régissent ce domaine. Je n’en veux pour preuve que le fait qu’aucune troupe de théâtre n’a de statut officiel qui lui permette d’être autonome vis-à-vis des pouvoirs publics. Les seules coopératives « indépendantes » travaillent sur la base d’un vieux texte qui régit les coopératives agricoles et que Abdelkader Alloula a dépoussiéré et adapté au théâtre pour créer sa propre coopérative théâtrale du 1er mai. Et depuis, c’est devenu la seule possibilité d’exister après avoir acté votre coopérative chez un notaire.Tous les secteurs artistiques travaillent dans le flou total. Il faut comprendre par-là que les initiatives volontaristes sont à applaudir car elles ont le mérite d’exister mais qu’à un moment donné l’État doit jouer son rôle. Pour cela, il faut une volonté politique…

Pour l’instant, l’entreprenariat n’a pas encore vraiment droit de cité, mais dans quelques années, nous passerons à de nouveaux paradigmes et des concepts comme l’industrie culturelle qui s’installeront dans nos mentalités et nos pratiques. Ce jour-là, l’animation culturelle ne sera pas qu’une histoire de loisir mais bien plus que cela, un levier économique durable avec lequel on doit compter. Au même titre que le patrimoine et le tourisme.

Pour conclure, après tant d’années d’expérience et d’initiatives culturelles, qu’est-ce qui vous permet de réussir dans vos projets et surtout de vous inscrire dans la durée ?

Cette question me tenait vraiment à cœur et je vous remercie de me la poser. Les gens me la posent souvent, surtout les amis,  car ils sont étonnés que je tienne le coup pendant toutes ces années, malgré toutes les difficultés. Que ce soit un média qui le fasse pour la première fois me permet enfin de répondre à tous ceux qui semblent étonnés par ma réussite et ma longévité.

Je suis un passionné de la culture et de l’animation qui sont pour moi plus qu’un métier, un véritable sacerdoce. Pour réussir dans ce domaine, il faut être à la page de ce qui se fait culturellement à travers le pays et même à l’international ; il faut être crédible vis-à-vis des partenaires et reconnu par ses pairs. Il faut être rassembleur et un meneur d’hommes. Il faut savoir travailler en réseau et entretenir avec les artistes une relation d’amitié dans le respect mutuel. C’est vraiment le cas de le dire pour moi, je suis respectueux des artistes et ils me le rendent bien car pour la plupart, ils sont devenus mes amis. Le reste est une question de perspicacité, cela ne s’apprend pas : on a cette qualité ou on ne l’a pas.

La pérennité est une histoire d’engagement et de travail de longue haleine, mais c’est aussi et surtout une question de rencontre sur mon chemin de créativité. En effet, depuis mes débuts en 1981, dans le sud algérien, jusqu’à aujourd’hui en Kabylie, je ne fais que rencontrer des personnes incroyables qui m’ont toutes inspiré et marqué. Abderrahmane Chettih de Laghouat, malheureusement décédé cette année, a été pour moi un modèle d’engagement et de probité.  Ma rencontre à Alger en 1991 avec Denis Martinez est une véritable révélation. Et en l’invitant pour participer à la première fête de la poterie que j’ai organisée en 1992 à Maâtkas, j’étais loin de m’imaginer que notre amitié et complicité allaient durer 30 ans. Aujourd’hui, nous caracolant toujours ensemble sur les chemins de cactus avec Raconte-Arts.

Justement, si ce voyage a été possible c’est parce que nous avons rencontré des compagnons de route, que j’aimerais nommer, avec votre permission : Hamouche Bachouche, Mohamed Seddiki, Mbarek Menad, Arezki Diche ,Akli Smail, Karim Senhadj, Yahia Nesnas, Nacer lasbeur, la famille Ousmer (parents et fille), Leila Aguentil. Puis sur le chemin de cette caravane se sont joints des jeunes comme Rafik Hadouchi, Omar Ait Slimani, Lyes Hadjeb, Maklouf Oucheni, Thanina Halouane et Louisa Zanoun.

En conclusion, il faut travailler sérieusement en s’entourant des bonnes personnes pour espérer arriver à son but. C’est ce que j’ai fait à chaque fois, dans tous mes projets.

BIO EXPRESS :

El Hacène Metref, originaire d’At Yani, est né à Alger le 05 décembre 1959. Cadre dans le secteur de la Jeunesse et des Sports, il a occupé plusieurs postes de responsabilité, aussi bien au sud du pays qu’en Kabylie. Il est derrière la création de beaucoup d’associations. Il a lancé pas mal d’initiatives et monté aussi des projets culturels ; il est entre autres : fondateur de «La fête de la poterie de Maâtkas » (1992), qu’il a organisée pendant neuf ans ; co-fondateur du «Festival de théâtre de plein air d’Agouni Ahmed »(1993) durant près de dix ans avec Hamid Mezar, Kamel Mezoued et Karim Metref ; co-fondateur aussi, avec des amis et d’autres complices, des Salons du livre, à l’image du «Salon du livre de Boudjima»  qui est à sa sixième édition. Par ailleurs, il a eu le privilège d’activer en France, dans la région de Franche-Comté sur la culture algérienne. Pendant une quinzaine d’années, il a monté des projets de coopération avec la MJC de Valentigney qui ont permis à cette dernière de devenir une autorité sur les questions algériennes, en matière de culture. Actuellement, il vit et travaille à At Yani, dans sa région. Il est secrétaire général de la Ligue des Arts Cinématographiques et Dramatiques de Tizi-Ouzou en sa qualité d’organisateur de « Raconte-Arts» dont il est Directeur et co-fondateur, en 2004, avec feu Salah Silem et Denis Martinez, un festival international qu’il considère comme une sorte de consécration pour lui.

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