« La pensée d’Adonis est une rébellion contre le passéisme et le sacré » (Ahmed Dellabani, écrivain)

Ahmed Dellabani, philosophe, essayiste et écrivain, revient sur l’importance capitale de la pensée du poète syrien Adonis, auquel il a récemment consacré un ouvrage, Adonis : Un Prométhée arabe. « La modernité chez Adonis est non seulement une problématique purement esthétique ou poétique mais aussi un défi culturel global », estime-t-il. Il aborde également la façon dont la poète voit l’islam. « L’islam est désormais accusé d’être la source directe de l’extrémisme et du terrorisme qui sèment l’horreur dans le monde », souligne-t-il.

Vous êtes l’auteur d’un ouvrage singulier sur le poète syrien Adonis : Adonis, un Prométhée arabe. Vous-pouvez expliquer à vos lecteurs le rapprochement entre Adonis et la figure mythologique de Prométhée ?

Adonis : voici un nom qui représente, depuis plus d’un demi-siècle, le « voleur de feu » par excellence dans la culture arabe contemporaine. C’est un poète qui a su incarner l’esprit de la modernité artistique et intellectuelle vécue par les Arabes comme problématique de premier ordre qui remonte à plus de deux siècles. Nous croyons que notre poète a aussi incarné cette vision du monde aussi révolutionnaire que transgressive au sein d’une culture dominée – jusqu’alors – par un passéisme réactionnaire d’ordre religieux et social. D’où la nécessité d’une critique de la société arabe traditionnelle et ses fondements dominants sous forme d’une vision du monde hantée par l’absolu divin et l’absence de dynamisme permettant le dépassement des handicapes historiques que les Arabes ont découvert depuis l’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798. C’était « le choc de la modernité » selon l’expression d’Adonis lui-même.

Adonis : voleur de feu. Mais dans quel sens ? On sait bien que le Prométhée arabe s’est révolté depuis ses débuts contre la présence des dieux dans la vie arabe et, surtout, contre les fondements de la culture de soumission et du fatalisme qui nie à l’homme toute capacité d’agir ou de changer son sort. Cette culture transmise durant des siècles est vraiment celle de l’aliénation de l’homme dans l’institution qui a tant prétendu représenter le divin, la transcendance et la vérité absolue. Il fallait, donc, combattre cette structure et rendre à l’homme sa confiance en lui-même en tant que créateur de valeurs. Les fondements de la culture humaniste révoltée et exprimée par notre poète est celle de la rébellion la plus farouche contre l’héritage culturel médiéval dominé par la présence du sacré et de l’au-delà. Tout va changer avec le voleur de feu qui assume la grande responsabilité de rendre à l’homme ses droits divins de créateur et sa loge dans l’Histoire.

Dans son recueil surprenant Chants de Mihyar le Damascène paru à Beyrouth en 1961, paraît le visage naissant d’un poète rebelle et révolté contre une civilisation morte, déboussolée et qui a raté ses rendez–vous avec l’Histoire depuis des siècles. On y trouve du nietzschéisme dans une version arabe. Le thème central de ce recueil est la nécessité d’un renversement de valeurs dans un monde encore asservi par le divin, le despotisme politique et le poids du passé socialement et intellectuellement. Mihyar ici est le Zarathoustra d’Adonis. Tous les poèmes et les psaumes de ce recueil sont un hymne qui introduit un nouveau ton dans la culture arabe à travers un déicide annonçant l’avènement de l’homme créateur et la fin du règne divin qui a cédé la place à l’Histoire et au changement. Mihyar est le feu purifiant qui œuvre pour que ressuscite, enfin, le visage de l’Homme comme un phénix de ces cendres. C’est ce qui explique, de la façon la plus claire, comment la culture moderne s’est constituée comme un bouleversement qui a placé l’homme au centre de l’univers et fait de la vérité quelque chose qui se dévoile avec le temps à travers la recherche et l’expérience. Adonis a toujours exprimé le souci majeur de l’ensemble des intellectuels arabes progressistes d’inaugurer une nouvelle ère pour la culture arabe vu que la culture héritée et dominante institutionnellement est totalement incapable de réconcilier le royaume de l’homme naissant avec celui du sacré détrôné.

Dans son livre Violence et Islam, Adonis a renversé la table de la pensée arabo-musulmane l’accusant de ne pas connaître la vraie histoire de sa religion. Selon vous, où commence et où s’arrête la vérité par rapport à ce sujet ?

Adonis a consacré ce livre (paru chez Seuil en 2015) à la question des rapports entre l’islam et la violence, ou la vérité religieuse et le refus de l’autre dans un contexte mondial brulant caractérisé par la succession des attaques terroristes au nom de l’islam comme on le sait. C’est un livre dans lequel l’auteur développe une critique radicale de la vision monothéiste du monde. Ce qu’Adonis a voulu analyser dans son ouvrage, c’est les rapports de la vision religieuse monothéiste du monde à la violence systématique. L’unicité imposée comme vision du monde, selon notre penseur, s’est brusquement transformée en institution qui nie la réflexion libre sur le sens ou le sort toute légitimité. C’est ce que refuse et dénonce Adonis au nom d’un humanisme nouveau et d’une attitude critique qui prend en charge de s’attaquer radicalement à cette vision surtout « dans ses manifestations institutionnelles » selon son expression. L’unicité issue des monothéismes est, en quelque sorte, la boite de Pandore qui accouche toujours de violences et d’horreurs en tant que vision close et qui refuse la différence, la diversité culturelle et prône l’exclusion et l’anéantissement de l’autre au nom d’un sacré.

J’ai, pour ma part, écrit – depuis quelques années – un texte critique sur ce livre. Mon reproche a porté sur la position presque essentialiste que mon grand ami a adoptée vis-à-vis de l’islam et ses rapports complexes avec le monde d’aujourd’hui. Mon premier constat fut ceci : quoique son attitude fût, à un certain moment, en faveur de l’analyse dite « de gauche » qui explique l’explosion de la violence et la montée du fondamentalisme religieux en mettant l’accent sur les facteurs socio-économiques et le désespoir causé par l’échec de l’état-nation arabe, Adonis penche actuellement, de plus en plus, vers la thèse culturaliste qui explique la complexité de la situation en examinant la culture et la vision du monde qui en émane. Cela veut tout simplement dire qu’une certaine vision essentialiste a gagné du terrain au détriment d’une autre approche qui ne voyait dans l’islam actuel qu’un refuge identitaire ou l’expression d’un malaise. L’islam est désormais accusé d’être la source directe de l’extrémisme et du terrorisme qui sèment l’horreur dans le monde. Adonis, en se penchant dernièrement sur cette question brulante, voulait aller plus loin dans la critique des fondements de l’islam et de sa conception de l’homme et du monde en dévoilant la relation structurelle entre la vérité religieuse et la violence. Une critique voulant débarrasser le sens de l’existence de l’emprise du religieux et ouvrir, ainsi, de nouvelles voies pour l’homme arabe vers un humanisme nouveau.

Toute la poésie d’Adonis est un appel à la révolution pour un changement radical des mentalités arabo-musulmanes. Selon vous, y-a-t-il que la religion qui soit un frein pour la modernisation de ces sociétés ? Est-ce pour cette raison que la poésie d’Adonis ne s’enseigne pas dans nos écoles ?    

Une poésie arabe moderne et une société arabe moderne : voici ce qui résume les soucis d’Adonis durant son parcours de créateur pendant des décennies. Une poésie qui se délivre des traditions pour embrasser son temps et renouer avec les sources de l’existence en tant que questionnement philosophique et esthétique ; et une société qui s’affranchit des structures patriarcales pour fonder les conditions nécessaires permettant le surgissement de l’individu libre et l’émancipation de l’esprit créateur. On ne peut jamais, selon Adonis, parler de modernité sans cette inévitable révolution copernicienne qui place l’homme au centre de l’univers. La modernité, en un seul mot, est l’odyssée glorieuse de l’homme envahissant, petit à petit, la place qu’occupait jadis le sacré forcé à prendre sa retraite. C’était, d’ailleurs, le souci de la majorité des intellectuels arabes depuis l’ère libérale baptisée Al-Nahda : Khalil Gibran et Taha Hussein en sont les témoins les plus illustres. On a l’impression qu’Adonis a le privilège d’avoir cette singularité de représenter l’intelligentsia arabe la plus radicale et la plus marquante depuis les années cinquante.

La modernité chez Adonis est non seulement une problématique purement esthétique ou poétique mais aussi un défi culturel global. C’est une question qui se pose à la société arabe et à sa culture dominante. Un souci de dépassement et de délivrance.

Le premier constat – s’agissant de la culture arabe dominante historiquement et institutionnellement – c’est qu’elle est une culture traditionnelle. Elle est marquée par la présence du religieux et le poids du passé resté – jusqu’ici – à l’abri des grands bouleversements historiques et critiques. Elle est « la culture du croyant et non pas celle de celui qui pose les questions », a écrit Adonis. Il est bien évident que cette culture s’est fondée sur des vérités ultimes dont le pouvoir politique s’est toujours servi pour se légitimer. Le questionnement, c’était comme tendre la main au fruit défendu. Le dogmatisme religieux qui puise dans l’interprétation du donné révélé à sens unique l’a emporté sur la liberté de pensée. Le paradigme du monde clos s’est établi dans la sphère arabo-islamique une fois la lecture orthodoxe du texte sacré fut imposée. Cette vision du monde a engendré une culture d’exclusion et de condamnation, et s’est directement transformée en « métaphysique du bourreau » selon le mot de Nietzsche critiquant, quant à lui, le christianisme historique transformé en Inquisition.

Tout cela a énormément contribué à promouvoir le fixe au détriment du mouvant dans l’histoire arabe si on reprend ici des concepts célèbres forgés par Adonis lui-même. Ce qui explique, d’une certaine manière, l’immobilisme historique et l’exclusion de l’esprit critique qualifié, en général, d’hérésie ou de mécréance. Le symbole de cette civilisation est Adam et non pas Prométhée. La repentance plutôt que l’aventure et la révolte. Dès lors, la culture arabe s’est trouvée assiégée par les dogmes. L’interdit et le tabou devinrent l’une des caractéristiques les plus marquantes d’une culture où tout semble céder en faveur du monde fini. L’arbre défendu est plus que jamais loin d’être à la portée des curieux chassés dans le paradis de la servitude et de l’obéissance.

Pour conclure – en réponse à votre question –, il est clair qu’Adonis critique la présence de la religion institutionnalisée et non pas le droit à la croyance dans la sphère publique. Quant à la place de la religion dans la société, notre auteur la situe, bien entendu, dans la sphère privée en tant que relation entre l’individu et Dieu dans la mesure où la nostalgie de l’absolu est garantie par le droit à la liberté dans l’État laïc et démocratique. Il faut, selon lui, débarrasser le sacré religieux de l’instrumentalisation par les pouvoirs politiques arabes qui s’en servent comme simple moyen de légitimation et d’oppression. On peut facilement comprendre, dès lors, le danger que représente une pensée pareille dans le monde arabe. La pensée qui « dérange » politiquement et qui met en question la légitimité capturée par les pouvoirs oppressifs n’a pas droit de cité chez nous.

L’identité est un concept qui domine l’œuvre d’Adonis. Dans son ouvrage L’identité inachevée, il soutient que l’identité n’est pas un fait statique, mais  dynamique et en perpétuel changement. Comme considérez-vous ce mode de pensée ?

Effectivement, l’identité dans l’œuvre d’Adonis n’est plus une chose constante qui transcende l’histoire et l’évolution. Elle n’est pas non plus une donnée figée à caractère ethnique, culturel ou historique comme on l’entend souvent. L’identité n’est pas aussi cette identification à un idéal ou à un passé glorieux.  Elle est toujours une symphonie inachevée ouverte à la dialectique avec le monde et l’enrichissement à travers la présence de l’autre. Ceci veut dire, en un seul mot, que l’identité n’est pas un héritage mais une invention. Elle n’habite pas la loge du passé mais l’horizon ouvert du devenir. « L’identité est un devenir, ou elle n’est qu’une prison », a écrit Adonis. Il est clair, alors, que l’homme dont la vie est un projet – dans le sens sartrien – se trouve projeté vers l’avenir pour se réaliser librement en choisissant son sort. Le visage de l’homme est toujours à façonner. Cet enseignement fut à l’origine d’une nouvelle conception de l’identité conçue comme évolution et mouvance dans le temps. La conception de l’identité figée n’est qu’une ruse et instrumentalisation idéologique du pouvoir politique et religieux en place qui sert à légitimer l’oppression et combattre toute tentative réelle de changement. L’idéologie dominante monopolise le discours identitaire et parle toujours au nom des dites « constantes » en quête de légitimation dans l’espace publique qui se sert de la violence symbolique comme l’a bien définie Bourdieu. Ceci dit, l’identité dans le sens idéologique signalé plus haut reste toujours un moyen efficace de domination et de contrôle sur le présent. Le problème de tout discours sur l’identité, c’est qu’il reflète un fond dominé par les luttes féroces exprimant, d’une façon implicite, cette volonté d’hégémonie sur l’autre.

Le problème réside alors, comme je l’ai signalé, dans l’instrumentalisation de l’identité comme simple moyen idéologique de domination. C’est pour cela qu’Adonis a voulu libérer ce besoin d’appartenance du joug passéiste et paternel pour le situer dans la migration vers le futur. L’identité, jusqu’ici, a été pensée comme une situation-siège et non plus comme réalisation inventive de soi. Mais ce qui pose problème actuellement, à notre avis, c’est que le souci identitaire et le repli sur soi s’accentue de plus en plus dans la mesure où la mondialisation libérale marchande n’a pas pu favoriser le cosmopolitisme culturel. Par contre on assiste toujours à une régression incarnée par l’explosion de l’affirmation identitaire et des fondamentalismes exprimant la détresse qui a gagné l’ensemble des opprimés et tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans le présent. La mondialisation représentée par l’économie de marché, le profit et les inégalités a provoqué une résistance farouche d’ordre ethnique et religieux. Il fallait, à tout prix, se mettre à l’abri du présent injuste et cruel. Le sacre du passé est, dorénavant, le mot d’ordre. Tout cela a représenté un prétexte favorisant toutes les formes de retour dans quelques aspects de la pensée arabo-islamique et même en Occident comme en France par exemple.

Il faut noter ici que la poésie d’Adonis s’est intéressée, elle aussi, d’une façon critique à la question de l’identité comme on peut le constater dans son grand poème Ismaël écrit en 1983. Ce poème célèbre l’affranchissement de l’identité arabe du joug religieux, du totem culturel et des récits fondateurs en réclamant l’identité ouverte au jeu de la créativité et au futur.

Au final, en tant qu’intellectuel algérien, que représente pour vous Adonis ?  

J’ai toujours préféré – pour une bonne exposition de la pensée d’Adonis et de sa vision du monde – me référer à deux citations très représentatives qu’on peut considérer comme des clés pour pénétrer son œuvre. Ces deux citations sont tirées de deux livres différents d’Adonis et se rapportent à la question du sens et de son fondement intellectuellement et poétiquement : « Le sens est devant l’homme » et « Le sens est le produit de l’écriture ».

On peut bien, à notre avis, saisir l’ensemble de l’œuvre d’Adonis à partir de ces deux citations. La première résume d’une façon intense l’attitude de l’écrivain envers la question de la vérité au sein de sa propre culture fondée sur le dogme religieux dans le passé et le dogme idéologique à partir des années cinquante. Dans les deux cas règne d’une façon marquante l’a priori. Adonis veut libérer l’esprit dans sa confrontation avec l’inconnu et contribuer, ainsi, à la naissance d’une nouvelle culture arabe délivrée de la transcendance dogmatique qui l’a tant rendue prisonnière du texte religieux ou idéologique. Quant à la deuxième citation, elle se rapporte à la question de la création littéraire dans sa relation avec le sens. Loin de considérer l’écriture poétique comme simple variation sur le texte idéologique ou sur un texte premier, Adonis prône une nouvelle écriture qui se présente comme aventure, à travers le langage, dans la nuit du monde.

Ceci dit, l’importance d’Adonis réside, à mon avis, dans sa présence singulière en tant que poète pour qui l’écriture poétique est une transgression culturelle dans la mesure où elle jaillit de la subjectivité dans une culture fondée sur le conformisme religieux et l’exclusion du sujet pensant. Il fallait, selon lui, arracher les droits du « Je » créateur face à cet anéantissement qui a, depuis longtemps, voulu étouffer le feu de la liberté individuelle sous les cendres du paradigme culturel traditionnel que j’ai mentionné précédemment. Voici ce que représente Adonis.

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