«La promotion des langues premières au Maghreb passe nécessairement par leur enseignement à l’école» (Foued LAROUSSI, sociolinguiste)

Dans cette interview accordée à Algérie Cultures, Foued LAROUSSI, Professeur de sociolinguistique à l’Université de Rouen Normandie, évoque les problématiques sociolinguistiques liées au contexte maghrébin et ce qui en découlent comme notions complexes à l’instar de l’identité, le plurilectalisme, la glottopolique, etc. : « Il faut aussi que les linguistes maghrébins, notamment les jeunes, se saisissent du problème en décrivant la situation linguistique comme elle est et non comme elle devrait l’être. Bien sûr, cela nécessite une prise de conscience pragmatique, débarrassée des considérations idéologiques et dépassionnée » estime-t-il

Dans l’une de vos interventions, vous remettez en cause la schématisation sociolinguistique répandue des trois pays, à savoir l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. Vous considérez donc que chacun de ces trois pays a une spécificité sociolinguistique particulière. Pouvez-vous nous décrire la situation sociolinguistique en Tunisie ?

Oui, bien qu’on ait l’habitude de présenter le Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie) comme une entité socioculturelle et linguistique homogène, il s’agit, en vérité, de trois pays sociolinguistiquement différents ; les problématiques linguistiques n’y se posent pas dans les mêmes termes et sans doute pas avec la même acuité. Par exemple, pour ne citer que cette question, la langue amazighe connaît des réalités différentes dans les trois pays, et la gestion officielle en diffère d’un pays à l’autre. On pourrait dire autant du français ou de l’arabe, etc.

Quant à la situation sociolinguistique tunisienne, comme celle de toute situation linguistique, elle est en pleine mutation. Faute de place, je ne peux pas passer en revue tous les détails, mais je serais contraint d’aller à l’essentiel. Deux points fondamentaux caractérisent aujourd’hui cette situation, à savoir la réhabilitation de l’arabe tunisien ou le tounsi sur la scène quotidienne et le recul net du français. L’arabe tunisien, langue, qui reste malgré tout, officiellement minorée, grâce notamment aux réseaux sociaux, Facebook, en particulier, a envahi toutes les sphères publiques (radio, télévision, réseaux sociaux, etc.). Il y a des voix qui s’élèvent, aujourd’hui, en Tunisie, pour réclamer sa standardisation. Cela nous incite à dire que, pour parler de la réalité sociolinguistique tunisienne, on ne pourra plus se contenter de plaquer des modèles figés tel le modèle diglossique du sociolinguiste nord-américain Charles Ferguson (1959) considérant le tounsi comme une « variété dialectale » ou « basse ». La situation sociolinguistique tunisienne relève de la post-diglossie, en ce sens qu’il s’agit d’un retournement de situation. On ne peut, me semble-t-il, continuer à stigmatiser les langues premières des locuteurs maghrébins en les considérant comme des dialectes au sens propre du terme ; cette époque est révolue. Il faut aussi que les linguistes maghrébins, notamment les jeunes, se saisissent du problème en décrivant la situation linguistique comme elle est et non comme elle devrait l’être. Bien sûr, cela nécessite une prise de conscience pragmatique, débarrassée des considérations idéologiques et dépassionnée. Le second point, caractérisant la situation sociolinguistique tunisienne, concerne le recul du français. Bien entendu, il y a longtemps que cette problématique a cessé d’être posée en termes de décolonisation. Ce qui est regrettable en Tunisie, c’est que le français a été utilisé à des fins idéologiques notamment pendant les deux décennies de Ben Ali, autrement dit pour faire pression sur la France accusée parfois d’ingérence. Mais cela n’explique pas tout. La politique – ou plus correctement la non politique –  de Ben Ali en termes d’éducation a été catastrophique : affaiblissement de l’enseignement public au profit de l’enseignement privé, montée du clientélisme, marginalisation de l’enseignement du français, conception strictement instrumentale des langues étrangères, etc. Il en ressort que le français est aujourd’hui en train de reculer à une vitesse grandissante. Pour en donner un exemple, lors de l’examen du bac cette année, 2020, les chiffres qui circulent sur les réseaux sociaux indiquent que 7000 copies ont été notées 0/20 (zéro sur vingt) à l’examen de français. Sans doute ces chiffres sont-ils exagérés, néanmoins ils en disent long sur la décente aux enfers du français en Tunisie. En l’absence d’une politique éducative ambitieuse qui remettrait les choses à plat en confiant les tâches attendues à des personnes qualifiées en fonction de leur compétence et non de leur appartenance politique, la situation de l’enseignement en Tunisie ne peut qu’empirer à l’instar du pays entier.

Suite au plurilinguisme qui désigne la co-existence des langues dans une communauté donnée, et le multilinguisme qui est le maniement multiple de langues par un même locuteur, vous introduisez un nouveau concept dénommé « plurilectalisme ». Que signifie-t-il ? Et pourquoi tel concept ?

« Il faut rendre à César ce qui appartient à César ». Ce n’est pas moi qui suis à l’origine du concept du « plurilectalisme », mais le professeur Jean-Baptiste Marcellesi qui l’a suggéré dans la revue des Cahiers de Linguistique Sociale (CLS, n°22), en 1993 que j’ai dirigé et qui portait sur la minoration linguistique au Maghreb. Mais il revient à moi d’avoir précisé, à maintes reprises, les contours théoriques de ce concept et de l’avoir entre autres utilisé pour rendre compte des situations sociolinguistiques du Maghreb et de l’outre-mer français, Mayotte en particulier.

Venons-en maintenant au concept lui-même « plurilectalisme », avec ce concept les sociolinguistes rouennais ont franchi un pas supplémentaire dans la reconnaissance de la variation intra et inter-linguistique. Construit sur le modèle de plurilinguisme, le terme a comme unité de base le lecte. Les sociétés plurilectales sont le plus souvent des sociétés où les langues, les variétés, dialectes, les idiomes, etc. sont généralement stratifiés, hiérarchisés. Comment donc peut-on rendre compte de la variation interlectale, plurilectale ou polylectale sans reconduire pour autant les modèles de hiérarchisation – je viens d’évoquer le modèle de Ferguson supra – qu’on récuse par ailleurs. Le concept de plurilectalisme s’y prête bien car il a l’avantage de neutraliser les oppositions de type langue vs dialecte, idiome ou patois, langue étant conçue non comme un système mais comme un usage. Autrement dit, une attention particulière est accordée aussi aux travaux traitant des représentations linguistiques que les locuteurs associent aux langues : valeur, esthétisme, sentiment normatif, etc. Ces représentations et les distorsions qu’elles introduisent dans la description de la langue font partie des modes de construction des réalités sociales, et, à ce titre, elles sont constitutives des faits sociaux. La prise en compte de ces derniers s’impose particulièrement lorsqu’il s’agit de la réflexion sur la notion de langue, réalité résultant d’interventions multiples où s’intriquent des techniques de fixation à la fois descriptives et prescriptives.

L’identité est à la fois singulière et plurielle : singulière puisqu’elle est souvent associée au processus d’homogénéisation et d’universalisation ; plurielle car est l’objet d’appropriation et d’étude de nombreuses disciplines. Dans le même article cité supra, vous faites un distinguo entre identité et identification. Quelle différence y a-t-il entre ces deux notions ?

Effectivement, concernant surtout mes travaux sur le Maghreb, j’ai proposé d’analyser les rapports entre langue et identité plutôt en termes « d’identification » que « d’identité », ce dernier concept ne m’étant pas apparu univoque. Pour ce qui est de la théorie linguistique, je m’inscris dans le courant interactionniste selon lequel dès le début de la vie, le regard de l’autre renvoie une image, une personnalité, des modèles culturels et des rôles sociaux que le sujet peut accepter ou rejeter mais par rapport auxquels il ne peut éviter de se déterminer. Au sein des réseaux familiaux et sociaux, qui situent un individu dans le monde à tout moment de sa vie, se construisent et se reconstruisent inlassablement les traits qui le définissent et par lesquels il se définit face aux autres, et est reconnu par eux. Par interaction, je n’entends pas seulement les interrelations personnelles, mais de manière générale, l’interaction entre l’individu et le monde qui l’entoure, c’est-à-dire les autres individus, les groupes et surtout les structures sociales.

L’identité se présente donc moins comme une entité figée que comme un processus de référenciation dynamique et évolutif suivant des critères complexes et largement dépendant des situations d’interaction. Cerner les phénomènes en termes d’identification et non d’identité, c’est, à mon sens, insister sur le processus et la flexibilité des processus identitaires. Un individu peut s’identifier comme étant (ou pas) membre d’un groupe donné. Le fait de s’identifier comme non-membre du groupe peut se faire par auto-exclusion (quand l’individu choisit lui-même de ne pas s’identifier au groupe), ou bien par hétéro-exclusion (lorsque le groupe en question l’identifie comme étant non membre du groupe). Nombre de stéréotypes, construits culturellement (mass média, récits, discours officiels…) favorisent l’auto-identification et jouent un rôle considérable dans l’élaboration de ces idées toutes faites auxquelles on s’identifie.

Aussi doit-on préciser que l’identification à un groupe, à un peuple ou à une nation n’est pas toujours un processus conscient, en ce sens que l’on ne possède pas forcément les propriétés que l’on s’attribue par auto-identification. Prenons, par exemple, le cas des locuteurs arabophones du Maghreb, nombreux d’entre eux qui revendiquent l’arabe littéraire comme langue première, ne le maîtrisent que peu, voire pas du tout, ce qui implique que le processus d’identification à telle ou telle autre langue n’est pas toujours justifié par une pratique linguistique réelle. Reste que l’auto-identification ne se fait pas librement mais sous la pression de contraintes multiples, en particulier sous l’influence du discours idéologique. Si l’hétéro-identification est à distinguer de l’auto-identification, il ne faut pas les dissocier, les deux processus interagissant continuellement ; en d’autres termes, ils ne sont pas réunis dans une simple juxtaposition mais intégrés dans un tout structuré et cohérent.

On vous attribue la paternité du concept de « glottopolitique » que vous citez dans vos écrits et qui a donné, par conséquent, naissance à la revue Glottopol de l’Université de Rouen. Vous soulignez que ce terme s’inscrit dans une double dimension à la fois « macro » et « micro » et qui marque une rupture avec la dichotomie saussurienne langue vs. parole. Comment vous définissez la glottopolitique ? N’a-t-elle pas la même synonymie que politique linguistique ?

Là aussi je ne prétends pas revendiquer la paternité du concept de glottopolitique ; ce sont mes deux professeurs, devenus plus tard mes collègues, Jean-Baptiste Marcellesi et Louis Guespin, qui étaient à l’origine du concept. Lorsque je suis arrivé au début des années quatre-vingts comme étudiant à Rouen et après avoir fait toutes mes études supérieures au sein de l’université de Rouen, j’ai collaboré beaucoup avec ces deux illustres maîtres notamment dans la recherche sur la glottopolitique. Je peux aussi dire qu’il me revient d’avoir élargi et étendu l’utilisation de ce concept en le combinant avec celui de la minoration linguistique à l’espace sociolinguistique maghrébin.

Pour ce qui est du concept lui-même, il ne relève pas d’une volonté terminologique novatrice, prétendant remplacer un terme par un autre, politique linguistique par glottopolitique mais c’est la dynamique et l’utilité sociale qui l’ont imposé. La glottopolique est polymorphe, car en tant que pratique sociale, tout le monde fait de la glottopolitique consciemment ou inconsciemment, et en tant que discipline de recherche, elle est devenue une branche nécessaire de la sociolinguistique. Le concept est pertinent parce qu’il permet de neutraliser la dichotomie saussurienne langue vs parole tout en insistant sur la nécessité de ne pas confondre défense/promotion d’une langue et défense promotion d’un système linguistique qui dominerait tous les autres avec lesquels il est en concurrence.

Effectivement, la glottopolitique traite des deux dimensions micro- et macro-sociolinguistiques, car en tant qu’analyse, elle va des actes minuscules (ne pas transmettre sa langue minorée à ses enfants, corriger ces derniers par rapport à la norme, réprimer verbalement les langues minorées…) jusqu’aux interventions du pouvoir politique sur la langue (planification, aménagement et politique linguistiques). En somme, la glottopolitique n’agit pas sur la langue uniquement en tant que système mais aussi en tant que discours.

Enfin il est vrai que le concept nous a inspiré le nom de la revue de sociolinguistique en ligne, Glottopol. J’étais avec mon ancien collègue, Claude Caitucoli, à l’origine de la création de la revue ; j’en ai d’ailleurs dirigé le premier numéro portant sur « Quelle langue pour quel État-Nation ? »

Vous plaidez en faveur d’une approche translinguistique, dans une situation didactique, qui décloisonne les langues. Quel est le rôle de la co-variation langagière dans l’enseignement d’une langue étrangère ?

Les recherches translinguistiquespostulent qu’il n’existe pas de frontières nettes entre les langues des bilingues. Sur le plan pédagogique, cela implique de ne plus se concentrer sur un enseignement de deux systèmes linguistiques séparés et autonomes, mais sur un ensemble plus souple de dispositions comportant des stratégies telles que l’utilisation de l’écriture dans une langue comme tremplin pour l’écriture dans l’autre langue, ou du code-switching pour comprendre les mécanismes différents des deux langues impliquées dans la conversation.

Ces recherches, menées dans des contextes sociolinguistiques variés, ont montré que les élèves inscrits dans des programmes bilingue ou plurilingue bien conçus sont au moins aussi compétents dans la langue de scolarisation que leurs pairs qui sont scolarisés exclusivement dans cette langue, ce qui justifie l’hypothèse de l’interdépendance des langues (Cumins, 1981[1]) impliquant des transferts positifs de la L1 vers la L2 et inversement. Elle pose l’existence d’une compétence sous-jacente commune rendant possibles des transferts de concepts et d’éléments linguistiques d’une langue à l’autre et vice-versa.

M’inspirant de ces théories, j’ai envisagé de réfléchir à l’enseignement des langues premières au Maghreb (arabes algérien, marocain et tunisien et langues amazighes) qui sont exclues de cet enseignement. Caractérisée à la fois par un bilinguisme diglossique et par une diglossie bilingue, la société maghrébine est-elle, aujourd’hui, prête à considérer l’arabe standard comme une véritable langue seconde et à envisager une éducation plurilingue reposant sur ce principe ? Celle-ci devrait s’appuyer sur une véritable et réelle description des réalités langagières. Promouvoir ces langues au Maghreb ne signifie nullement aller à l’encontre de la langue commune, l’arabe standard. Ce n’est pas parce qu’une politique éducative repose sur l’unilinguisme qu’elle garantirait la cohésion sociale. D’autres modèles reposant sur le plurilinguisme (Canada, Suisse, Finlande…) fonctionnent bien et assurent la paix sociale.

La promotion des langues premières au Maghreb passe nécessairement par leur enseignement à l’école. Celui-ci devrait tenir compte de l’avancée des travaux sur l’éducation plurilingue et ses retombées en termes de transfert de compétences langagières pour les écoliers maghrébins.

Entretien réalisé par Youcef BACHA, doctorant en didactique du plurilinguisme/Sociodidactique, Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes (LDLT), Université de Ali Lounici-Blida2, Algérie.


[1] Cummins, Jim (1981) : « The Role of Primary Language Development in Promotion Educationnel Success for Language Minority Students », California State Department of Education (ed.), Schooling and Language Minority Students ; A Theorical Framework, Los Angeles, Evaluation, Dissemination And Assessment Center, California State, University, 3-49

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