«La traduction de l’unilinguisme, c'est l’unification linguistique du territoire» (Henri Boyer, sociolinguiste)

Dans cet entretien accordé à Algérie Cultures, le professeur en sciences du langage, Henri Boyer, tend à expliquer les rapports complexes entre des notions comme « l’unilinguisime » et l’idéologie dans un moule sociolinguistique et pluridisciplinaire. Il essaye également de souligner la spécificité dominant/dominé entre les langues. « Je rappellerai ici  que l’unilinguisme, comme idéologie linguistique, a tendu à imposer, le plus souvent par une violence symbolique efficace (Bourdieu 1976), l’unicité ethnosociolinguistique sur deux plans : le plan interlinguistique et le plan intralinguistique. J’ai résumé cela par la formule : ni concurrence (pour la langue nationale), ni déviance (par rapport à l’usage légitime) », explique-t-il.

 Dans votre ouvrage phare Introduction à la sociolinguistique,vous illustrez sous forme d’un schéma arborescent l’étendue du champ d’application de la sociolinguistique et/ou la sociologie du langage. Cette schématisation proposée montre la «déterritorialité» de la sociolinguistique en tant que «linguistique des carrefours». Pouvez-vous nous situer l’interdisciplinarité de la sociolinguistique ?

Je parlerais  plutôt de  pluriterritorialité: en effet la sociolinguistique, comme champ disciplinaire s’occupant des fonctionnements du langage et des langues en société(s) s’est construit de multiples objets appartenant à divers territoires humains, sociétaux, géographiques (ce que j’ai essayé de montrer dans la 2e édition (2017) de mon Introduction à la sociolinguistique). C’est ce qui fait le charme et la richesse de ce champ scientifique, pour ce qui me concerne du moins. A ce titre la sociolinguistique ne peut pas ne pas pratiquer l’interdisciplinarité : ses objets et les territoires qui les concernent relèvent aussi bien de la sociologie, de l’ethnologie, de la psychologie sociale, que de la sémiotique, de l’analyse du discours, ou encore de la géographie, des sciences politiques… Le sociolinguiste doit être « tous-terrains », ce qui ne rend pas sa tâche facile! Au risque de dispersion, j’ai essayé pour ma part de pratiquer cette ambition.

Vous introduisez le terme de l’« unilinguisme» qui n’est pas seulement une «monolinguisation» (langue unique) mais une sacralisation d’une norme, une idéalisation d’un usage puriste et une uniformisation linguistique. Comment les discours épilinguistiques puristes peuvent provoquer l’insécurité linguistique chez les locuteurs non natifs ?

Je rappellerai ici  que l’unilinguisme, comme idéologie linguistique, a tendu à imposer, le plus souvent par une violence symbolique efficace (Bourdieu 1976), l’unicité ethnosociolinguistique sur deux plans : le plan interlinguistique et le plan intralinguistique. J’ai résumé cela par la formule : ni concurrence (pour la langue nationale), ni déviance (par rapport à l’usage légitime).

Pas de concurrence. La traduction de l’unilinguisme c’est d’abord bien entendu l’unification linguistique du territoire, l’histoire d’une domination ethnolinguistique qui a connu plusieurs phases, depuis un état de plurilinguisme effectif jusqu’à un état contemporain de quasi monolinguisme en passant par divers stades de pluridiglossie. Le mot “patois” a été ainsi consacré désignant discriminatoire, stigmatisant pour les langues de France autres que le français, seule langue reconnue “nationale”.

Pas de déviance. Il s’agit de l’autre face de l’unilinguisme  français, complémentaire de la lutte permanente  pour l’unification linguistique : l’obsession de l’uniformisation de l’usage de la langue, par le respect scrupuleux d’une norme unique, du Bon Usage. La standardisation (la normativisation) en France a subi une dérive : au lieu d’installer des normes grammaticales, lexicales, orthographiques… ouvertes, indispensables à la maturité de la communauté linguistique, à la normalisation de ses usages, on a sacralisé une norme du français, on a idéalisé un usage puriste de la langue, on a institutionnalisé – et donc solidifié -le Bon Usage. Le fétichisme de la langue, dénoncé par Bourdieu et Boltanski (1975), est bien l’une des spécificités de l’imaginaire collectif des Français (un authentique Sur-Moi sociolinguistique). La langue nationale est posée comme idéalement immuable, inaltérable, indépendante pour ainsi dire de la communauté d’usagers, une langue dont l’intégrité est sans cesse menacée.

Le résultat de cet unilinguisme intralinguistique c’est la production permanente en français de discours épilinguistiques puristes (hypernormatifs), ingrédient fondamental de l’insécurité linguistique car la manifestation la plus tangible de ce que j’ai appelé plus haut le Sur-Moi linguistique des Français et qui est un handicap majeur pour une saine activité de parole (et d’écriture) en français, en premier lieu pour les « natifs » mais également les « non-natifs », victimes comme les premiers, le plus souvent, et avec toute la  bonne foi des enseignants et la complicité du manuel, d’une inculcation systématique de normes qui, pour être « captive », n’en est pas moins structurante  …et  sclérosante. Ce qui ne signifie pas que je plaide par là pour un laxisme grammatical, lexical… en particulier en classe de Français Langue Etrangère ou Seconde. Les normes linguistiques doivent être connues et pratiquées sans « intégrisme » linguistique, pour ce qu’elles sont: des consensus de parole et d’écriture provisoires mais cependant partagés (plus ou moins inégalement) à un moment donné  par la communauté des natifs. Cette communauté-cible est loin d’être toute désignée: s’agissant du français les diverses communautés francophones présentes dans le monde sont loin de partager les mêmes normes et les mêmes usages de la langue commune.

Le monolinguisme est l’exception, le plurilinguisme est la règle, dit-on. En ce sens, les exemples sont multiples et nombreux, le cas de l’occitan, le breton et le corse en France, le gallois en Grande-Bretagne, le catalan en Italie, le galicien et le basque en Espagne, la darija au Maghreb. Pour valoriser cette pluralité linguistique, il est important de procéder à un aménagement linguistique. Pouvez-vous nous expliquer le processus de normativisation et normalisation des langues minorées ?

Les cas que vous citez sont bien différents les uns des autres et ne requièrent pas un traitement glottopolitique identique. L’occitan par exemple a atteint un stade critique de minor(is)ation  qui en fait une langue menacée de disparition. Le galicien en Espagne, quant à lui, est encore très parlé (et transmis) mais menacé par le castillan. Ces deux langues ont en commun d’avoir été ou d’être victimes de représentations dévalorisantes et d’attitudes stigmatisantes. Le bon exemple pour expliquer ce que doit être une  politique linguistique efficace concernant une langue en situation de domination,  c’est le cas du catalan en Espagne qui, grâce à la loyauté de ses usagers, a pu résister à la substitution par l’espagnol, grâce d’abord à une normativisation lexicale, grammaticale, orthographique (codification, standardisation) acceptée (dans le premier tiers du XXe siècle) puis à une normalisation à la fois « de par en bas » (militante), y compris sous le franquisme, et « de par en haut » (institutionnelle) lors du retour à la démocratie en Espagne, dès la fin des années soixante-dix  (par une politique linguistique généralisée visant la reconquête du plein usage de la langue dans tous les domaines  sociétaux).  L’articulation normativisation-normalisation a été à mon sens fondamentale  pour neutraliser la situation de domination et faire du catalan une langue de plein exercice au XXIe siècle.

Les échanges linguistiques se définissent par l’économie de dominant vs. dominé ou « le marché linguistique » pour reprendre savamment le syntagme bourdieusien. En d’autres termes les langues possédant un capital linguistique et culturel sont plus valorisées que les autres. Cette valorisation d’une langue au détriment d’une autre est à la fois d’ordre politique et représentationnel (parfois des représentations stéréotypées). Comment optimiser les représentations envers le contact des langues au sein de société plurilingue?

Vous avez raison de citer Bourdieu qui selon moi apporte à la vision variationniste de Labov  un supplément de dynamique sociétale en faisant de la communauté linguistique un vaste marché linguistique où coexistent dominants et dominés, inégaux face aux fonctionnements de ce marché.

Dans une société plurilingue (comme la plupart des sociétés dans le monde), les représentations des langues en présence ne sont pas équivalentes et les attitudes induites non plus: telle langue va être valorisée comme la plus utile sur le marché officiel (dominant) et telle autre dévalorisée sur ce même marché. Même s’il existe bien des marchés « francs » sur lesquels des variétés populaires ou des langues minoritaires peuvent avoir une légitimité plus ou moins reconnue, le marché dominant reste le marché dominant et règlemente l’activité langagière de la société. C’est pourquoi le « français des jeunes des cités », hors contextes périphériques, a pu être considéré comme un obstacle à l’intégration sociale.  Je ne sais pas s’il faut « optimiser les représentations » mais je sais qu’il faut savoir en mesurer l’impact ethnosociolinguistique et savoir éventuellement en corriger la teneur négative  en dénonçant le caractère stigmatisant et discriminatoire des attitudes qu’elles alimentent, tout en sachant qu’il est vain de feindre d’ignorer les lois du marché linguistique en vigueur.

Les faits langagiers se déterminent par la complexité et l’hétérogénéité dont la prise en charge institutionnelle nécessite une «sociodidactisation», c’est-à-dire une valorisation du répertoire langagier et culturel du locuteur apprenant. A votre avis, l’introduction des langues dites minorées peut favoriser l’apprentissage d’une langue étrangère ?

Bien sûr. A condition qu’elles soient dignement enseignées, c’est-à-dire hors de toute pratique folklorisante et en adoptant un cadre normatif minimal. Cela dit, il n’y a pas à chercher des justifications pour enseigner les langues minor(is)ées: leur enseignement devrait aller de soi pour les communautés linguistiques plurilingues, tout comme l’enseignement des langues  non minor(is)ées… [j’ai dirigé un n° des ELA –le 143, 2006- sur ce sujet: « Langues minorées, langues d’enseignement? »]

Henri BOYER est Professeur des Universités en Sciences du langage. Il est licencié en Espagnol, en Linguistique et en Lettres Modernes, Docteur d’Etat ès lettres et Sciences Humaines. Co-directeur de l’EA 739 – DIPRALANG : Laboratoire de sociolinguistique, de linguistique diachronique et de didactique des langues-cultures, de 1998 jusqu’en 2014. Fondateur et directeur des collections « Sociolinguistique » et « Langue et Parole » chez L’Harmattan. Co-fondateur de la revue Travaux de didactique du français langue étrangère(Montpellier III). Membre du comité de rédaction de la revue de sociolinguistique Lengas (Montpellier III). Membre du Comité éditorial de la revue Mots. Les langages du politique (E.N.S. L.S.H., Lyon). Membre du Conseil de Lecture et d’Orientation des Etudes de Linguistique Appliquée (Klincksieck/Didier Erudition). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, entre autres Introduction à la didactique du français langue étrangère (1979), L’écrit comme enjeu. Principe de scription et principe d’écriture dans la communication sociale (1988), Langues en conflit (1991), De l’autre côté du discours. Recherches sur le fonctionnement des représentations communautaires (2003), Langue et identité. Sur le nationalisme linguistique (2008), Faits et gestes d’identité en discours (2016), Introduction à la sociolinguistique, (2017, 2e éd.)

Entretien réalisé par Youcef BACHA, doctorant en didactique du plurilinguisme/Sociodidactique, Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida2, Algérie.

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