L’affaire Ferhat-Zahra-Idir-Chenoud : la leçon de Saïd Sadi

Dans un article publié dans Algérie Cultures le 2 mai 2021, l’auteur a révélé une escroquerie dont ont été victimes les chanteurs algériens Idir et Chenoud, laquelle escroquerie a été rapportée par Saïd Sadi dans le Tome 2 de ses Mémoires. Cet article a suscité une vive polémique qui a poussé Ferhat M’henni à se retrancher dans son terreau mais a réussi à délier la langue à la chanteuse Zahra N’soumer.

En effet, Zahra a tenté de nier les faits rapportés par Saïd Sadi et dont plusieurs témoins, à l’époque tous membres du Cercle de Culture Berbère de Ben Aknoun, confirment l’existence dans les plus menus détails. Pour ce faire, la chanteuse présente ses propos comme un démenti. Or, à lire son texte publié sur sa page Facebook, c’est tout le contraire qui est relaté. Sans nuances aucune, elle reconnait que Ferhat M’henni, Si Ahmed Abderrahmane et elle-même ont bel et bien enregistré la chanson Avava Inouva de Idir et Chenoud Hemlaghkem de Nouredine Chenoud. Tout ce qu’elle ajoute de particulier, c’est la narration des conditions dans lesquelles cet enregistrement a eu lieu pour lui dénier son caractère éminemment illégal.  Selon elle, durant les années 1970, sollicitée pour une tournée en France, une partie de son groupe, dont Ferhat M’henni et Si Ahmed Abderrahmane, s’est retrouvée dans le studio d’un producteur appelé Hadj Soulimane, pour enregistrer les 45 tours. « Rendez-vous a été pris avec Hadj Soulimane, et studio réservé ! Rabah Khalfa (percussionniste de renom) est venu jouer des percussions. Tout se déroulait à merveille ! J’ai enregistré Ziɣ d netta, musique de Si Ahmed Aberrahmane, paroles de Ben Mohamed, et Ulama nek Tilemẓit P et M Chérif Kheddam (Paix à son âme). Ferhat également a enregistré ses deux chansons : Iḍ d was et Cna. Nous étions si heureux, jeunes et pleins d’espoirs ! Une fois chose faite, nous commencions à emballer les instruments de musiques, quand Hadj Soulimane avait fait irruption dans le studio : Vous faîtes quoi là ? Ben, on a fini, on remballe nos instruments ! A nous le chèque ! Le mec devient verdâtre et nous lance : Ah mais non ! Tant que vous ne m’enregistrez pas Avava Inouva, et Chenoud, vous n’aurez pas votre chèque ! Le ciel nous est tombé sur la tête ! Une semaine d’hôtel à payer ! Abder et Ferhat ont longtemps résisté à proposer d’autres chansons à nous, mais le vieux n’en démordait pas ! La mort dans l’âme, tristes, nous avions enregistré le duo et Chenoud. Nous sommes ressortis du studio abattus, et sommes rentrés à Alger le surlendemain ! Idir (paix à son âme) a très bien compris l’arnaque dont nous avions été victimes, et ne nous a pas tenu rigueur ! » écrit Zahra, confirmant ainsi la totalité des faits racontés par Saïd Sadi dans le Tome 2 de ses Mémoires, La fierté comme viatique (1967-1987).

Toutefois, ce qui est scandaleux dans les propos de la chanteuse Zahra, c’est que, tout en admettant la véracité absolue des faits rapportés par Saïd Sadi, elle l’accuse de mensonge et se dit tenue de « démentir ses propos » en s’appuyant sur un témoignage attribué à un homme décédé et qu’elle est seul à détenir, défiant ainsi les confirmations de dizaines d’acteurs de l’époque toujours de ce monde. Cette attitude inédite dans les annales de la propagande est révélatrice sinon d’un déséquilibre psychique, du moins d’une volonté manifeste d’attenter à l’honneur d’un homme qui a fait de la réhabilitation mémorielle et de l’émancipation démocratique du sous-continent nord-africain le combat d’une vie.

Dans sa réponse à ces allégations fallacieuses que nul témoignage ne corrobore, Saïd Sadi s’est montré pédagogique et a insisté sur la nécessité de revisiter notre histoire sans tabous et d’en révéler tous les aspects, y compris les plus sombres, avant de rétablir les faits. « Dans le deuxième tome de mes mémoires, La fierté comme viatique, j’ai rapporté cet événement parce qu’il fut la première vraie secousse éthique qui ébranla le groupe de Ben Aknoun, lequel évoluait jusqu’alors dans un univers épargné par les actions douteuses ou les attractions vénales. Dire sereinement une histoire qui n’élude rien et n’édulcore aucune vérité est une pédagogie délicate mais impérative dans un pays où l’on est trop souvent passé de la diabolisation à l’obséquiosité ou la vénération en fonction des évolutions des rapports de force claniques, de la nature des intérêts en jeu ou des modes dans lesquels il faut se couler », écrit-il avant d’ajouter : « Cet écrit n’est pas destiné à répondre sur les faits que du reste l’intervenante ne nie pas.[…] Zahra N’soumer confirme même que l’enregistrement a été déclaré à la SACEM. Sur ce point, il appartiendra aux spécialistes de dire s’il est permis de s’approprier une œuvre et la déclarer à la SACEM à l’insu de l’auteur et de l’interprète. Pour le reste, il y a suffisamment d’acteurs encore de ce monde qui ont vécu le séisme provoqué par un dérapage ayant engendré de douloureux malaises et de sérieux troubles dans nos rangs pendant des mois pour ne pas insister davantage sur le déroulement concret des choses. »

Quant à la réaction d’Idir face à cette escroquerie, Zahra N’Soumer dit que le célébtre auteur de Ssendu ne leur a pas « tenu rigueur », ce qui voudrait dire que cette affaire est passée « inaperçue ». Or, de l’avis d’Amar Mezdad, écrivain et membre du Cercle de culture berbère de Ben Aknoun, « ce malheureux événement a bien eu lieu » et il «  avait vraiment ébranlé notre juvénile et fraternelle cohésion ». Saïd Sadi quant à lui raconte : « Sitôt sorti en permission, il vint au cours de berbère où nous avions souvent discuté de ce qui venait de lui arriver. Avec l’humour dont il avait le secret, Idir, qui était tout sauf haineux, refusa en effet de donner une suite judiciaire à une affaire qui pouvait être exploitée par le pouvoir en vue de susciter des turbulences dans notre mouvement. Cette sagesse ne l’empêcha pas de déplorer à plusieurs reprises, devant nous, un abus qui venait de faire « d’une pierre trois coups en atteignant Nordine Chenoud, Aït Menguellat et moi-même ».

Concernant le fait de chanter sous l’égide de l’Amicale des Algériens en Europe qui est présenté par Zahra N’Soumer comme un fait banal et courant, Saïd Sadi rappelle que les « nervis » de cette organisation « avaient pour mission de saccager toutes les activités de l’opposition », et que ces propos inexacts sont « une injure à celles et ceux qui refusèrent de se prêter aux collaborations avec cette milice, à commencer par Idir ».

 

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