Le confinement : Une solitude salutaire

Des rumeurs circulaient, des voix s’amoncelaient. En tout cas, ça parlait énormément. La situation était telle que la plupart des gens succombaient à la panique, à la peur et souvent, à l’insignifiance. D’aucuns parlaient de châtiment divins, d’autres évoquaient la revanche de la Terre-Mère. Tout cela me paraissait absurde. L’humanité n’a pas changé depuis des millénaires : sa réaction face aux catastrophes demeure confinée dans un cadre mythologique. Ce n’est ni un châtiment ni une revanche. C’est simplement une logique bête de la nature, celle de reproduire de manière infinitésimale des bactéries, des microbes, sans but ni motivation. L’aveuglement de la nature est devenu apocalypse.

Un virus, une pandémie, une peste ou peut-être tout cela à la fois a bouleversé un monde qui, en apparence, était harmonieux, ordonné et raisonnable dans sa marche vers le progrès. Cette pandémie, qui est en réalité une nébuleuse opaque et obscurcie, a bouleversé de fond en comble notre monde et notre rapport à lui. Sur mon bureau, lisant La peste de Camus, je savais que nous n’allons plus revivre le monde d’avant, que nous n’allons plus aimer comme avant, que nous n’allons plus embrasser comme avant, que nous n’allons plus approcher l’autre comme avant. Nous sommes tous devenus étrangers à soi, aux autres et au monde.

C’est ainsi que la vie de l’après-épidémie, prise dans des débats confus et polémiques, est devenue une sorte de carte à trésor vierge où les uns veulent transcrire les limites, les interdits et les tabous à ne pas violer, les autres, leur désir et ardeur de reconquête d’une terre perdue, mal appréhendée, qu’il faudra réinvestir dans les règes de l’art.

Les moments de crise qui nous ont traversé, et qui nous traversent encore ont donné naissance à beaucoup de bon sens, beaucoup de lucidité et de solidarité, mais aussi, à beaucoup de sottises, de bêtises et d’absurdités. Les chaînes de télévisons et les informations en boucle en donnaient l’exemple le plus illustre.

En réalité, ces absurdités m’intéressaient peu. Je m’y intéressais de loin, pour veiller sur la persistance de la déraison et de l’insignifiance au sein du genre humain. C’était une entreprise ludique qui, au pire des cas, servait de ragots et de salades, lors des discussions amicales. Un ami m’a souvent fait remarquer que je prenais les choses à la légère et que je devrais être plus attentif et plus investi dans le suivi des évolutions de l’épidémie. Je lui ai fait savoir que non, parce que j’avais mon propre pharmakon : cet étrange remède que les Grecs vénéraient tant. Mon pharmakon était ma bibliothèque, mes livres et aussi, mon bureau, où les esprits les plus ingénieux, les maîtres à penser, les sages et les philosophes venaient discuter, échanger et débattre avec moi. Dans une période où le toucher, l’étreinte et le regard sont devenus interdits, voire mortels, il ne me restait que dialoguer avec les morts qui, en vérité, ne sont pas morts, voire plus vivants que les vivants. Par le verbe, la prose, le vers, le récit, la chose romanesque ; ils ont su nous accompagner dans des temps de détresse et de sombre mélancolie.

L’expérience mystique de l’enfermement sanitaire m’avait fait découvrir la possibilité d’échanger, d’égal à égal, avec les morts qui nous ont légué leurs traces. La traces des morts, dans la solitude nécessaire, prend chair, se réincarne et parle avec celui qui veut découvrir ses mystères. C’est ainsi que j’ai entrepris mon enfermement volontaire et obligatoire comme une bénédiction qui ravit le cœur de celui qui a soif de lire, de penser et d’écrire.

Après tout, la solitude du confinement ne me déplaisait guère. Le surmenage du travail et des études m’a profondément éreinté physiquement, avili moralement. Je ne sentais plus le temps passer. Les jours, les semaines et les mois étaient furtifs et éphémères. J’étais trop las et j’avais besoin d’un répit injustifié, sans causes, un  répit pour le répit. Le confinement et la pandémie étaient l’événement par excellence pour se recueillir sur son propre être.

Les journées étaient longues et il faisait beau. Mes rituels étaient la lecture, la méditation, les réflexions profondes et solipsistes et, de temps en temps, la cuisine. Il faut manger sainement pour soigner sa demeure charnelle et son esprit éternel, comme il est souvent dit. Plongé dans mes livres, j’ai découvert la fragilité des hommes et de l’humanité. Il a fallu qu’un virus invisible, un spectre mortifère, se propage pour que plus de la moitié du globe se recroqueville dans ses logis. De cela s’ensuit la coupure des liens, de la sociabilité, des regards, des touchers, de la voix. C’est une autre fragilité, outre que sanitaire, qui a pesé lourd sur nos vies et nos psychés. D’un seul coup, l’existence avait un sens et n’avait aucun au même temps. On a pensé longtemps au sens donné au préalable, inné, historique, théologique ou même téléologique, pour reprendre un mot de philosophe. Je me suis rendu compte que c’est à moi et aux autres aussi d’en donner du sens. Il fallait, pour notre survie morale et intellectuelle construire un nouveau sens. Les anciens catalogues, les anciennes recettes, les incantations liturgiques n’avaient guère d’efficacité. La pandémie mondiale a révélé la nature nue de l’homme et sa fragilité, qu’il doit couvrir et soigner.

Face à cet abîme, il ne me restait que de me tourner vers la méditerranée, ses eaux verdâtres, ses terres couvertes de végétation luxurieuse et exubérante, ses penseurs et les voluptés qu’elle rend possibles. Les Grecs sont mon repère. C’est eux qui, il y a plus de trois mile ans, ont élaboré des recettes philosophiques pour supporter et rendre vivable, un monde en pleine déchéance. Ces ancêtres avaient la sagesse, pratiquaient le souci de soi. Leur être profond était sujet à sculpture artistique et existentielle. Se soucier de soi-même, une utopie du monde contemporain que la pandémie mondiale a rendu possible. J’étais questionner Socrate qui, dans l’Apologie, a été présenté comme le maître du souci de soi. C’était d’ailleurs son péché original.  Il lui a valu sa vie. Il interpellait les passants de la cité athénienne, en leur indiquant les chemins du salut de l’âme. Il accomplissait cette tâche de manière désintéressée, en expliquant que c’est une mission qui lui a été confiée par le dieu, et il ne l’abandonnera pas avant que son dernier souffle soit rendu. Il agit par pure bienveillance. Mais Socrate m’a révélé la réponse ultime pour guérir le mal qui arrive. Des entrailles de son dialogue, je l’ai entendu dire que le souci de soi est une victoire pour les citoyens et leur cité. En apprenant aux citoyens de s’occuper d’eux-mêmes, plutôt que des biens superflus, on leur apprend aussi à s’occuper de l’âme de la cité, de ses affaires les plus organiques. C’est une leçon qui, venant du fond des âges, servira de force à propulsion d’un monde tenu en échec.

Le confinement était long et mon intimité avec mon bureau et mes livres se bonifiait, de plus en plus, comme le vin des dithyrambes dionysiaques, tant célébrées par Alcée de mytilène, auteur d’une maxime de vérité « In vino veritas, in aqua sanitas ». Il disait que la vérité est dans le vin et que la santé est dans l’eau. La vérité dans le vin ? Oui. Mais dans l’ivresse aussi. Dans l’ivresse sans vin, celle qu’offre la méditerranée et ses philosophes, par leurs discours de vérité. Lucrèce parlait des veridica dicta, les paroles thaumaturgiques qui nous permettent de conjurer nos craintes et de ne pas nous laisser abattre par ce que nous croyons être des malheurs. Les discours vrais sont, en réalité, les armes infaillibles qui nous permettent d’affronter le réel. Elles sont le pharmakon de Plutarque, les métaphores innées en l’homme dont nous devons être munies pour parer à toutes les vicissitudes de l’existence. Assis toujours dans mon bureau, frappé d’une folle envie de percer les mystères des anciens, le dialogue avec les morts se révélait à moi de plus en plus nécessaire. C’est-à-dire vital.

Les discours de vérité ou le pharmakon fonctionnent à la manière de la drachme perdue, célèbre parabole de Grégroire Nysse dans son Traité de la virginité. J’ai appris chez lui comment découvrir ses propres abysses, comment les soigner et comment repartir avec une nouvelle morale, une nouvelle révélation. La drachme perdue offre une belle occasion de méditation. Pour la trouver, il faut allumer la lampe, retourner toute la maison, en explorer les coins et les recoins, jusqu’à ce qu’on voit briller, dans la pièce obscure, le métal de la pièce. Le faisceau de lumière que dégage la pièce perdue est celui de la raison qui vient guérir l’âme, soigner l’être. C’est une pure expérience d’autonomie, d’émancipation et de lucidité. Je crée ma propre devise, ma propre morale. Je trace mon chemin et je le bricole. Et cela exige de l’assiduité, de l’étude, de la philologie. On ne peut soigner son être et s’émanciper des directeurs de conscience si on néglige les livres, les bibliothèques, le savoir et les agoras publiques. Pour que cela se réalise, il faudra du temps. L’épidémie mortelle nous l’a offert. Il faudra saisir l’occasion pour se sauver soi-même et sauver les siens. Par une parole, par un discours de vérité.

La conversation avec les morts et leurs traces, accouchées il y a longtemps sur le papier,  m’ont ouvert la porte de la conversion à soi, conversion dans laquelle j’ai effectué un retournement sur place, pour s’établir auprès de soi-même, de résider en soi-même, enfin, d’y demeurer. Cela n’est pas un exercice ou une préparation momentanée de la vie ; c’est une forme de vie qui s’est révélée, dans les recoins d’une pièce sombre, d’un logis livresque, d’une nébuleuse idéelle. Après tout, Ulysse, après plus d’une décennie de navigation et d’aventures dans les flots de la méditerranée, a effectué le retour à sa terre, pour s’y reposer, s’y recueillir sur soi et sur sa bien aimée, pour y demeurer surtout.

Au fond de ma pièce, confiné entre quatre murs et avec les anciens, ressuscités et réincarnés par leur verbe et leurs pensées immortalisées sur des pages éternelles, j’ai appris à désapprendre, à penser contre moi-même.  Je ne suis ni le centre du monde ni sa matrice. Je ne suis qu’un petit atome dans un énorme puzzle d’atomes. Laisser les mauvaises habitudes, les opinions fausses reçues de la foule, des mauvais ou de l’entourage, c’est le commencement de la marche vers le salut. Les immersions livresques m’ont convaincu d’un fait dont j’en doutais énormément : mon ignorance. Je ne suis jamais plus ignorant que quand j’apprends et je lis. Au final, le savoir est l’exercice de toute une vie, une quête éternelle qui ne se régénère que dans la continuation de la quête. C’est un mouvement en boucle. Un cercle concentrique. Une éternelle fluidité.

Cette culture de soi, ce souci de l’être, ce sont des armes de lutte pour toute une vie. L’homme qui soigne son être est comme un athlète qui, bien entrainé, est prêt à franchir tous les obstacles possibles, tous les défis proposés. Elle forme un homme de valeur, de lutte et de courage. C’est une cure. Une thérapie. Car l’âme est un corps aux passions fragiles, nécessitant continuellement du soin, de la thérapie. Cette thérapie se concrétisera dans les effets du pharmakon, du discours de vérité, obtenu après un long recueillement sur soi dans lequel l’esprit va questionner et comprendre le monde.

L’isolement, la coupure avec le monde extérieur et l’osmose, la catharsis avec le monde intérieur, celui des livres et de la pensée méditerranéenne, m’ont incité à exercer le contrôle sur mes représentations. Ancienne pratique stoïcienne,  la surveillance permanente à l’égard des représentations protège l’âme, sculpte la pensée. Un exercice d’ascèse spirituel et intellectuel. Je me suis aperçu à travers la métaphore du gardien qui, la nuit durant, ne laissera personne approcher la maison ou la ville ; ou celle du vérificateur de monnaie qui, lorsqu’on lui présente une pièce de monnaie, l’analyse, la regarde, la soupèse, s’assure de l’authenticité du métal et de l’effigie, protégeant la forteresse de ma pensée des incursions dévastatrices des préjugés et de l’arrogance des certitudes, par la rigueur et l’intransigeance de la vérification des pièces de monnaies reçus : les opinions, les idées préconçues, les jugements, etc. Mes ancêtres méditerranéens m’ont légué, du milieu des plaisirs qu’offre la Mer Egée, l’éthique de l’attitude herméneutique à l’égard de soi-même. J’ai senti, à partir de ce moment, que je dois me soumettre perpétuellement à déchiffrer au sein de mon être l’équivoque et l’ambiguïté à l’égard des choses et du monde qui m’entoure et me façonne.

Comme un archéologue, j’ai entrepris l’herméneutique de ma finitude, sa dissection, sa mise à jour. Contrôler mes représentations ne me servait guère à déchiffrer une vérité cachée ou un mystère inatteignable ; cela me servait, au contraire, à rappeler un certain nombre de principes vrais qui régissent la vie : concernant la mort, la maladie, la souffrance, la politique, etc. Ce rappel a pour but, sur le modèle d’un principe suprême, de veiller à ce que ces principes soient d’un élève qui se bat pour le contrôle de ses passions et de son hubris. Dans ce retour sur soi, dans cette autoréflexivité, je suis devenu le juge de moi-même, mesurant le progrès moral réalisé, depuis le commencement de mon séjour avec moi-même. Se juger soi-même, c’est mesurer son propre progrès moral. Cette mesure sera nécessaire pour entamer le monde d’après, celui de la sortie de la caverne, physique et spirituelle, dans une conduite débarrassée de l’aliénation de l’avant, revigorée par la cure thaumaturgique du discours de vérité, du pharmakon.

Dans ce climat de peste, je ne pouvais aspirer qu’à un monde qui saura, comme les Grecs anciens, sous les douceurs du soleil, de la lumière et de la mer, trouver un équilibre entre la vie concrète et l’esprit : c’est-à-dire concilier la joie apollinienne de la clarté et les obscures pulsions dionysiaques. Trouver une osmose entre la raison et la sensualité et les plaisirs de la vie. Un homme vrai, renouvelé, doit avancer au monde avec vigueur, avec joie mais aussi, avec mesure. Il doit célébrer le culte de la mesure. C’est ainsi que, dans l’engrenage de la pandémie mondiale, j’ai réussi à sauver, au moins, ma personne de l’échec, de la lassitude, de l’avilissement spirituel. 

Dans une angoisse qui imbibait nos existences, qui taraudait nos corps, qui affaiblissait les âmes, j’étais plein de vigueur et de force, acquises sous l’effet salutaire de la pensée solaire, de ses rayons. Un plaisir et une envie de vivre m’appelait incessamment, pour dire c’est le moment ou jamais de penser,  de réfléchir, d’écrire le monde et de le façonner selon l’équilibre des corps et de la pensée.

Tout était pour le bien. Ma solitude n’était pas vaine. Le confinement est fini et je suis meilleur. J’ai sauvé mon être et mon corps. J’ai entamé le confinement par des chemins qui ne menaient nulle part mais, il s’est avéré que ce « nulle part » est en réalité un quelque part : c’est une voie qu’il faudra suivre, ajuster en cours de route, pour enfin aboutir à une œuvre révélée par la raison d’une part, policée et achevée, d’autre part. Aucune morale ne tombe du ciel ou des anges, c’est nous qui sommes censés la construire, la bâtir sur de solides bases.

Face aux prêcheurs fanatiques des apocalypses divines, et les endeuillés de la revanche vorace de la Terre-mère, j’ai trouvé mon salut plongé dans des livres, dans mon bureau, discutant avec les morts. En vérité, je n’étais jamais seul. J’ai seulement découvert une autre manière d’être entouré, rassuré, soigné, sculpté par les autres.

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