Le monde silicolonisé qui nous attend : Le posthumanisme selon Mark Hunyadi

Selon Mark Hunyadi, alors professeur de philosophie morale et politique à l’Université de Louvain en Belgique et entre autres, auteur de Le temps du Posthumanisme, Un diagnostic d’époque[1], le posthumanisme en tant que tel pose un problème quant au rapport qu’il établit avec la technique et le temps, avec la manière dont la technique se reproduit et s’impose dans notre monde libéral, avec l’ampleur de plus en plus grande qu’il prend dans nos vies, en devenant un objet banalement commercial et constituant un programme politique de dépolitisation massive des sociétés, faisant ainsi de nous tous des complices par défaut.

Qu’est-ce que le posthumanisme ?

De manière générale, on peut présenter le projet posthumaniste comme une nouvelle alliance entre l’homme et les sciences, après tant d’alliances que ce dernier a passée avec les esprits, les dieux, le communisme et bien d’autres entités ou doctrines. Cette nouvelle alliance de l’homme et de la science a pour but de le modifier, le façonner, l’améliorer et enfin, le rehausser. Mark Huyandi parle d’un dispositif de sciences convergentes regroupées sous l’acronyme NBIC (nano-, bio-, info-, cogno-), censées  converger vers l’élévation et l’amélioration de l’humain, ce qu’on désigne dans le jargon des posthumanistes par le « humanenhancement ». Bref, le posthumanisme réunit dans son orbite tout ce qui est « innovation » dans la science et la recherche contemporaine et, ce, dans le but de servir le crédo posthumaniste : « améliorer l’homme ».

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Selon Mark Huyandi, le posthumanisme – en mobilisant les nouveaux moyens technologiques pour améliorer les capacités humaines – prône une sortie hors de l’humanité par le biais de l’hybridation aux machines qui permettra la sortie hors de notre condition corporelle, atteignant ainsi l’immortalité. Le vouloir vers l’extra-corporéité et l’immortalité signifie la possibilité d’un imminent passage vers une nouvelle condition humaine, bouleversée peut-être, signant de la sorte un nouveau mode d’existence absolument inédit. Mark Hunyadi précise aussi qu’il ne faut pas sous-estimer ou euphémiser  la  force de frappe du projet posthumaniste : ce n’est pas une simple rêverie intellectuelle ; c’est une réalité en marche, avec une infanterie considérable à la fois logistique et cybernétique. À cette infanterie logistique concourent, de diverses manières, les programmes informatiques les plus connus de notre temps, c’est-à-dire les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon),  les plus grandes entreprises et organisations mondiales (Microsoft, la NASA, le DARPA, la NSA), et tout le tissu économique mondialisé qui, sous l’égide  du courant mondial de la netéconomie, participe à la posthumanisation sous-jacente du monde.

La rhétorique prophétique : la marque de fabrique du posthumanisme

Afin de bien cerner la force de frappe d’un tel projet visant l’augmentation de nos capacités tant corporelles que mentales en investissant l’espace public, le monde médiatique, les cercles éditoriaux, institutionnels et littéraires, Mark Hunyadi s’attelle à étudier l’identité des porteurs de cette idée qui constitue, selon lui, la seule manière de percer le secret de leur influence. Qui sont-ils en réalité ? Des biologistes, des physiciens, des physiologistes ? Non, rien de cela. Les apôtres du posthumanisme sont dans leur majorité écrasante des ingénieurs, des informaticiens et des entrepreneurs. Dans La silicolonisation du monde[2], Eric Sadin écrit que le mouvement « transhumaniste » est composé de responsables de grandes entreprises d’Internet et de la donnée ainsi que de leurs proches, tous convaincus  que les technologies de l’exponentiel vont transformer la destinée de l’humanité vers le « mieux », jusqu’à mener la vie à son terme. En réalité, il y a ici une confusion et un raccourci opérant à vitesse exponentielle, entre avancées médicales et immortalité, « car, ajoute-t-il, la foi transhumaniste ne correspond à aucune vérité avérée.[3]». Cette constatation pleine de bon sens révèle une vérité stupéfiante.

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Le posthumanisme est, selon Eric Sadin, un mouvement futuriste, c’est-à-dire un mouvement orienté par la rhétorique d’un avenir radieux et débarrassé de toute aliénation à venir, qui se réalisera par la maîtrise du vivant. C’est un projet qui découle de la plausibilité scientifique des hypothèses concernant les mécanismes de la vie que la technique pourrait modifier. Hypothèses élaborées par des chefs d’entreprises du monde du Web, qui n’ont aucun rapport direct avec la recherche sur le vivant et qui ne font en réalité que des manipulations de données et des extrapolations sur le vivant. Ces chefs d’entreprises ont tout intérêt à « technologiser »  le monde afin que leurs parts de marché s’en nourrissent incessamment, minute après minutes, tout en faisant aussi profiter le consommateur avec l’abondance des productions technologiques, de manière à le plonger dans une dépendance chronique à leurs productions.

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Mais, ce qui est marquant dans l’engagement des différents prédicateurs du posthumanisme, aux yeux de Mark Hunyadi, c’est que cette philosophie tend à un futurisme inconsidéré. Ici, le philosophe entend par futurisme non pas une école philosophique ou esthétique, mais l’emploi des verbes généralisés au futur. Dans ce cas  précis, le futurisme est une manière de parler – une rhétorique en l’occurrence – du futur conjuguée au futur, sans user aucunement du conditionnel, sans laisser aucune chance pour l’introduction du « et si » ;  omettre le conditionnel de son champ discursif marque le passage au discours prophétique, qui annonce avec les habiletés oratoires propres aux prophètes l’avenir (avec un grand A), sans alternative aucune. Pourtant, la philosophie nous a enseigné depuis Kant que l’avenir est inconnu et que l’esprit humain ne peut formuler des hypothèses concernant les questions suprasensibles. Le futur est hypothétique par nécessité en raison de la finitude de la connaissance humaine. Les futuristes, par leur ardeur, veulent braver les lois élémentaires de la pensée,  en déroulant l’avenir comme s’il était au présent, sans aucune retenue et sans le moindre doute.

Quelle alternative : Repolitiser le politique

Si le vide sidéral de la réflexion politique des posthumanistes a pris de l’ampleur, c’est parce que leur idéologie porte le projet politique implicite d’une dépolitisation générale, pour mieux atomiser les sociétés, en imposant une « Petite éthique » fondée sur une vision individualisée et éclatée de l’homme, et où il n’est question que de son propre profit et bonheur, sans aucun souci du commun. Partout, les posthumanistes ont remplacé le jugement critique par le calcul, l’appréciation bien pesée par l’évaluation quantifiée, le débat conflictuel par l’algorithme sophistiqué. Cette volonté de repolitisation du champ politique se manifeste chez Mark Hunyadi par sa volonté de renverser le futurisme posthumaniste en un futurisme au conditionnel, susceptible de mobiliser l’ensemble des individus concernés. Car la transformation de nos modes de vie, en particulier celle du mode de vie technique à visée hégémonique, nous concerne tous, et il serait démocratiquement absurde qu’elle échappe à ce point à ceux qu’elle affecte le plus.

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L’opposition individuelle dans ce contexte est héroïque, mais elle ne mène nulle part. Or, ces attentes de comportement sont déterminées par des facteurs systémiques qui, pour être disloqués, nécessitent une régulation par une instance agissant à « la même hauteur » qu’eux ; c’est-à-dire par une institution dont la tâche serait de pouvoir apporter et développer des « réflexions globales » sur ces évolutions globales, plutôt que de s’attarder sur la seule lorgnette des droits individuels, comme cela se fait aujourd’hui d’une manière ridicule. Bien évidemment, Mark Hunyadi entend par institution « tout ce qui est capable d’organiser un agir commun[4]». C’est une définition certes minimaliste, mais elle a l’avantage de préserver la multiplicité des formes d’organisations, de règles, de répartition des compétences. Elle peut  ainsi  mêler l’ancien et l’inédit dans l’usage des nouvelles technologies, pour enfin aboutir à des formes encore inconnues. De plus, l’expression « organiser un agir commun » n’est pas vide de sens. Elle véhicule au contraire trois grandes idées forces :

1) Agir en commun pour transcender l’agir individuel ; cela suppose un « Nous » politique qui n’est pas réductible à une simple coordination de préférences individuelles, mais au contraire une stratégie pour aller au-delà d’elles, c’est-à-dire établir une coordination d’action entre la pluralité des personnes qui transcende la simple réaction subjective et les intérêts particuliers.

2) Agir en étant organisé, c’est-à-dire établir une codification de relations entre agents, par le biais d’un partage de règles et de procédures, afin d’assurer avec cette organisation formelle la stabilité de l’institution en question.

3) Agir en accomplissant une action implique que cette organisation doit avoir un impact considérable sur l’ensemble de l’organisation sociale en général. L’organisation de l’action commune générerait incontestablement de la part de ses acteurs de fortes attentes de comportements effectifs.

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Ce qu’il faudrait retenir de l’ouvrage  de Mark Hunyadi, c’est que le grand producteur de la temporalité futuriste est la technique qui, par son hégémonie, dicte son rythme à des humains conçus comme de simples supports des dispositifs artificiels à venir. La Singularité promise par les « silicolonisateurs » dont nous parle Eric Sadin, c’est la transition de l’homme prophétique à l’homme devenue lui-même prothèse. Seule une « politique du commun » adossée à des « institutions » innovantes saura transformer ce « futur » en « conditionnel ».


[1]Mark Hunyadi, Le temps du Posthumanisme. Un diagnostic d’époque, Paris, Les Belles Lettres, 2018.

[2]Eric SADIN, La silicolonisation du monde, Paris, éd. L’échappée, 2016.

[3]Ibid. p.189.

[4] Ibid. p.150.

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