«Les leçons à la maison et les devoirs en classe» (Marcel Lebrun, tehchnopédagogue)

Dans une approche purement nouvelle, Marcel Lebrun, technopédagogue, évoque dans cet entretien les avancées de la technologie et ses apports au domaine de l’enseignement et de l’apprentissage, à l’instar du concept de « la classe inversée » qui se définit, selon ses références comme « un renversement de l’enseignement traditionnel. Les étudiants prennent connaissance de la matière en dehors de la classe, principalement au travers de lectures ou de vidéos. Le temps de la classe est alors consacré à un travail plus profond d’assimilation des connaissances au travers de méthodes pédagogiques comme la résolution de problèmes, les discussions ou les débats. »

Vous évoquez dans l’un de vos entretiens cette belle formule : « Qu’on utilise en classe les outils technologiques pour continuer à faire la même chose qu’avant, le risque est très grand ! Comme je le dis toujours, quelqu’un qui utilise un aspirateur pour battre le tapis à l’ancienne, c’est ça le risque. »[1] Pouvez-vous nous expliquer ces propos ?

De nombreux modèles décrivent des niveaux d’appropriation des outils technologiques par les enseignants (et il en va de même pour chacun d’entre nous face aux nouveautés que le numérique nous apporte. Un de ces modèles est le SAMR de Puentedura. Il décrit 4 niveaux de la manière suivante :

•Le premier niveau, substitution (S) concerne les outils d’enseignement qui remplacent en l’état d’autres outils sans changement fonctionnel. Par exemple un syllabus papier est remplacé par un fichier pdf.

•Le deuxième niveau, augmentation (A) concerne des outils d’enseignement qui remplacent d’autres outils avec une augmentation d’utilisation. Par exemple, l’enseignant va ouvrir un forum pour augmenter l’interactivité dans son cours.

•Le troisième niveau, modification (M) concerne l’usage des technologies qui permettent de repenser des tâches de manière significative. Par exemple un enseignant trouve qu’un chapitre d’un cours exposé de manière traditionnelle est relativement ardu. Il peut décider de l’adapter en créant un «parcours pédagogique». Au lieu de suivre le cours classique et d’écouter le professeur, l’étudiant est amené à parcourir de manière autonome une série de tâches variées : lire un passage théorique, faire des exercices d’intégration pour s’assurer de sa compréhension, comparer des illustrations, faire une synthèse de l’exposé, etc.

•Enfin, le quatrième niveau, redéfinition (R) concerne les usages où l’enseignant repense son cours et crée des nouvelles tâches qui n’étaient pas concevables antérieurement. Par exemple imaginer son cours en Serious game (jeu sérieux).

On se rend bien compte de l’évolution « pédagogique » davantage et de plus en plus centrée sur les activités de l’apprenant. Les Savoirs sont toujours là mais, c’est au travers de l’activité de l’apprenant qu’ils s’acquièrent (nous y reviendrons). Mais ce n’est pas une voie royale, automatique. Certains enseignants même équipés d’outils à potentiel pédagogique élevé en restent aux premiers niveaux, S ou A tout au plus, en reproduisant les anciennes pratiques avec les nouveaux outils. On fait donc comme avant avec les nouveaux outils sans exploiter leurs potentiels, leurs valeurs ajoutées.

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Bref, les technologies sont nécessaires mais elles ne sont pas suffisantes pour passer d’un niveau à l’autre. Pour progresser, l’enseignant a souvent besoin d’un accompagnement pédagogique qu’il trouvera en assistant à des formations, en discutant avec ses collègues, voire en apprenant par lui-même via Internet ou les réseaux sociaux.

Pour aller plus loin : http://bit.ly/STICEF-Lebrun

Quel est le rôle de l’enseignant et de l’apprenant, selon le modèle de Lebrun (2007), à l’ère du numérique ?

Vous évoquez fort probablement le modèle IMAIP (Informations, Motivations, Activités, Interactivités et Productions) que j’ai proposé en 2007 pour aider les enseignants à concevoir, à analyser et à évaluer des dispositifs pédagogiques à haute valeur ajoutée pour l’apprentissage. Il est bien évidemment issu d’une multitude de travaux antérieurs (Piaget, Vigotsky, Bruner …) dont il propose une synthèse. Mais qu’est-ce qu’un dispositif ? Nous entendons par dispositif un ensemble cohérent constitué de ressources, de stratégies, de méthodes et d’acteurs interagissant dans un contexte donné pour atteindre un but. Le but du dispositif pédagogique est de faire apprendre quelque chose à quelqu’un ou mieux (peut-on faire apprendre ?) de permettre à « quelqu’un » d’apprendre « quelque chose ». Ma définition est fortement inspirée d’une autre proposée par Brown et Atkins (1988) pour le terme « enseignement » : L’enseignement peut être regardé comme la mise à disposition de l’étudiant d’occasions où il puisse apprendre. C’est un processus interactif et une activité intentionnelle. Les buts […] peuvent être des gains dans les connaissances, un approfondissement de la compréhension, le développement de compétences en “résolution de problèmes” ou encore des changements dans les perceptions, les attitudes, les valeurs et le comportement.

La figure ci-dessous présente une vue dynamique de cette approche simplifiée mais pragmatique du processus d’apprentissage sur laquelle prendra appui la construction du dispositif pédagogique : les contextes, les ressources, les méthodes génératrices d’activité, les acteurs et leurs rôles, les tâches, les productions.

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Nous rassemblons ci-dessous quelques considérations qui nous semblent importantes lorsqu’on souhaite construire un dispositif pédagogique, un scénario pour favoriser les apprentissages (en présentiel ou via une plateforme) :

• Informations : qu’en est-il aussi de l’information proposée comme substrat à l’apprentissage ? Sa source est-elle uniquement dans le discours de l’enseignant ou alors la porte est-elle ouverte à l’information apportée par l’étudiant qui consulte revues, livres, encyclopédies … qui cherche lui-même dans la bibliothèque, dans les cédéroms?

• Motivations : le contexte (au niveau du contenu et du dispositif) est-il suffisamment élucidé pour qu’un apprentissage de qualité puisse prendre place et pour que les connaissances présentées ou à découvrir fassent sens pour l’apprenant?

• Activités : quels sont les outils (grilles d’analyse, démarches expérimentales, protocoles d’évaluation …) mis à la disposition de l’apprenant pour qu’il puisse construire de nouvelles connaissances et de nouvelles compétences transférables et validées au travers des activités proposées?

• Interactions : les «moments» du dispositif sont-ils bien balancés entre des périodes de travail collectif, travail individuel et travail de synthèse par l’enseignant?

• Productions : Sait-on finalement à quoi on doit arriver, ce que l’on doit produire, dans quelles conditions … quels sont les signes de l’apprentissage effectué?

Pour aller plus loin : http://bit.ly/IMAIP-ELEARNING

En vidéo : http://bit.ly/IMAIP

Dans votre ouvrage Théories et méthodes pédagogiques pour enseigner et apprendre : Quelle place pour les TIC dans l’éducation ?, vous mettez le focus sur la pédagogie active (Learning by doing)et collaborative en expliquant que la nouvelle technologie doit prendre appui sur la nouvelle pédagogie et non l’inverse. Quelles sont les compétences que devrait acquérir ou développer l’enseignant pour mieux gérer sa classe à l’ère du numérique ?

Ce qu’on appelle aujourd’hui le « développement professionnel des enseignants » est aussi un sujet très développé actuellement. Tout d’abord, on peut relier à ce courant l’émergence de centres ou d’associations dédiés à ce développement même dans les universités sous le nom de Service ou Centre de Pédagogie Universitaire. J’ai moi-même contribué à un Institut de Pédagogie Universitaire (IPM) qui dès 1995, s’est attelé à l’accompagnement pédagogique des enseignants de l’Université de Louvain. En ce domaine aussi, les modèles de parcours dans la profession enseignante fleurissent dans la littérature.

Les premiers modèles, les plus anciens, portent essentiellement sur une évolution possible de l’enseignant du statut du maître instruit (un fondement bien sûr) vers celui d’accompagnateur d’apprentissages : on peut penser aux démarches pédagogiques de Joseph Jacotot, « le maître ignorant », rapportées par Jacques Rancière en 1987. On y trouve différents stades de portée et de durée fort différentes selon les individus : l’attention aux contenus à enseigner, l’attention aux méthodes et dispositifs pour favoriser l’apprentissage (toujours pilotées par l’enseignant) et finalement l’attention à l’apprenant et aux outils et situations qui vont lui permettre d’apprendre. Un ensemble de compétences réunies par le « bon » enseignant, un cheminement là aussi !

Léopold Paquay (2011) y ajoute des composantes comme le praticien réflexif ou l’enseignant devenu chercheur sur son enseignement. L’enseignant ose expérimenter (de manière contrôlée, au sens scientifique du terme) de nouvelles pratiques, il se donne les moyens pour les élaborer, les observer, les questionner, les analyser … En retour, il apprend de ces pratiques et continue à apprendre en améliorant ces pratiques au départ de ses constats individuels mais aussi et surtout au travers des pratiques échangées dans des collectifs. Ces postures constituent des éléments structurants des approches actuelles du SOTL, le Scholarship of Teaching and Learning initiées par Boyer (1990) et Shulman (1999). De quoi s’agit-il ?

Trois attributs sont nécessaires pour que des créations intellectuelles ou artistiques (ici nous pensons aux dispositifs développés par les enseignants et aux analyses associées) puissent prétendre au Scholarship : (a) l’activité est rendue publique, (b) elle devient un objet « donné à voir » qui peut être soumis à la critique et à l’évaluation de la communauté de son auteur et (c) les membres de la communauté utilisent les résultats, construisent sur eux et les développent encore.

On remarque ici aussi différentes escales dans ce cheminement individuel mais aussi collectif des enseignants. Une centration sur les savoirs à transmettre qui migre rapidement vers les activités de l’élève nécessaires … à l’assimilation. Ensuite, une vision de l’apprentissage se construit : les dispositifs visent le développement plus global de l’élève, des compétences transversales sont exercées. L’enseignant les développe aussi : il cherche, il communique, il s’ouvre à la critique, il progresse dans des collectifs. Dans ce cheminement, on poursuit avec le développement de l’autonomie construite dans le collectif, une nécessité pour continuer à apprendre dans des structures horizontales. On le voit, le développement professionnel des enseignants est aussi un chemin d’apprentissage. Nos élèves apprennent ! Les enseignants apprennent ! Les institutions apprendront-elles aussi ?

Pour aller plus loin : http://bit.ly/DPE-IPM

Vous citez souvent cette expression pleine de sens : « La classe inversée, c’est donner du sens à la présence ». Comment travaille-t-on donc dans la perspective de la « classe inversée » ?

La classe inversée est souvent décrite par la sentence : les leçons à la maison et les devoirs en classe. L’Université Vanderbilt la définit ainsi : « Le concept de classe inversée décrit un renversement de l’enseignement traditionnel. Les étudiants prennent connaissance de la matière en dehors de la classe, principalement au travers de lectures ou de vidéos. Le temps de la classe est alors consacré à un travail plus profond d’assimilation des connaissances au travers de méthodes pédagogiques comme la résolution de problèmes, les discussions ou les débats ».

Dans l’intention de ceux qui ont imaginé et modélisé La classe inversée, il y a déjà plus de dix ans d’ici, il ne s’agissait pas tant de mettre le cours en ligne, de médiatiser les concepts par des vidéos, de transporter l’enseignant chez l’élève « par la voie des ondes » que de favoriser l’apprentissage, ce temps d’apprentissage trop souvent occupé par le seul monologue de l’enseignant. Par ailleurs, la transmission des savoirs reste une obligation permettant à la fois de consolider et de faire évoluer les pratiques de la Société, et La classe inversée ne la néglige pas quoiqu’en croient les détracteurs.

La classe inversée donc n’a été imaginée ni par des ministres et des décrets, ni par les sciences de l’éducation mais par deux enseignants de chimie du secondaire, John Bergmann et Aaron Sams, qui ont osé une alternative devant l’ennui manifeste de leurs étudiants lors de leurs cours. Leur idée initiale consistait à « faire apprendre », via différents supports, les « leçons à la maison » et consacrer le précieux temps en classe aux « devoirs ». A l’heure où les savoirs sont externalisés, les élèves sont ainsi encouragés à prendre connaissance de textes et de vidéos avant la classe, qui servira alors à répondre aux questions et aux applications. Évidemment, cette intrusion de l’école dans les familles a soulevé pas mal de critiques chez certains, d’autres trouvant ce rapprochement plutôt favorable. Mais, et c’est le lot de ce genre d’innovation, le concept a évolué en s’élargissant. Les « leçons à la maison » sont alors devenues des leçons apprises en autonomie, seul ou en groupe, dans des espaces aménagés dans la classe elle-même ou à l’école, dans des médiathèques ou des learning labs, ces lieux où les élèves prennent connaissance de la matière entre eux, individuellement ou collectivement. Une nouvelle image de l’école se dessine du même coup. 

Cela permet, par le temps retrouvé, de pratiquer en l’espace-temps de la classe l’accompagnement pédagogique et la différenciation. L’idée essentielle de la classe inversée ne réside pas dans la médiatisation numérique des cours mais dans le fait de redonner du sens à la présence, la présence avec l’enseignant et avec les autres élèves. Il s’agit donc de mettre en place des activités contextualisées (et non décontextualisées comme l’est la théorie) telles des pédagogies par problèmes, par projets, des apprentissages collaboratifs … Le but est donc de donner du sens aux apprentissages, un facteur avéré de leur qualité.

Encore une fois, l’accent est ainsi mis sur l’apprentissage de l’élève. Tyler, en 1949 déjà, écrivait : l’apprentissage « takes place through the active behavior of the student. It is what he does that he learns, not what the teacher does ». Il y est question d’apprentissage actif et de l’activité de l’élève … C’est ce que fait l’élève qui importe, pas tant ce que fait l’enseignant, dit-il. C’est là sans doute que se niche le terme « inversé ». Cette distinction est difficile pour nous les francophones qui confondent allègrement « enseigner » et « apprendre ». Combien de fois avons-nous entendu « qu’est-ce qu’on t’a appris à l’école aujourd’hui ? ». Hélas, et ce n’est pas du dépit, la réponse est « rien du tout ». On ne peut apprendre à l’élève … ça se saurait. C’est à l’élève d’apprendre ! Je ne peux apprendre à ta place !

Malgré tout, dans notre belle langue, on peut « apprendre quelque chose à quelqu’un » ce qui pédagogiquement est un fantasme : nous pouvons enseigner à quelqu’un mais son apprentissage n’est guère garanti … c’est à lui qu’il reviendra d’apprendre. En anglais ou en espagnol, ces verbes sont bien distincts : l’expression « to learn someone something » est, dixit le dictionnaire, de l’ordre de l’argot et généralement le signe de personnes mal éduquées ! Pourrions-nous dès lors apprendre par nous-mêmes à l’aide des outils, des ressources que nous développons ? L’ère de l’apprentissage ex cathedra est-il révolu ? Marchons-nous vers une certaine forme d’intelligence collective ? Philippe Carré, dans son livre « L’Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir » (Dunod, 2005), nous donne une partie de la réponse : « on apprend toujours tout seul mais jamais sans les autres ».

Marcel Lebrun est un technopédagogue belge, docteur en sciences (physique), professeur en sciences de l’éducation et conseiller au Louvain Learning Lab (précédemment Institut de pédagogie universitaire et des multimédias – IPM) de l’Université catholique de Louvain (UC Louvain) à Louvain-la-Neuve, en Belgique. Il est l’auteur de nombreux livres et articles scientifiques sur la relation entre les ressources numériques et l’apprentissage.

Entretien réalisé par Youcef BACHA, doctorant en sociodidactique et didactique du plurilinguisme, Laboratoire de DLT, Université de Blida 2, Algérie.


[1] Entretien avec le professeur Marcel LEBRUN, Educ recherche, n° 2, Oct-Nov-Déc 2011, p. 13.

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