Mohammed Dib, l’homme-monde

Né le 21 juillet 1920 à Tlemcen et décédé le 02 mai 2003 en France, Mohammed Dib est, pour reprendre l’expression d’Abderrahmane Lounes, « le plus illustre des inconnus ». Homme-monde, son génie créateur est intimement lié à son parcours. Mais si l’on connait sa trajectoire et ses exils, on connait beaucoup moins les mystères de son écriture qui a connu des ruptures et des renouveaux constants ayant été autant de moments singuliers dans le cheminement poétique de son œuvre.

Née parmi les épines cataclysmiques d’une colonisation sanglante, l’écriture de Mohammed Dib se démarque dans ces débuts par une description réaliste, dénonciatrice des oppressions endurées par le peuple algérien. Un peuple confiné dans ses misères représentées en un microcosme social que Dib a nommé La grande maison et qui s’étendra par la suite vers L’incendie et Le métier à tisser.

Omar, cet enfant-peuple errant dans les rues de Tlemcen, cherchant désespérément un morceau de pain afin de bercer sa faim ; c’est l’image lancinante d’un peuple assommé par son destin de colonisé meurtri. Une patrie qui manifeste ses mécontentements à l’encontre des aigres conditions humiliantes, des prostrations accablantes que Dib a fait resurgir dans sa première trilogie.

Cette thématique d’une Algérie colonisée qui a inauguré son parcours littéraire n’a jamais cessé de hanter l’imaginaire dibien, elle le pousse à l’approfondir, « en changeant de ton et en y introduisant une dimension poétique et méditative »comme il l’affirme dans une interview à propos de son roman Qui se souvient de la mer. En effet, s’accaparant du monopole américain des écrits de science-fiction, ce roman publié en 1963 représente parfaitement le génie des nouvelles expérimentations de l’écriture dibienne, dessinant ingénieusement un univers apocalyptique rythmé d’étrangeté et d’interrogations sur l’être intime vivant les horreurs de la guerre dans ses moindres recoins et refusant de se soumettre aux caprices de l’asservissement.

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Cependant, constant dans la rupture, Dib va sans cesse enrichir son univers, le fertiliser par les apports les plus divers et le faire accoucher des surprises les plus improbables. Des chambardements et des ruptures majeurs caractérisent ses écrits, notamment après son départ de l’Algérie, ce pays-matrice qui l’habitera mais qui ne sera plus le seul espace référentiel de ses créations artistiques ; en quittant l’Algérie, Dib se lancera dans la découverte d’autres horizons inexploités par les écrivains de son époque et de son pays. De La danse du roi, en passant par Un été africain, Dieu en Barbarie, La nuit sauvage ou sa trilogie nordique (Les terrasses d’Orsol, Le Sommeil d’Eve et Neige de marbre), c’est toute une mosaïque de cultures et de nuances philosophiques qui se met en scène et met en demeure l’humanité de s’interroger, le plus radicalement possible, sur ses bas-fonds, ses coins sombres et ses inextricables étrangetés. Il est sans conteste l’écrivain algérien qui a le plus œuvré pour asseoir la littérature algérienne sur le trône de la pérennité, par ses paris philosophiques exigeants, par son style imposant, par une fécondité poétique sans bornes et par le décentrement des cultures et des visions qui s’y entrelacent dans une complémentarité harmonieuse.

Les nouvelles expériences de l’écriture ou l’interrogation sur l’être 

Depuis Qui se souvient de la mer, roman censé être la première expérience de la nouvelle écriture de Dib, le lecteur est sidéré par tant de questionnements qui pointent savamment son rapport à soi, à son passé et à l’Autre qui compose nécessairement sa deuxième moitié. L’écriture, comme mode d’appréhension des rapports intérieurs de l’Homme, s’avère être au cœur des problématiques autour desquelles les romans de Mohammed Dib sont désormais construits. En démiurge sublime des fictions complexes, il instille les interrogations existentielles dans un moule littéraire qui laisse deviner l’investissement complet du lecteur : autrement-dit, le rapport entretenu par le lecteur de Dib avec ses œuvres l’invite à réfléchir sur sa condition humaine et l’imprègne d’interrogations incommensurables. Celles-ci « témoignent des volontés subversives de l’écriture » qui mettent le point sur les monologues intérieurs contenant des réflexions profondes comme c’est le cas dans L’arbre à dire, un livre dont il est impossible de dire le genre.

Dans une singularité radicale, ces nouvelles expériences de l’écriture s’inscrivent bel et bien dans une sorte de réflexion sur le statut de l’Homme, ses conditions sociales, le sens de son vécu, etc. Ceci est explicable par les situations que vivent les personnages de Mohammed Dib et les péripéties par lesquelles ils se retrouvent obligés de passer. Les terrasses d’Orsol, premier volume de la trilogie nordique, où le personnage Eid, étant confronté à son oubli, essaye de s’extraire de cette situation déplorable et pouvoir se rappeler de sa vraie mission. Un roman qui donne à voir l’étrangeté des faits, comme dans Le château de Kafka, tournée vers des questionnements existentiels quasi maladifs : « Une fois dehors, j’ai marché, l’âme crêpée de noir, j’ai marché ne voyant soudain plus de sens à ma vie, ni à quoi que ce fût en général, ou seulement celui de ce vagabondage, » écrit-il dans Les terrasses d’Orsol.

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En abandonnant les règles d’une écriture classique, réaliste et engagée dans la lutte politique pour une Algérie indépendante, les nouvelles expériences de l’écriture de Mohammed Dib forment un terrain favorable aux interrogations sur l’être au sens abstrait, arraché à toute conception « concrétisante » et loin des méandres troublants des idéologies. À son tour, l’écrivain l’affirme : « […]  j’ai pensé que l’écrivain étant indépendant lui-même, son devoir n’était plus de présenter son pays et ses revendications, mais de se livrer à une réflexion plus personnelle. Elle doit, de ce fait, porter sur les problèmes plus intérieurs de l’écrivain, d’une part, et de la société, d’autre part.»

Mohammed Dib et l’écriture sans rives

« Il n’est pas abusif d’affirmer que l’écrivain a testé la plupart des procédures mises en œuvre par les différents auteurs francophones pour plier la langue française aux exigences d’un ‘‘à dire’’ nouveau déterritorialisé par rapport à ce que son histoire endogène l’avait habituée à véhiculer,» c’est ainsi Nadjet Khadda, spécialiste de l’œuvre et de la vie de Mohammed Dib, a formulé l’essence de son œuvre. Mettant le point sur une spécificité rarissime chez les écrivains maghrébins en général et algériens en particulier, celle de la manière dont Dib s’aventure à explorer les ailleurs inconnus, elle nous donne une des clefs les plus prépondérantes de l’univers dibien. Ses œuvres errantes échappent aux moules censés les contenir ; elles se défont des intégrations sociales et individuelles pour dessiner une symbolique « abreuvée aux mythologies de l’Orient et de l’Occident. »

Dans un recueil de poèmes intitulé Omneros, les figures de la mythologie grecque ponctuent les vers. L’une de ces mythes est Le Minotaure : « où la désole un échouage / agite un chœur amer d’oiseaux /  parcourent la fièvre l’aération //  où l’attache une plainte frayant /  la voie aux basses eaux à leur mort / selon les progrès d’une vacance //  et ce qui liberté de lumière ici /  sans franchir ni passe ni mémoire /  là-bas fait un bruit de minotaure, » écrit-il.

Cette figure du minotaure rappelle, selon la symbolique universelle, « le combat spirituel contre le refoulement qui ne peut être victorieux que grâce à des armes de lumière.[1] » Outre cela, le titre révélateur du recueil sonne comme les noms des mythes grecs. D’autres inter-textes du Coran, livre fondateur du berceau culturel de Mohammed Dib, figurent dans ses œuvres à l’instar du recueil de nouvelles intitulé Le Talisman : « Nous avons proposé le dépôt de nos secrets […] aux cieux, à la terre, aux montagnes. Tous ont refusé de l’accepter, tous ont tremblé de le recevoir. Mais l’homme accepta de s’en charger. C’est un violent et un inconscient. [2]»

Ces formes d’écriture métisses de Mohammed Dib, une écriture à cheval sur tout ce qui rappelle l’homme et concilie ses multiples appartenances, témoignent de l’extrême finesse et de la profondeur avec lesquelles il élabore son oeuvre. Homme-monde aussi bien par l’éclecticisme et l’universalité de ses écrits que par sa trajectoire intellectuelle qui le mène de Tlemcen à Paris, de Paris aux Etats-Unis, des Etats-Unis en Scandinavie, il a mis toute sa verve, toute sa passion et tout son génie au service d’un seul idéal : la réécriture solidaire de l’histoire, passée, présente et future de l’homme. Dans sa dernière interview en 1994, il dit: « Les enfants qui sont riches de deux cultures sont également riches d’un imaginaire et même de deux imaginaires qui se confondent. Un imaginaire qui fait leur marque essentielle, qui fait leur identité. »

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L’écriture de Mohammed Dib se refuse à tout cloisonnement, elle s’ouvre au monde en repoussant les accusations infamantes et les cruautés du temps. S’inscrivant dans une dynamique d’échange et d’enrichissement dans son rapport au monde, elle se fait en s’accomplissant. L’œuvre de Mohammed Dib, jusqu’à son dernier souffle, a été un généreux et heureux processus de création dont le plus grand enseignement philosophique est que les hommes peuvent se parler et s’écouter sans s’effacer. Écrire, pour lui, c’est, pour reprendre Edward Glissant, « s’épandre au monde sans se disperser ni s’y diluer, et sans craindre d’y exercer ces pouvoir de l’oralité qui conviennent tant à la diversité de toute chose, la répétition, le ressassement, la parole circulaire, le cri en spirale.[3] »

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[1]Fadila Chaabane, « Mythes et écriture poétique : l’exemple de Mohammed Dib », Recherches & Travaux [En línea], 81 | 2012, Publicado el 30 junio 2014, consultado el 17 abril 2020. URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/541

[2]Ibid., p. 8.

[3]Edouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimars, 1990, p. 31.

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