« Molière m’a ‘‘tuer’’ » de Salah Guemriche: Les bonnes feuilles

Larbi.fr versus François.dz

Longtemps, son prénom l’insupporta. Lui, un Berbère de souche et, précise-t-il à qui veut l’entendre, descendant de la tribu de La Kahina, cette Jeanne d’Arc des Aurès qui se dressa, farouche meneuse d’hommes, contre l’invasion, à la fin du VIIe siècle, de son pays par les guerriers d’Allah…

Il se prénomme donc Larbi, comme un Français peut se prénommer François. Sauf qu’il n’a rien d’Arabe pour mériter l’incongruité de s’appeler Larbi. Sa mère disait que c’était en hommage à Larbi Ben-M’hidi, héros suprême de la Guerre d’indépendance, arrêté durant la Bataille d’Alger et torturé avant d’être pendu par les hommes du général Aussaresses. Le combattant était natif du même village que le père.

Un jour, à la Bibliothèque universitaire d’Alger, en feuilletant une brochure des statistiques de l’État-civil colonial datant de 1930, l’année du centenaire de la colonisation, il apprit un détail qui l’intrigua fortement : la fréquence du prénom « Larbi » était déjà à cette époque trois fois plus grande dans les Aurès, région berbère, que dans le reste du pays ! Et dans son douar même, qui comptait exactement 2 145 habitants, son cousin, secrétaire de mairie, avait recensé 258 Larbi, soit 12 % de la population totale – ce qui, avait précisé le cousin et sans rire, fait « 0,34 Larbi au m2 » : c’est énorme ! décréta le petit fonctionnaire, pour un seul et même prénom, énorme ! Ainsi, à l’incompatibilité identitaire venait s’ajouter la banalisation de ce prénom qu’il portait comme une seconde peau mal assortie et dont il fallait bien se débarrasser un jour, fût-ce au grand dam du père.

Tout petit, déjà, rien que de s’entendre héler, par son prénom, cela lui donnait l’impression d’être interpellé de la même manière, méprisante, dont le colon interpellait son grand-père : « Hep, toi, l’Arabe ! »… Au collège, combien de fois avait-il trouvé son prénom gravé au canif sur sa table ou tracé à la craie, en minuscules, avec un N majuscule à la fin : larbiN !… Et comme il passait pour le « chouchou » de la prof de français, qu’il aidait souvent à distribuer les copies, les petits colons le raillaient à la sortie en scandant « Larbi, le larbin ! Larbi, le larbin ! »…

(…)

Au lycée, il veillait scrupuleusement et avec une vigilance maladive à la bonne tenue de ses écrits, et la moindre entorse à la syntaxe ou, surtout, à l’orthographe, le mettait dans tous ses états. Peu à peu, s’installa dans son esprit une sorte de commandement, qui l’engageait à ne plus tolérer, même chez d’autres que lui, la moindre atteinte à la langue de Molière. Atteinte qui le rendait fou de colère… Et c’est ce côté « fou » qui lui vaudra le surnom de « Mejnoun Molière ». Ce qui n’était point pour lui déplaire : il y eut bien un « Mejnoun Leïla », un des plus célèbres contes arabes, le « Fou de Leïla » qui inspira à Louis Aragon, de l’aveu même du poète, le « Fou d’Elsa »…

(…) Toute faute d’accord, commise par un orateur, provoquait chez lui un grincement des dents incontrôlable, plus pénible à supporter que celui d’un morceau de craie crissant sur le tableau noir de son enfance. Ce que ses proches prenaient pour un tic n’était en fait qu’une intolérance à une vieille frustration, celle de sa relégation au classement général d’une fin d’année de collège : pour une petite faute d’orthographe !

Amateur de calembours et d’anagrammes, avant l’ère du SMS et du tweet, ses jeux de mots, notre homme vous les resservait toujours à froid. C’était son « sport cérébral », pour reprendre le titre de cette revue de mots croisés à laquelle il collabora occasionnellement, avec, chaque fois, cette volonté de défier la sagacité du plus fin des cruciverbistes. Ces derniers aimaient se confronter à ses définitions-pièges, dignes d’un Robert Scipion, comme celle-ci : « En six lettres, ce qui est grave en Grèce mais ne l’est pas en Algérie ». Evidemment, on serait tenté d’aller chercher du côté de la crise économique, sinon de l’histoire, avec le régime des colonels : Papadopoulos, pour la Grèce, et Boumediene, pour l’Algérie… Mais non, vous lancerait-il en vous riant au nez, vous politisez tout, même l’orthographe ! En six lettres, c’est juste une affaire de grave (en Grèce) et d’aigu (en Algérie), autrement dit et tout simplement : accent !

(…) En tout cas, en France, après une brève carrière dans le théâtre (il se fit tout de même remarquer, durant les journées « off » d’Avignon, lui qui, naguère, sillonna son pays avec des adaptations du Tartuffe de Molière), il fit parler de lui dès sa première participation à la Dictée de Pivot. Le double emploi de secrétaire de rédaction et de correcteur, qu’un directeur d’hebdomadaire offrit généreusement au réfugié qu’il était (son adaptation de Tartuffe lui valut la fatwa de trop), vint réveiller en lui l’angoisse de la coquille et de la faute d’inattention, ou d’étourderie, comme on dit pudiquement (…)

D’orthographe ou d’accord, toute faute lui semblait un délit, et même un crime. Les tribunes qu’il arrivait bon an mal an à publier dans une presse frileuse qui avait perdu toute accointance avec l’esprit voltairien, il les signait tour à tour Larbi.fr ou François.dz. Deux curieux pseudonymes qui en disent long sur sa « bipolarité », comme il dit. Devenu, donc, François en devenant Français (ce qui lui valut l’éloge appuyé d’Éric Zemmour), il avait tout de même conservé ce dz qui le rattachait littéralement à son pays d’origine. Un rattachement symbolique auquel il tenait en désespoir de cause, alors que, soixante ans après l’indépendance, ce pays reste englué dans la prévarication et la trahison des idéaux d’une révolution qui, dans les années 1960, faisait d’Alger la Mecque des mouvements de libération. Mais c’est une autre histoire…

(…) Il ne supportait plus que sa lecture des pages des journaux et magazines fût altérée par des coquilles à la pelle, et tout cela parce que les patrons de presse, par mesure d’économie, avaient confié la si noble mission du correcteur à des logiciels sous-qualifiés, quand ils ne se révélaient pas inconséquents (…)

Solitaire, Larbi le fut longtemps, et paradoxalement tant qu’il était employé par l’hebdomadaire qui l’avait si généreusement accueilli au début de son exil. Ses moments de loisirs, hors saisons théâtrales, sont ceux qu’il passe, sur sa vieille Yamaha de collection, à sillonner les quais de Seine dans le Paris d’avant la piétonisation des voies sur berges…

Son CDD n’ayant pas été renouvelé, pour raison d’incompatibilité avec la ligne éditoriale, il s’était tourné vers la littérature. Non pas comme auteur mais, bizarrement, comme personnage ! Trois mois après un licenciement qui ne disait pas son nom, et ne supportant plus moralement la situation, qui l’avait plongé dans la consommation de psychotropes, il s’était résolu à s’inscrire au chômage, ce qu’il s’était refusé de faire jusqu’alors : on n’est pas sans emploi lorsque l’on travaille jour et nuit à la rédaction du roman de sa vie, tout de même !…

Au premier rendez-vous à Pôle-Emploi, et au vu de son cursus, la jeune stagiaire en charge de son dossier décréta que notre homme s’était trompé d’adresse : – Mais vous tombez bien ! le rassura-t-elle. Mon compagnon, qui a fait du théâtre comme vous, a trouvé son bonheur à cette adresse… Vous verrez, votre vie va changer !

Larbi se saisit du bout de papier, et lit : « Agence Rôle-Emploi, votre avenir est en jeu, celui de nos auteurs aussi ! »

Et immanquablement, il eut son fameux grincement de dents, à la vue de ce qu’il prit pour une coquille : « Rôle-Emploi » au lieu de « Pôle-Emploi ». Un grincement de dents que la jeune conseillère prit pour une marque de dépit.

– Croyez-moi, les demandeurs d’emploi s’y bousculent, mais vous, vous passerez en premier ! Pôle-Emploi, pardon, le lapsus est systématique, c’est bien « Rôle-Emploi » que je voulais dire. Oui, Rôle-Emploi, cher Monsieur ! Une idée géniale, que l’on doit à Simon Hillel…Vous avez entendu parler, sûrement, de son best-seller… C’est à son initiative qu’un groupe d’éditeurs indépendants en froid avec ces romanciers obnubilés par les sujets introspectifs et l’autofiction, a créé l’Agence Rôle-Emploi. Le principe, selon Simon Hillel, est d’une simplicité biblique : il s’agit d’assurer un emploi (le terme est on ne peut plus adéquat, n’est-ce pas) aux intermittents de la fiction : des personnages en manque de représentation, courant d’un emploi à un autre, au gré des besoins des auteurs en quête de personnages.

Oui, songea-t-il, après Six personnages en quête d’auteur, voilà bientôt Six auteurs en quête de personnages !

Mais passer ainsi de la fonction de correcteur à celle, improbable, de personnage de fiction, voilà bien une sacrée conversion à laquelle il allait se donner corps et âme, comme on se donne à une religion.

Dans sa conversion, des nostalgiques des « temps bénis des colonies » virent forcément un des « effets positifs de la colonisation ». Mais « positifs » pour qui ? Pour lui ou pour la francophonie ? Pour la francophonie ou pour la littérature ? Autant de questions auxquelles Larbi.dz répondra à sa manière dans une tribune, conclue en ces termes : « En vérité, sans la francophonie, il manquerait à la bibliographie nationale de la France un grand nombre d’œuvres majeures témoignant de cette universalité du français dont Antoine de Rivarol faisait déjà l’éloge en 1784, à l’Académie de Berlin. Aujourd’hui, la francophonie est une conquête que l’on doit aux francophones seuls. Conquête irréversible, sans Accords d’Évian en perspective ».

 

 

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