Omar Boudaoud et la guerre d'Algérie en France : Roland Grillon, un porteur de valise, témoigne

Porteurs de valises ! Jurons du passé ou panégyrique du présent ! Ces soutiens au FLN étaient qualifiés de traîtres parce que français. Ils portaient des tracts, des fonds ou des armes. La cotisation était fixée à 10 nouveaux francs par mois.  Roland Grillon, militant FLN depuis le 1er Novembre 1954 aujourd’hui âgé de 87 ans, porteur de valise à 21 ans, revient sur son passé au sein du Front de libération Nationale durant la guerre d’Algérie. L’annonce dans Algeriecultures de la mort de Omar Boudaoud, un camarade de lutte pour l’indépendance de l’Algérie, l’a vivement affectée. Il adresse ses condoléances à sa famille et au peuple algérien. Il nous fait aussi part de son expérience.

La mort de Omar Boudaoud me fait remonter bien loin dans le passé. J’ai rencontré Omar, chef de la Fédération de France du FLN, et Belkaïd, un peu avant Omar, en 1957. Belkaïd se chargeait des opérations.

C’est grâce à des hommes comme Omar Boudaoud et Belkaïd que l’Algérie a été indépendante. Sans la Fédération de France, il n’y aurait pas eu d’indépendance. À la famille de Omar Boudaoud et aux jeunes Algériens, je présente  toutes mes condoléances.

La dernière fois que j’ai rencontré Omar Boudaoud et Belkaïd, c’était à la fontaine Saint-Michel à Paris, en 1962, quand la guerre fut gagnée. Ils étaient en voiture. Je passais aussi par là, par hasard. Ils m’ont vu. Ils ont klaxonné.  Omar m’a fait signe de descendre. On est sortis de nos voitures respectives, on s’est tenus fermement par les bras, en sautant, en faisant la ronde et en criant de joie : « On a gagné ! On a gagné ! ». Nous avons  dansé, dans ce cœur de Paris, une bacchanale  triomphante.

Lire aussi: Omar Boudaoud, ancien chef de la Fédération de France, n’est plus

Je suis fils et petit fils de militaire. J’étais engagé volontaire pour me débarrasser du service militaire, « engagé volontaire par devancement d’appel » (EVDA). J’ai fait six mois de plus. Mai le 1er novembre 1954, j’étais libéré de mes obligations militaires.

« Trouble en Algérie ».

«Attendez ! Attendez ! Taisez-vous ! L’Algérie est indépendante ! »

Le 1ER novembre 1954, en ouvrant la radio, je savais que l’Algérie deviendrait indépendante. C’était ma guerre. Je me sentais Algérien. Parce que les Algériens avaient raison. J’étais horrifié de la façon dont les flics traitaient les Algériens. Ils étaient pour les Français ce que les Français étaient pour les Allemands. C’était pareil.

Je suis entré dans le Front de Libération Nationale par chance.  J’avais vingt-et-un ans en 1954. 

Mitterrand faisait guillotiner des Algériens en qualité de ministre de l’intérieur, mais moi, je me sentais Algérien. Leur combat était juste. Ma mère Marthe, juive résistante, tuée dans un camp de concentration en Allemagne, aurait participé à la lutte de libération de l’Algérie si elle avait survécu.  Je suis devenu adulte à 10 et demi, quand ma mère  fut déportée à Auschwitz.  Le combat des Algérien, c’était le mien.

À l’époque, je travaillais chez Schlumberger. Djendi, un Algérien, y travaillait aussi. Par son intermédiaire, j’ai rencontré trois collecteurs d’impôts.

Plus tard, par le truchement d’un collecteur d’impôts, j’ai rencontré Omar Boudaoud, dans un restaurant, pas loin des Folies Bergère. Nous étions cinq ou six autour d’une table. Il y avait deux gardes du corps FLN. Deux hommes sont ensuite entrés. L’ambiance était glaciale. J’étais le seul Français. Quelqu’un a murmuré : « MNA ».  J’ai compris qu’il y avait une guerre de clans. Mais le calme est aussitôt revenu.

« Je suis libre. J’ai une bagnole. C’est quand vous voulez. Et c’est gratuit, » leur ai-je dit.

Voilà ce qui a été ma première réaction lorsque j’ai rencontré le premier responsable du FLN, Omar Boudaoud.

Pour me tester, on m’a confié une première mission. On m’a donné une lettre. Pour voir ! Je suis allé dans une échoppe, et j’ai remis la lettre où il n’y avait sans doute rien d’intéressant à transmettre. Un Algérien m’a reçu. Il a installé une serviette sur des planches de bois. Il m’a parlé en arabe. Quand je lui ai dit que j’étais Français, il a dit : « On a gagné la guerre ! On a gagné la guerre ! » Pensant que si des Français participaient à la lutte de libération nationale, la guerre était gagnée d’avance pour les Algériens.

Après, par le truchement d’un autre Algérien, j’ai rencontré un groupe trotskyste. J’ai donc pris contact avec  « Défense du marxisme ».  En 1957, les communistes n’étaient pas encore avec nous. Ils sont venus plus tard. Ils étaient à Charonne, c’est-à-dire vers la fin, quand l’OAS a failli débarquer à Paris.  Mais ils n’ont aidé ni Maillot ni Guedj.

J’ai eu la chance de rencontrer des Algériens. J’aurais pu passer à côté ! Le 4 avril 1956, Henri Maillot et  Guedj désertent ensemble pour rapporter des médicaments aux Algériens au maquis.  Le 22 mai 1956, ils sont condamnés par contumace, tués et torturés, le 5 juin 1956. Pour moi, ils avaient raison, et j’aurais fait la même chose.  « Pas d’initiative personnelle, » ce n’était pas dans la ligne du parti communiste !  La Question de  Henri Alleg est sorti en 1958. J’ai poursuivi ce combat avec d’autres, jusqu’à la fin de la guerre.

Après cette lettre d’essai, j’ai ramené un type en voiture. Je ne sais plus où.  On avait souvent des valises du côté de la rue Gay Lussac dans le 5ème

Il y avait toute la misère du monde dans les valises que je portais. J’imaginais le pauvre homme qui gagnait trois sous…  Des billets froissés. C’était horrible ! Quelquefois, l’argent était donné volontairement mais c’était souvent l’impôt. C’était des vieux billets sales… Il fallait récupérer l’argent et parfois des armes. Il fallait payer le train et les permanents. Les Algériens et les Français étaient payés. Omar Boudaoud vivait à St Denis avec une femme blonde. Ils avaient une vie à assurer. Ils avaient aussi une voiture.  

Mon surnom était « La Rose ».

J’avais peut-être deux missions par semaines. J’étais libre le samedi.  Des tracts, des affiches, le samedi, les valises pour la Belgique. C’était le « TE ». Il y avait la douane aussi. Les deux douaniers français et belges se suivaient. Les Belges me laissaient passer.  Et une fois, il y a avait deux douaniers français qui m’ont demandé ce qu’il  y avait dans ma valise. Les Belges ont répondu : « C’est fait ! ». Ou les douaniers Belges en avaient rien à faire ou ils étaient sympathisants ! Les Français auraient gardé la valise et se seraient partagé l’argent ! C’est ce que faisait souvent les agents de la DST quand ils prenaient les valises.

Une fois il y a un Belge qui a ouvert ma valise et il a compris. Je pense qu’il y avait probablement une complicité belge. Entre l’arrivée du train et le dépôt de la valise, le temps semblait très long ! L’évasion que j’ai entreprise à  Fresnes était plus facile.

Jamais, je n’ai payé le train. Mais on ne me payait pas pour mon engagement !

Dans l’ouvrage de Hervé Hamon et de Patrick Rotman, intitulé Porteurs de valises publié aux Editions Albin Michel en 1978, il est question d’une évasion, page 341, où, je cite : « Au jour dit, Bensalem, Boudiaf et Doum demandent à prendre une douche. Spitzer les accompagne comme ‘‘observateur’’. Nous sommes le 7 janvier 1961. Et tout fonctionne à merveille. Sauf un détail : impossible d’ouvrir la fenêtre ! Bensalem se hisse jusqu’au vasistas, parvient à se faufiler au-dehors, mais en tombant, provoque un bruit épouvantable. Assez épouvantable pour alerter les gardiens. Boudiaf hésite, hésite une seconde de trop, et abandonne. ‘‘Tant pis, c’est fichu’’ : Doum et lui ont manqué la belle. Bensalem présente calmement son jeton et sort. À cinquante mètres, Roger Rey et Denis Berger attendent. L’Algérien, ancien responsable du FLN pour le Nord et l’Est, s’engouffre dans l’automobile. Près de la porte d’Orléans, raconte Berger, une voiture noire s’arrête à notre hauteur. Nous sommes coincés à un feu rouge. Le passager de devant, cheveux courts, cravate,  descend sa glace et tape du doigt contre notre vitre. Je souffle à Bensalem : ‘‘Attention, c’est peut être le moment’’. Le type se penche et apostrophe Roger : ‘‘Eh ! Votre portière est mal fermée’’ ! »

Ce qui a été rapporté par Hamon et Rotman est absolument faux.  Les faits ne se sont pas passés comme ce que Hervé Hamon et Patrick Rotman l’ont rapportés dans leur livre. J’étais  le conducteur de l’automobile Peugeot noir deux porte qui a permis la libération de Bensalem.  Je suis donc bien placé pour en parler.

C’est Belkaïd, le bras droit de Omar Boudaoud, qui a tout organisé.  Il m’a dit : « Samedi après-midi, tu arrives, tu rentres  à deux heures de l’après-midi ».  Il y avait, en effet,  une bâtisse avec une porte bleue. « Tu entres sous le porche. Tu te gares, » a-t-il poursuivi, et deux gars vont monter dans ta voiture ».

Je suis entré, comme il me l’a demandé, dans la prison de Fresnes. J’avais une bonne voiture d’occasion ; une Peugeot 203. Derrière, il y avait une petite banquette, et entre la petite banquette et le siège, il y avait un espace. Je suis entré sous le porche, j’ai salué les gardiens à l’entrée, et j’ai roulé cinquante mètres à peu près. Je me suis garé tranquillement devant la porte bleue de la prison. Puis, je suis sorti de la voiture, j’ai ouvert la porte de droite, et je suis resté devant la porte bleue, debout. J’attendais les deux prisonniers de Fresnes. J’ai ouvert la porte. Un homme s’est faufilé à l’intérieur de ma voiture. Il savait où il devait se mettre. Il semblait même connaître la voiture. Il savait au moins où il devait se coucher. J’ai jeté une couverture sur la banquette arrière. Je lui ai demandé : « Il est où ton compagnon » ! J’ai entendu le nom de Boudiaf.  Et il m’a répondu : « À deux, ça ne passera pas » !

 Sa réponse m’a surpris parce qu’il y avait  dans ma voiture suffisamment de places pour faire évader deux personnes. L’espace n’était pas très large, mais couchés l’un sur l’autre, nous aurions pu en sortir deux à la fois. Boudiaf devait le suivre. Je n’ai pas compris pourquoi il n’était pas venu. Je suis ressorti, et comme j’étais très bien habillé, avec une belle cravate et un beau costume, les gardiens ont cru que j’étais avocat ou médecin. Et dans ma superbe voiture noire, ils pouvaient bien le croire !

Alors, dans ce qui a été raconté dans le livre intitulé Porteurs de valises, il n’y a pas d’histoire de fenêtre à ouvrir ou  à fermer. Tout simplement parce que les avocats eux-mêmes sortaient et entraient tranquillement. Un système de jetons permettait d’entrer et de sortir par la porte bleue et non pas par une quelconque fenêtre. Les avocats, eux, n’avaient pas besoin de jetons.

J’ai pris la droite et ensuite une  autre route à droite pour aller sur Paris.  Sur cette route de droite pour Paris,  j’ai roulé au moins cinq cents mètres. J’ai vu des appels de phares. J’ai dit à  la personne couchée derrière moi : « On a gagné mon pote » !  Une voiture m’a doublé, et s’est arrêtée à soixante mètres devant ma voiture. Mais une deuxième voiture était derrière la mienne. C’était Belkaïd et un autre Algérien. Ce dernier est venu vers nous,  a ouvert la portière. L’homme que je transportais est monté dans leur voiture. Arrivés à ma hauteur, Belkaïd m’a tapoté le bras en signe de contentement. Il semblait ému. Je lui dit : « Comment il s’appelle « ? Et il m’a répondu : « Ali ».

Belkaïd avait pris ma bagnole quelques jours avant. Il voulait savoir si on pouvait mettre deux hommes derrière ma voiture. Une voiture avait d’ordinaire quatre portes, et la mienne en avait deux. Ce n’était pas une voiture banale. C’était une très belle voiture de série. On m’a emprunté ma voiture un week-end. On l’avait soignée. Il y avait juste un papier de bonbon  qui traînait sur le plancher. À l’époque, j’étais représentant. Je ne payais pas l’essence.

« Tu rentres dans la cour de la prison. Tu attends cinq minutes et deux gars vont arriver ».

Tout était naturel. À aucun moment il n’y a eu de tension ou de peur. Rien du tout. Je me suis garé dans la cour de la prison de Fresnes, sur la droite. J’attendais tranquillement. C’était un après-midi. J’ai attendu à peine une minute car tout était si bien orchestré. Un homme est entré. J’attendais le deuxième. Il s’agissait de Boudiaf. J’ai fait demi-tour, et je suis sorti.

La version de l’évasion du 7 janvier 1961 racontée dans ce livre est donc fausse.

Quelle est la marque de la voiture ? Les auteurs de cette évasion ne  le précisent pas. J’étais là !

Les Borgeaud et toute la bande, les pieds-noirs, étaient heureux comme tout. Ils étaient chefs d’un million d’Arabes. C’est le racisme ordinaire.

La France a commencé à bouger quand les petits gars ont fait leur service militaire. Très peu ont collaboré avec l’armée française. Ils n’avaient pas envie de rester en Algérie. Ils n’étaient pas anti-arabes. Les bidasses voulaient rentrer à la maison. Il y a eu quelques gars qui ont pris parti pour l’Algérie indépendante. Des mômes de vingt ans qui se sont barrés en aidant des prisonniers politiques FLN.

Lire aussi: «Comment est née l’Algérie française: la belle utopie » de Jean-Louis Marçot

On a gagné la guerre mais j’aurais voulu que la France gagne aussi.

Je vous livre ma petite participation de rien du tout.  Ce que je voulais, c’est que la France se libère aussi. Je voulais que la révolution se passe aussi en France. Quand la guerre d’Algérie s’est terminée, j’avais 29 ans. Je suis né le 24 juin 1933.

Mes condoléances, à la famille de ce grand homme, Omar Boudaoud, et au peuple Algérien tout entier, me permettent d’ajouter, aujourd’hui, le  modeste témoignage d’un Français. Salut fraternel au peuple algérien.

Ces propos de Roland Grillon ont été recueillis par Fadela Hebbadj, enseignante de philosophie et auteure notamment de Les ensorcelés et L’arbre d’ébène, publiés aux éditions Buchet-Chastel. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *