« Sang juif »: Dialogue avec Albert Memmi

Lui: Regarde, tu vois ces misérables habitats délabrés de tous les côtés ? C’est là que j’ai vu la lumière du jour, c’est là qu’une appelée Marguerite m’a fortement poussé de son ventre vers un monde dont je ne souhaitais pas l’existence, un monde aux violences accrues, morales, physiques, Dieu sait le degré de sa démence.

Moi: Au final, mon ami Memmi, personne d’entre nous n’a voulu exister dans ce bas-monde, tu es exagérément pleurnichard ; les Juifs ne sont pas aussi grincheux.

Lui: Si tu le dis, mais de quels Juifs tu parles, tu ne connais que les Juifs de Pologne, victimes de tous les caprices de l’Histoire, maudits partout où ils vont. Moi, je suis Tunisien avant d’être humain, mon sang est rouge. Cependant, je n’entendais que « sang juif, sang juif, sang juif ». Je vivais pendant longtemps avec l’idée que les Arabes avaient une autre couleur de sang, verte peut-être associée à l’Islam. C’est après de longues nuits d’insomnie, éparpillé  dans les ramifications de mon être, que je m’aperçus que tous les humains avaient et ont toujours la même couleur de sang. Je suis Sépharade, tu connais les Sépharades ?

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Moi: Sépharade ?! Cela me dit quelque chose, Asfar en arabe, Jaune, ah ! tu es asiatique ?

Lui: Tu vois, tu ne cesses de ressasser les mêmes couleurs. Tu n’as pas tort d’associer le terme à l’Asie, vu sa désignation dans la Bible, mais ce n’est guère de cela que je voudrais te parler. Rien de grave. Sépharade veut dire une communauté de Juifs de la Péninsule Ibérique, qui ont le même sang que tous les autres humains, sang rouge, fais gaffe, sang rouge pas sang juif.

Moi: Je ne comprends absolument rien de ta philosophie, Juif, sang rouge, Ibérique.

Lui: Rien de grave, petit à petit l’oiseau fait son nid. Je suis Sépharade, mon père est artisan, ma mère est analphabète, je suis classé deuxième d’une famille de treize enfants.

Moi: Bien ! Tu as toujours ton sang juif, je veux tellement voir à quoi il ressemble. Tu peux te blesser ?

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Lui: Un siècle d’une vie de blessures, je crois que ce n’est pas la peine. Je suis né d’une blessure, j’ai fait saigner ma mère, j’ai saigné à la Fête de communion, la circoncision. Après avoir épuisé toutes mes veines, je saignais de l’intérieur, un sang invisible, un sang qui ne se répandait qu’à l’intérieur de moi ; il était brûlant comme une braise.

Moi: Un sang juif ?

Lui: Rien de grave, cher ami. Ce n’était pas un sang juif, c’était un sang invisible à l’œil nu, mais je l’ai transformé en quelque chose que tout le monde peut voir, je l’ai répandu sur du papier, j’en ai fait une pittoresque mosaïque que l’on peut classer sur des rayons en bois.

Moi: Ah ! Tu es donc un magicien, je veux assister à une scène magique, fais-moi une démonstration.

Lui: Rien de grave, cher ami. Maintenant je suis âgé, je ne peux le faire comme avant, tu peux te rendre dans un endroit que l’on appelle « librairie », demande au monsieur là-bas de te montrer « la plume de Memmi ».

Moi: Sans faute, demain matin, je le ferai. J’espère en tout cas qu’elle garde sa couleur de sang juif.

Lui: Rien de grave, cher ami. Au vrai, il n’y a pas de sang juif, il n’y a ni sang juif ni sang arabe, ni sang berbère, il y a le sang de l’humain, un liquide rouge qui coule dans les veines de chacun de nous. « Sang juif » ne veut rien dire, il s’agit d’une invention de l’humain lui-même, le cartésien qui sait que tous les humains ont le même sang.

Moi: Pourquoi il ferait ça ?

Lui: L’une des raisons pour laquelle je ne souhaitais pas faire partie de ce monde : les humains font des choses dont ils ignorent les retombées. Ils ont inventé beaucoup d’autres termes comme « colonisé, racisme, nègre, maître, esclave, » des choses qu’ils dénoncent mais auxquelles ils ont préparé la scène pour un carnaval de l’Histoire, comme je le dis toujours.

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Moi: Je commence à voir clair, tu n’es donc pas pleurnichard, encore moins de sang juif, parce que « sang juif » ça n’existe pas. Or, je me demande qui es-tu réellement.

Lui: Difficile à dire. Il y a plusieurs manières de se définir : par rapport à quoi, à qui, à une langue, à une religion, une à culture, à des parents, mais surtout pas le sang. Des gens avant nous ont suivi cette perspective et ont tué des humains, violé et éventré des femmes. Il faut se défaire pour pouvoir se définir. Après tout, je ne suis pas obligé de me définir, personne d’entre nous n’est obligé de le faire. « Aimons-nous. »

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