« Tajmaât ne transforme pas l’ordre, elle le conserve » (Kamel Chachoua, sociologue)

Suite au bannissement d’un citoyen par la « tajmaât » du village Imzizou en Kabylie, Algérie Cultures a interrogé le sociologue Kamel Chachoua sur ce retour spectaculaire d’une structure traditionnelle dans la vie publique du pays. Tout en affirmant que la « tajmaât » n’a jamais été dans la confrontation avec l’État, M. Chachoua considère que sa résurgences est un motif d’inquiétude parce qu’elle exprime l’échec de l’Etat. Par ailleurs, contrairement aux idées répandues dans les milieux populaires, Kamel Chachoua estime que « tajmaât » n’est pas une structure démocratique et ne fait que « décalquer la vie collective » des villages.

La « tajmaât » d’un village de Kabylie, Imzizu, vient de bannir un citoyen et d’interdire son enterrement dans le cimetière villageois pour avoir déposé plainte contre un groupe de citoyens ayant fermé par la force le bureau de vote lors des législatives du 12 juin auxquelles il était candidat. Cette entrée de la « tajmaât » dans la scène publique, à travers une action dont nous n’avons pas entendu parler depuis des années, a suscité de vives réactions, positives et négatives, au sein de l’opinion. Quelle lecture faites-vous de ce retour de « tajmaât » dans l’espace public ?

Je ne connais pas les détails de ce cas précis mais le recours à la justice sans solliciter au préalable l’arbitrage de la « tajmaât » est une maladresse morale de la part du citoyen que le village peut interpréter comme un défi à la collectivité toute entière. Car, juridiquement parlant, ce candidat va sans doute avoir gain de cause ; voilà d’où vient sans doute la réplique radicale du comité de village. Ce cas ressemble à ceux où un membre d’une même famille choisit le tribunal plutôt que la concertation familiale pour régler un conflit lié à une succession ou un problème domestique. Dans ce cas, on ne dira pas qu’il y a une rivalité entre la structure familiale et l’État. On peut dire par contre qu’il y’a un usage stratégique d’une juridiction par rapport à une autre. Le même citoyen peut recourir dans un autre conflit à l’arbitrage de la famille ou de l’Imam s’il sait que c’est plus intéressant pour ses affaires. Je pense que dans le contexte des élections du 12 juin, participer ostentatoirement à une élection presque unanimement boycottée, c’est déjà entamer un auto-semi-bannissement. Car, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, la mobilisation pour le boycott fut telle que la participation à l’élection est sortie du champ politique pour prendre une forme morale. Certaines candidatures ont même choqué moralement non pas seulement dans les villages mais dans d’autres groupements professionnels ; à l’hôpital, dans les couloirs de certaines administrations, à l’université… et notamment dans ces milieux cultivés et éduqués. Elles sont souvent, contrairement à l’incident que vous citez, discrètes, faites d’indignations refoulées, d’évitement physique et de honte : c’est plus violent encore pour ces malheureux candidats qui n’ont pas vu venir cette réaction avec cette ampleur. En fait, certains candidats ont saisi au vol cette opportunité de boycott pour se faire élire facilement avec les voix de leurs proches et de celles de l’abstention en se disant qu’après tout, d’ici quelques mois, on dépassera, on oubliera. Subitement, des candidats qui n’ont jamais pensé pouvoir être un jour candidats à des législatives et qui n’ont aucune expérience politique se sont trouvés courtisés ou tentés par l’opportunité. En même temps, ils se sont mis devant un choix  épouvantable : accepter de gagner personnellement en perdant tout moralement. Ainsi, on peut le regretter ou pas, mais l’élection a pris une forme morale ; participer est devenue une question morale. Dans ce contexte, c’est bien sûr, les moins dotés en dignité et en moralité qui peuvent oser braver ce large consensus politique et moral en faisant comme s’il s’agissait, seul et seulement, d’une divergence d’opinion politique. Pour éviter ou dissimuler ce stigmate éthique et moral, certains tentent de convertir en conflit juridique et politique ce qui est foncièrement un conflit et une faute d’ordre moral. Dans ce cas précis du village d’Imzizou près de Fréha, le village essaye de ramener le conflit à une dimension morale tandis que le candidat a tout intérêt à le dégager du registre moral et en faire un conflit technique, juridique et politique. Cela étant dit, le recours au bannissement ou au refus de sépulture sont des peines extrêmes. Car la peine du bannissement et du refus de sépulture va au-delà de la personne impliquée pour atteindre des innocents ; la femme, les enfants, les parents, les frères etc.

Concernant la question du retour de la « tajmaât », beaucoup de travaux anthropologiques récents qui se font depuis 1990 ont soulignés ce retour de l’institution au-devant de la scène publique depuis 1980. La  « tajmaât » a toujours eu une existence et une interaction officielle ou semi-officielle avec les institutions de l’État, notamment le tribunal ou l’assemblée populaire communale. Cela dit, les djemaâs diffèrent d’un village à un autre et quand on regarde d’un peu plus près, on voit que ce ne sont pas les djemaâs des gros villages imposants situés sur les axes routiers, surpeuplés, ni les petits villages à peine sortis de l’état de hameau  qui développent, en Kabylie,  une  vie publique plus énergique. En effet, les gros villages sont le théâtre d’une vie sociale riche, variée, dense qui débordent de partout la « tajmaât ». De l’autre côté, les petits villages qui sont fait d’un seul clan et qui ont une vie sociale simple ; eux, n’ont presque pas besoin de se réunir pour s’entendre et décider ; le code moral et la tradition leurs suffisent. Voilà pourquoi ce sont toujours ces villages moyens, émergeants et qui se sont densifiés depuis 1980 qui font la vie sociale villageoise moyenne de toute la Kabylie. Aussi, ceux qui s’engagent dans la vie publique et collective villageoise, ce ne sont pas non plus, comme avant, les vieux, les hommes les plus dotées symboliquement et socialement mais plutôt l’élite moyenne, les agents de l’Éducation nationale, les petits entrepreneurs, les employés, les jeunes pères, etc. C’est cette population moyenne passionnément impliquée dans la gestion de la vie publique et qui prend quelquefois, sous l’empire de l’émotion collective et de l’engagement, des décisions plus vigoureuses.  Les gros villages comme les plus petits ou les plus simples ne peuvent pas prononcer des bannissements ; les premiers, comme les anciens empires, vieux, fatigués, sages, tolèrent, modèrent et hésitent ; les seconds, ils vivent comme une famille et voient dans chaque membre du village un fils. Ainsi ils ne peuvent jamais se résoudre à ce genre de décision extrême et impensable pour eux.

Le citoyen banni par le village Imzizu l’a été, entre autres, pour avoir fait un choix politique contraire à celui du village. Cette situation illustre la prééminence du groupe sur l’individu. Où commence et où s’arrête la liberté individuelle dans la société kabyle régie par « tajmaât » ?

S’il y’avait une prééminence du groupe sur l’individu, si les individus étaient fermement tenus par la collectivité, s’il y’avait un conformisme social et moral mécanique, il n’y aurait pas de candidat du tout car, la possibilité même de faire un choix contraire à celui de la collectivité aurait été difficile, voire impensable. C’est même, je dirais, les progrès de l’individualisme en Kabylie, qu’il ne faut pas confondre avec l’égoïsme, qui ont permis cette candidature et, partant, ce conflit.

Ce même citoyen a été également banni du village pour avoir recouru à la justice pour régler un conflit avec ce même village ou une partie de ses habitants, rejetant ainsi l’autorité que peut avoir « tajmaât » sur lui. Cela voudrait-il dire qu’il existe une rivalité ou un conflit entre la structure traditionnelle (tajmaât) et l’État ?

On le comprend bien, il cherche à donner un sens juridique et politique à un litige électoral qui a pris un sens et une tournure morals. Ignorer cette relation chimique entre la politique et la morale, c’est méconnaitre tout du fonctionnement du champ politique. La morale est au centre de la politique et notamment chez nous et dans le contexte politique et juridique actuel. Il y’a un seuil au-delà duquel l’impératif moral recouvre entièrement l’action politique et la dépasse. Il ne s’agit donc pas de conflit politique ou institutionnel entre l’institution de « tajmaât » et l’État mais plutôt d’une stratégie du candidat pour se protéger et se sortir de la culpabilité morale qui s’empare de lui. La « tajmaât », au fond, ne peut rien contre l’État, elle ne s’est jamais portée contre l’État, elle n’a jamais eu cette intention et elle n’a pas intérêt à cette position. D’abord parce que les « tajmaâts » sont aujourd’hui légales et agissent dans un cadre associatifs de comité et d’association légales et déclarées. Ensuite, et contrairement à ce que l’on croit, les « tajmaâts » aident beaucoup l’État car elles canalisent toute une énergie locale qui aurait, autrement, débordée le cadre villageois pour se manifester sur la scène régionale et nationale. L’État, depuis 1962, n’a jamais été entravée dans ses expansions vers les structures profondes de la société, au contraire, la demande d’État est constamment désirée et attendu de façon heureuse. Pourquoi ? Parce que les gens et les structures comme la « tajmaât » trouvent leurs comptes dans cette intervention. Car, normalement, à mesure que l’État « entre » dans les foyers et s’empare de plus en plus de charges et de fonctions d’ordre collectives (la sécurité, l’éducation, la santé, le commerce, la justice , l’offre de travail salarié), il provoque, certes, un sentiment d’expropriation éthique et moral mais, en même temps, et par ces interventions même, il assure aux individus une bien plus grande sécurité physique, éthique et morale, ainsi qu’une meilleure prise en charge sociale. Le système scolaire ou l’école est d’ailleurs un des relais principaux de cette intégration-unification à l’État et qui fait et construit aussi la nation et surtout le sentiment d’appartenance national.

« Tajmaât » est qualifiée d’assemblée « démocratique ». Or, la moitié de la société, les femmes en l’occurrence, en est systématiquement exclue. Pourquoi la « tajmaât » ne s’est pas adaptée pour s’ouvrir à la présence féminine ?

Si on s’en tient aux considérations numériques, il faut dire qu’il n y a jamais eu de démocratie. Non pas seulement parce que les femmes, les handicapés, les enfants, les minorités, les étrangers ne sont presque jamais représentées, mais aussi parce que, souvent, le nombre de voix qui font le succès d’un président ou d’un député sont souvent inferieurs à l’ensemble des voix exprimées par le corps électoral. Primitivement, si la « tajmaât » a toujours tenu à l’écart les femmes, c’est non pas à cause de leurs sexes mais parce qu’elles étaient extérieures pour ne pas dire étrangères au village. La circulation des femmes par le lien ou le fait du mariage d’un groupe ou d’une famille vers l’autre fait que les femmes sont des étrangères permanentes ou éternelles. Sur ce point, elles nous font penser aux immigrés/étrangers dans leurs pays d’accueils. Au fond, le but de « tajmaât » n’a jamais été de représenter toutes les couches sociales du groupe mais seulement de les résumer. Assimiler la démocratie mécanique de « tajmaât » à la démocratie parlementaire et organique de l’État c’est assimiler les mariages coutumiers de nos ancêtres qui ne connaissaient pas l’État civil ou le notaire aux concubinages modernes. La démocratie de « tajmaât » cherche seulement et simplement à traduire ou à décalquer la vie collective, elle ne cherche pas à transformer l’ordre social ou moral mais plutôt à le conserver. Tandis que la démocratie parlementaire, ou la démocratie d’État vise, normalement, je dis bien normalement, à devenir un foyer d’agitation et d’élaboration d’idées neuves, de vues nouvelles qui dépassent les idées obscures de la foule dont elle est l’émanation ou la réplique numérique ou statistique. La démocratie d’État cherche à améliorer, à imprimer une direction utile et nouvelle à la société et non pas à répéter les idées irréfléchies de la multitude (elghachi).

Les « temane », représentants des « iderman » (Groupes) au sein de la « tajmaât » ne sont pas choisis en fonction d’un programme ou d’une vision ou pour défendre un intérêt précis, mais en fonction d’un lien de sang. Et la pérennité du lien de sang représente une fin en soi dans la société kabyle. N’est-ce pas là un marché de dupes  où, sous couvert de l’intérêt commun, on perpétuer un ordre ancien contre les volontés de changement qui peuvent exister ça et là?

Le village kabyle n’est pas le résultat d’un seul groupe sanguin, il est fait de plusieurs clans emboitées ; il se définit plus par son unité territoriale plutôt que par son unité clanique. Et même à l’origine, et contrairement à ce qu’on croit d’ordinaire, c’est l’unité territoriale qui a été au fondement des villages et non pas l’unité généalogique. Primitivement, la « tajmaât » n’était  qu’une place commode à l’ombre d’un olivier ou d’un frêne majestueux  où les hommes venaient, au moment de l’azal (celui de la sieste) pour tailler les manches de leurs araires, aiguiser leurs haches, réparer leurs outils ou s’assoupir un peu tout en discutant entre hommes. Mais quand la vie sociale s’est intensifiée, cette place s’est transformée en assemblée de plein air où l’on vient se concerter entre chefs de familles et, plus tard, en pénétrant dans la mosquée (al-djamaa d’où le terme arabe de tajmaât), elle étendit ses prérogatives à toute la vie sociale et prit une forme plus orgueilleuse et plus solennelle sous le nom de « tajmaât ». Or, auparavant, la réunion des imoqranén-s, des grands, des vieux, était limitée, soit à l’organisation de la vie agricole (ouverture des labours et des moissons, irrigations, délimitations des bornes…), soit à la défense du groupe contre une agression extérieure. Pour le reste, nul besoin de convoquer une assemblée et dicter des sanctions ; la morale familiale suffisait. Le but de la « tajmaât » n’a jamais été de changer la vie ni de transformer l’ordre moral ou social. C’est pour cela qu’elle réussit, paradoxalement, à transformer le monde villageois et à se transformer elle-même.

« Tajmaât » est une structure traditionnelle conçue pour répondre à des urgences dans la gestion des affaires courantes des villages où le conflit social, idéologique et politique n’existe pas. Or, la société d’aujourd’hui est marquée par des conflits de tous genres qui sont récurrents et dont la gestion demande une ingénierie d’une extrême complexité. Pensez-vous que « tajmaât », dans sa configuration actuelle, a un rôle à jouer dans nos sociétés d’aujourd’hui ?

À vrai dire, aucune institution ne peut surgir du néant ; elle est toujours et partout l’émanation d’une utilité ou d’une fonction et dès que cette utilité s’affaiblit ou disparait, l’institution s’éteint d’elle-même. Si la « tajmaât » persiste encore, c’est parce qu’elle est utile, parce qu’elle remplit une mission ou, plutôt, elle comble des démissions. À la limite, nous serions bien contents qu’on arrive à ce qu’elle ne soit plus utile et qu’elle disparaisse même car, cette persistance de la « tajmaât » au-delà de son sursis et de son temps est un motif d’inquiétude plutôt que de réjouissance. Cela veut dire que les institutions nouvelles qui devaient normalement prendre le relais de la « tajmaât », la dépasser ou l’intégrer dans un ensemble démocratique plus large n’ont pas émergé ou fonctionné.

Parmi les défenseurs de « tajmaât », beaucoup disent qu’il faut sauvegarder ces structures, les moderniser et les doter d’un fonctionnement démocratique. Selon vous, que faire ? Abolir les « tajmaât » et les remplacer par les structures de l’État moderne ou les réhabiliter et les adapter aux exigences des temps actuels ?

Il faut un fonctionnement démocratique national sain pour doter ou intégrer la « tajmaât » dans un fonctionnement démocratique comme vous dites. Vouloir abolir ou remplacer « tajmaât », c’est comme vouloir abolir ou changer un rituel ; c’est impensable et imposable. Les réhabiliter, c’est ce que font très bien d’ailleurs les comités de villages sous forme d’association depuis 1980 environ. Je pense que l’enjeu n’est pas « tajmaât » mais plutôt la démocratie d’État qui semble vivre dans un mélange bizarre d’inertie et d’activité. Vu du dehors, on voit à la surface une agitation excessive, des changements et des mouvements diffus qui vont dans toutes les directions, mais derrière toute cette agitation, on trouve un traditionalisme et un immobilisme routiniers qui durent depuis plus trente ans.  La « tajmaât » a changé de main comme on l’a dit, elle est gérée par des jeunes volontaires d’une élite moyenne ; elle ne connait pas la corruption ni la fraude. Il faut méditer ces succès et ce dépassement constructif qu’elle réussit de décennie en décennie et de génération en génération.

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *