Des hispanismes en Oranie…

On m’interroge souvent sur l’influence lexicale de l’espagnol à Oran, en se référant à mon ouvrage, L’oranie espagnole. Approche sociale et linguistique (2002) et sa deuxième édition, complétée et remaniée, Oran et l’Espagne au XXème siècle. Contacts linguistiques et culturels (2018). J’ai donc pensé à vous livrer une petite synthèse de ce travail qui reste parfois introuvable. L’ouest algérien, et plus précisément l’Oranie et la ville d’Oran, ont toujours été caractérisés par l’utilisation d’un langage hybride et truculent, bigarré et hétéroclite, métis et bâtard (j’utilise le mot bâtard dans le sens le plus noble du terme). Dans ce métissage linguistique, l’espagnol occupe une place prépondérante. Un peu d’histoire.

Entre le XVIème et le XVIIIème siècle, il y a plus de 250 ans de présence espagnole à Oran: première occupation espagnole par le cardinal Ximenés de Cisneros (1505-1708); 203 ans. Une deuxième présence espagnole en 1732 et son abandon définitif en 1790 après le fameux tremblement de terre qui détruisit une grande partie de la ville; et encore 58 ans de présence espagnole. Cependant, l’existence et la permanence des hispanismes dans le parler d’Oran sont plutôt dues à la dernière implantation espagnole lors de la colonisation française. Au XIXème siècle, la révolution de 1868 en Espagne a fait grandir le prolétariat. La misère, le chômage, la faim, poussent beaucoup d’Espagnols à émigrer vers cette France qui construit une colonie en Afrique du nord avec le rêve de tenter leur chance, à l’instar de leurs ancêtres en Amérique. De cette cohabitation d’un grand nombre d’ethnies (arabe, berbère, française, espagnole, juive, italienne, maltaise …), l’un des éléments prédominants sera l’espagnol. Plus de 50 ans après l’indépendance de l’Algérie, de nombreux termes, tournures, usages et traditions espagnoles sont toujours présents à différents niveaux. Nous avons récolté jusqu’à présent plus de 300 mots espagnols ou hispanismes dans l’Oranie, avec évidemment plusieurs niveaux d’utilisation dont la liste, non exhaustive est :

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La pêche et la mer. Noms de poissons et faune marine : Anchoa, boquerón, caballa, camarón, chelba, congre, cranca, dorada, lacha, langostino, mero, pulpo, rape, sardina, sargo, etc. Type de pêche et materiel : Bati bati, boliche, lamparo, potera, bolla, gancho, garbillo, manivela, nasa, palangre, polea, salabre, sonda, etc. Type d’embarcations et parties de navire : Babor, bote, galeón, pareja, pastera, proa, popa, ancla, caña, timón, farola, remo, etc. En relation avec la mer : Amarrar, brasa, calar, calma, costa, fondo, marea, playa, tierra, etc. Surnoms et insultes : Abuelo, borracho, bufo, calvo, cazuela, cegato, chato, chepa, chinico, chupar, facha, gamat, gordo, largo, macho, mariquita, mico, manco, moreno, negro, rojo, santo, tapón, tonto, tronco, etc. Aliments et boissons : Agua limón, agua clara, alubia, bandera española, birra, bizcocho, burbuja, caldero, calentica, caracol, chocolate, churro, ensalada, escabeche, fideus, frita, gazpacho, mantecao, mona, paella, pasta, potaje, sangría, sopa, tallo, tarta, tinto, torta, trago, vino, etc. Jeux, sports et loisirs : Avantrén, baile, bola, botar, calbot, carricoche, carrucha, chamba, chufa, cinco, copa, cuatro, dos, falta, fiesta, gancho, lotería, mich, pagar, pelota, pinyol, punto, rey, ronda, seis, sota, teatro, tres, etc. – Administration, commerce, éducation : Baño, barato, cantina, contrabando, duro, escuela, estanco, fábrica, factura, maestro, hospital, interés, marca, patente, policía, puesto, real, recibo, suma, sueldo, taberna, trabajo, etc. Interjections, exclamations : Basta, cartagena, chacharear, chamba, contra, dale, fortuna, joder, leche, malasombra, mano (del destino), mierda, nene, puñeta, ruina, suerte, toma, treinta, ven aquí, venga, zape, etc. – Maison et mobilier : Armario, barraca, barrio, cafetera, corcho, cuadro, cubierta, escalera, esterilla, lata, lejía, litro, manta, mortero, muebles, plaza, sala, tina, etc. – Habits : Calzón, chancla, chaqueta, cinta, corbata, corona, doblón, esparteña, moño, palto, pipa, roja, traje, trapo, zapato, etc. -Outils et ustensiles : Barra, bobina, cable, capsa, gancho, mango, manivela, maza, mecha, motor, piedra, placa, etc. – Religion chrétienne : Cruz, cura, misa, monja, nochebuena, santo, zambomba, etc. – Animaux : Burro, caballo, cabra, gorrión, sapo, tinia, etc. – Fruits et légumes : Calabaza, chumbo, malacara, tomate, torraíco, uva, etc. – Transports et communications : Automóvil, carriola, carro, carrosa, coche, tartana, etc. – Armée : Ayudante, barreta, carabina, faca, oficial, etc. – Agriculture : Barranco, finca, mina, pala, sapa, etc. – Métiers : Abogado, algo vender, barbo, muchacho, portero, etc. – Autres : Banda, basura, chafar, chalao, cola, compañia, familia, forma, fresco, gana, gorra, gusto, horca, jaleo, largar, lista, listo, manera, pata, plan, semana, trampa, zaragata, etc.

Tous ces termes font partie d’une espèce de parler inter-ethnique, un véhicule de communication commun pour l’oranais. Ce métissage de populations diverses a permis l’émergence de pratiques langagières diverses, toutes élaborées à partir de l’arabe et du français, mais qui résultent à la fois d’une déstructuration de la langue par les locuteurs en introduisant des mots et des tournures d’origines linguistiques diverses. Lorsque le locuteur oranais utilise un hispanisme, il agit donc par réflexe identitaire. Il se développe, avec des traits spécifiques, une volonté permanente de créer une diglossie qui se convertit en une manifestation linguistique d’une espèce de revendication régionale et sociale. La norme linguistique maternelle, celle de la rue, agit et se développe comme une contre-norme à la langue arabe classique, académique, littéraire (bref le langage du pouvoir), perçue comme une véritable langue étrangère au regard de sa propre culture. Parmi toutes les formes linguistiques utilisées, l’espagnol devient un marqueur identitaire. Le locuteur oranais revendique donc complètement ses origines et un passé hispanique, et le manifeste non seulement par le biais d’énoncés en espagnol, mais, et surtout, en maintenant quelques usages aux racines typiquement espagnoles. Les nombreuses traditions culinaires, ludiques ou artistiques tels que la recette de la calentica ou la paella, manger la mona dans nos fêtes, la zambomba, le « carrico » en sont la preuve.

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En guise de conclusion, je voudrais souligner qu’à Oran, ont toujours cohabité des communautés aux origines diverses (arabes, berbères, turcs, français, espagnols, juifs, maltais, etc.), de cultures et langues différentes. Ainsi, toutes les conditions étaient réunies pour que naisse ce que j’appellerai une interlangue entre le français et l’arabe, langues véhicules, et l’immense variété de langues vernaculaires qui composent la mosaïque linguistique de la population oranaise.

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