La messe des interdits

En temps de crise, les peuples s’évertuent à réinventer leur génie et se projeter dans l’avenir avec plus d’assurance, de détermination et, surtout, de savoir. Pour ce faire, ils mettent fin aux ressassements idéologiques de leur grandeur, même quand elle est avérée, et regardent leur présent et leur futur droit dans les yeux. Dans une intransigeante quête de la rigueur, ils soulèvent toutes les questions inhérentes à leur vie, les repassent au peigne fin. Ils se remettent et remettent toute leur trajectoire en cause. Ils interrogent leurs dogmes et vont jusqu’à secouer leurs mythes fondateurs. Pour eux, l’enjeu est simple : un monde s’écroule ; un autre doit naître. Dans l’interstice qui sépare la mort d’un monde de la naissance d’un autre, les questionnements les plus radicaux deviennent une nécessité. Dans cet interstice, la chose la plus digne d’être réhabilitée et entretenue, c’est la volonté de comprendre. Car, c’est de la volonté de comprendre d’une part, et de la capacité d’un peuple à opérer des ruptures dans son imaginaire et dans la vision qu’il a de ses intérêts immédiats et lointains d’autre part que résident les possibilités de sa survie d’abord et de son épanouissement ensuite.

Dans l’interstice qui sépare la mort d’un monde de la naissance d’un autre, les questionnements les plus radicaux deviennent une nécessité. Dans cet interstice, la chose la plus digne d’être réhabilitée et entretenue, c’est la volonté de comprendre.

En France, en février 2019, année marquée par la montée du populisme d’extrême-droite et une crise sociale et politique d’une grande ampleur, les temps sont propices à l’enclenchement d’un débat national sur toutes les questions, notamment celles qui fâchent. Les échecs politiques, économiques et philosophiques, sont nombreux et flagrants. Les doutes les plus subversifs habitent les têtes les plus carrées. Une France est en train de mourir et une autre émerge des brumes de l’incertitude. Dans ces conditions, Antoine Gallimard, patron des éditions éponymes, lance la collection Tacts, une collection qui abrite les interventions des hommes et femmes de lettres dans les débats d’actualités. Pour présenter ce projet, il écrit : « À l’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle de la désillusion et du renoncement, d’une part, nourrie par le constat que le temps de la réflexion et celui de la décision n’ont plus rien en commun ; celle d’un regain d’attention, d’autre part, dont témoignent le retour des cahiers de doléances et la réactivation d’un débat d’ampleur nationale. Notre liberté de penser, comme au vrai toutes nos libertés, ne peut s’exercer en dehors de notre volonté de comprendre. » Cette collection, conçue dans le sillage des « Tract de la NRF » qui, dans les années 1930, étaient signés par des écrivains aussi exigeants qu’André Gide, Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono, vise à réhabiliter la volonté de comprendre. Le succès qu’elle a eu, grâce à l’implication d’intellectuels majeurs comme Régis Debray, Cynthia Fleury et Didier Daeninckx, a déjà permis et permet encore d’enclencher des débats d’une grande facture sur des questions vitales.

En Algérie, à chaque fois qu’il y a crise, on décrète le silence sur tout et on met des feux et des lignes rouges partout. Il ne faut déranger ni l’État, ni les Ancêtres, ni Dieu, ni les Prophètes, ni les Saints, ni les Parrains. C’est la messe des interdits. La volonté de comprendre, on s’en fout éperdument. Laissons la crise passer, prions Dieu « qui a des réponses à tout », « psalmodiant du Coran au moins 30 minutes par jour » et après, quand Dieu nous aura « sauvé du précipice », on peut tout dire. Pourtant, à bien y réfléchir, ce sont exactement l’État, les Ancêtres, Dieu, les Prophètes, les Saints, les Parrains qui sont responsables de toutes les crises qui nous terrassent depuis que le monde est monde. Mais non, il ne faut pas en parler. Il faut attendre que passe la crise et que les mots qui dérangent deviennent « des cartouches à blanc », et parler ensuite. C’est la règle tacite qui régit notre belle misère.

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