Rites flétris

La danse des lames est annoncée. Entre hululements et bêlements prononcés. Ponctués par les grincements criards des futés affûteurs. Et les brouhahas touffus des impénitents vendeurs. Etalant un arsenal d’objets hétéroclites à même le sol. Entièrement dédié au cérémoniel sacrificiel. Comme des symboles métalliques déguisés en promesses d’agape. Au milieu des premières pyramides de charbon de bois. Annonçant noirâtrement la ripaille prochaine. Qui se prépare déjà, au détour de quelques rues irrémédiablement poissées. Des rues tirées de leur torpeur copieusement encrassée. Et de la moiteur engourdie de leurs chaussées irréversiblement défoncées. Des rues qui sentent, chaque année, la laine dramatiquement chiffonnée. Et les rumeurs humides de quelques frustrations longtemps emprisonnées. S’offrant, momentanément, des regards rotatoires, balayant de long en large le terrain poudreux où se bousculent plusieurs grappes difformes. Des silhouettes incertaines. Fixant droit dans les yeux quelques bêtes affolées. Avant de commencer à les palper pesamment et posément. En feuilletant soigneusement la moindre partie couverte de laine froissée. Puis tâtant grossièrement les cornes. Avant d’écraser violemment la queue humide, qui se croyait pourtant à l’abri. Les palpeurs finissent par marmonner ensuite, une sentence sans appel. Tout en se dirigeant vers un autre mouton qui digère tranquillement un bout de carton outrageusement rabougri. Un carton égaré, qui traînait là depuis des lustres. Et qui croisa enfin les mâchoires ruminantes de son brutal destin. Pour terminer dans des dédales de tripes, destinées elles-mêmes à être étripées. D’autres tritureurs empressés se dirigent vers de fieffés soupeseurs sautillants. En les arrosant profusément de gluantes onomatopées. En guise de questions, de demandes, de conseils ou d’interrogations. En jasant ostensiblement sur la flambée des prix. Les comparant à ceux de l’année dernière. Et ceux de l’année d’avant. Tout en se mettant à disserter doctement sur la cherté de la vie qui ne vaut plus grand chose. Sur la plongée sous-marine du pouvoir d’achat. Sur la mécanique barbare de l’économie désespérément déréglée et les affres de l’inflation redoutablement affolée. Sur cette infernale machine générant de la paupérisation. Cette fabrique diabolique de toutes les mortifications. Accablant, au passage, les gouvernants. Maudissant abondamment les fantomatiques dirigeants. Pour pervertissement des traditions. Pour abandon des coutumes. Pour affaissement des valeurs habituelles. Et renoncement au respect irréfragable des rituels. Malgré la valse hésitation de cette engeance incapable de trancher dans le vif. Incapable de prendre une décision ferme pour raison de salubrité publique. De faire montre d’autorité politique pour des raisons indéniables de préservation de la santé publique. Une engeance qui n’a jamais croisé le mot gouvernance. Se déchargeant sur un nébuleux comité d’ordonnance. Qui fait primer l’exégétique sur le scientifique. Comme une sentence. Aussi tranchante que la lame censée donner sens au sacrifice. Du sens par sang. On est bien loin de la vision maussienne qui considérait le sacrifice comme étant fondamentalement un acte culturel collectif. Dans ce cas de figure en l’occurrence, le culturel a tout bonnement chaussé ses bottes de mille lieues avant de prendre la poudre d’escampette. Cédant la place à toutes les interprétations, à toutes les appréhensions, à tous les emprunts et à tous les endettements pour acquérir sa portion de sacrifice. Croyant, ainsi, accéder socialement à sa charge de prétendue sacralité.  Pour faire comme le voisin. Même si à ce prix-là, le symbole du sacrifice se transforme tout bonnement en blasphème. Car tous ces tritureurs qui râlent en tâtant ou qui tâtent en râlant, s’offusquent exagérément. Bruyamment et publiquement. En clamant que leur pays a été divorcé de ses ritualités irrécusables. Ces ritualités qui font leur socialité et leur culturalité. Et surtout leur démonstrative et tapageuse solidarité. Une fois par an. À l’endroit des plus démunis ou des plus âgés. L’occasion de rendre visite à tous ces damnés, parqués dans des vieilloirs sordides. Sombres et glaciaux. Et qu’on déloge de leur épaisse solitude une fois par an. Pour quelques morceaux de viande tiède. Dans une atmosphère affreusement gelée. Un rituel bourré d’hypocrisie. Dans une société qui a de tout temps prétendu respecter ses personnes démunies. En les enfonçant encore plus dans le cambouis. Au nom d’une prétendue solidarité brandie comme une banderole piteusement fanée. Comme un succédané du sacrifice. Une solidarité se réduisant à quelques pâles et frileuses fantasmagories. Des divagations habitant intimement le corps de plus en plus étriqué d’une éthique sociale profondément décomposée. Même drapée de ces ritualités occasionnelles. Abandonnées du jour au lendemain. Jusqu’à la prochaine journée du sacrifice. Jusqu’au prochain cérémonial de démonstration. Jusqu’au prochain attroupement rituel. Sur un terrain cendreux. Pour aller soupeser. Pour aller tâter et râler. En pestant. En s’indignant. En proférant toutes sortes d’exclamations. Avant d’aller dépecer, méticuleusement, l’objet de toutes les indignations.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *