Baya Mahieddine, « le début d'un âge d'émancipation »

Quel goût aurait-elle, notre vie, sans tâches de couleurs, d’encre, sans formes argileuses ? Et qu’est-ce qu’il serait advenu de l’âme humaine tourmentée, celle où s’entassent des esclandres, des cris ? Elle aurait raté beaucoup de confusions sentimentales devant un tableau devincien, la fin d’un roman dostoïevskien ou d’une statue grecque ancienne.

L’unique Baya Mahieddine

Aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps et dans presque toutes les civilisations, la peinture s’est conféré l’espace le plus vu et le plus visible dans le champ artistique. Depuis l’âge mûr des temps jusqu’à nos jours, l’Homme se reconnaît dans les formes et les couleurs, les courbes et les nuances qui vibrent aux battements de son cœur. L’art pictural, bien que moins sacré qu’autrefois,  se démarque toujours par son grand mouvement donnant vie à moult courants ; à l’image de le l’impressionnisme, le cubisme, le surréalisme et tant d’autres.

Dans le contexte algérien, beaucoup sont les peintres de renommée internationale ayant pigmenté le paysage artistique du pays et marqué le patrimoine culturel de l’humanité, à l’instar des frères Racim,  d’Issiakhem, de Mesli, etc. Les femmes, comme Kheira Flidjani, ont à leur tour tenu étincelante la flamme d’un art pictural algérien authentique. On compte parmi elles un nom brillant, celui d’une artiste douée, de la Génération de Rupture des  années de combats. Armée d’une palette et de pinceaux magiques, de pigments et d’apprêts inédits, à dame aux  couleurs et aux formes pittoresques : l’unique Baya Mahieddine.

Baya Mahieddine, du nom de sa naissance Fatma Haddad, est née un matin du 12 décembre 1931 à Bordj El Kiffan, aux environs d’Alger (Fort-de-l’Eau). Orpheline à l’âge de 5 ans, c’est une Française appelée Marguerite Caminat qui l’accueille chez elle et  prend soin de la petite fille hétéroclite qu’elle était, car sa solitude, raconte-t-on, sortait du commun.

La rencontre avec Picasso

Au commencement était l’éblouissement ; tel est le destin de la fille Baya qui s’isole, éblouie, dans la contemplation du jardin horticole de sa mère adoptive, un jardin où éclosent les premiers frémissements de son pinceau. Son enfance tortueuse ne lui garantit aucun avenir, mais son génie artistique la conduit à forcer les portes des galeries d’exposition des plus grands peintres du XXème siècle à l’instar d’Aimé Maeght. Ses rencontres fructueuses avec les emblèmes de la peinture et de la sculpture, entre autres Pablo Picasso et Jean Peyrissac, attisent son feu intérieur, la galvanise et la pousse à donner naissance à des œuvres où la nature et les formes humaines, se côtoyant dans une singularité palpitante, abondent. Baya inspire à sa manière Pablo Picasso et le pousse à se lancer dans une série de tableaux sur l’Algérie « qu’il aimait  appeler Quinze paraphrases générales », selon Rachid Boudjedra dans ces Chroniques d’un monde introuvable. Elle se range aux côtés de Picasso et se confie  la mission de reproduire sa culture d’origine dans ses sculptures et toiles. Ces formes variées incluent des tapis, des oiseaux, des céramiques. Un univers pictural luxuriant.

Baya, prise par l’élan de diffuser merveilleusement sa culture, ce qui la hisse vers l’universalité, donne à contempler une œuvre qui ne peut être perçue que par le cœur. Elle marie avec affinité primitivisme et modernité dans ses tableaux. Sa dextérité précoce fredonne sur ses gouaches la voix de ses ancêtres. Baya Mahieddine est considérée aujourd’hui parmi les fondateurs de l’art pictural algérien moderne en compagnie de Souheila Bel Bahar et Choukri Mesli.

Les mots de Breton et de Djaout

Elle peint continuellement avant que son mariage avec le chanteur-compositeur El Hadj Mahfoud Mahieddine ne vienne creuser un fossé entre elle et ses arts. Cette une union qui  permet de donner au monde 6 enfants, provoque une rupture dans sa carrière artistique, rupture qui dure 10 ans, jusqu’à la publication du guide de l’exposition Peintres algériens, organisée pour la Fête du 1er Novembre 1963, qui a été préfacé par Jean Sénac.  Les nombreuses expositions auxquelles elle participe foisonnent grâce à elle de couleurs et de tableaux de sa culture d’origine où sont représentés des textiles traditionnels, des tapis, des oiseaux et un univers de femmes aux yeux de biche. Cette inspiration naïve, enfantine, donne naissance à une galerie époustouflante déroutant les artistes de son époque et chatouillant la sensibilité poétique d’André Breton qui écrit : « Je parle, non comme tant d’autres pour déplorer une fin mais pour promouvoir un début et, sur ce début, Baya est reine. Le début d’un âge d’émancipation et de concorde, en rupture radicale avec le précédent et dont un des principaux leviers soit pour l’homme l’imprégnation systématique, toujours plus grande, de la nature. »

Cette charmeuse des artistes, inspirée et inspirante par ses œuvres, marque de surcroît  le Poète-Martyre Tahar Djaout qui en dit dans un article intitulé Shéhérazade aux oiseaux Dans Algérie-Actualité : « Baya est la sœur de Schéhérazade. Schéhérazade, la tisserande des mots qui éloignent la mort. Schéhérazade, cette autre femme qui fabule pour compenser sa réclusion. Nous voici donc dans le conte, avec ses univers merveilleux (titre d’une œuvre de 1968). Baya abroge les formes, les classifications et les dimensions : l’oiseau s’étire et devient serpent, arbres et cahutes poussent de guingois, les vases se ramifient, deviennent arborescents comme des queues ou des huppes d’oiseaux. Dans cette sorte de village des origines où cases, arbres et oiseaux sont emmêlés, les paysages et objets baignent dans l’informulé et la liberté du monde placentaire. Aucun centre de gravité n’est admis. Tout l’effort de l’artiste est tendu vers la recherche d’une sorte d’harmonie prénatale que la découverte du monde normé, balisé, anguleux nous a fait perdre ».

Baya Mahieddine, « cette autre femme qui fabule pour compenser sa réclusion », rejoint son univers flottant le 9 novembre 1998, à Blida, après une longue maladie. Mais ces œuvres restent gravées dans l’imaginaire artistique de ceux qui jubilent devant l’art pictural algérien et désirent conserver sa verve et ses traits distinctifs. Baya n’a jamais étudié l’art, mais elle a marqué la peinture et son histoire. 

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