« L’amant imaginaire » ou la quête inaltérable de l’impossible

L’amant imaginaire, roman de la passion, se présente sous la forme d’un journal qui débute en octobre 1952 et s’achève en août 1953 et où la part de l’écrit épistolaire est particulièrement présente. C’est par l’échange de lettres que les personnages tels Alex (le frère) Olivier (l’époux) et Marcel (l’amant), sont installés dans le récit, alimentant les états psychologiques d’Aména et deviennent des embrayeurs de la narration.

Le roman affiche en titre le thème général de la narration, et en creux laisse entendre l’inassouvissement du désir amoureux qui demeure une quête ouverte. L’imagination vient alors au secours du manque comme processus réparateur d’une béance.

Par défaut, l’amour se réinvente alors par l’écriture, au gré de l’imagination, « reine de la vérité », pour dire son ardeur jusqu’à la consumation d’autant plus forte qu’elle est confrontée à sa propre négation du fait des heurts et malheurs existentiels. Le désir inabouti, demeuré suspendu, génère la blessure sans réparation possible, profondément dramatique et désespérément persistante. Ainsi les ressorts de la tragédie grecque sont à l’œuvre, si bien qu’Aména, la voix double de Taos, la porteuse du récit de l’absurdité de son destin, s’identifiera en fin de parcours romanesque à « Antigone » (chapitre 15), l’héroïne de Sophocle.

Ici, l’Amour est à entendre dans son acception la plus noble, relevant de l’ordre métaphysique, comme le suggère le dire du roman. Ce dernier, qui pour être désigné génériquement comme une élaboration fictionnelle, puise exclusivement à la source de ce que fut la vie tourmentée de Marguerite Taos Amrouche. La note de l’éditeur[1] en quatrième de couverture l’atteste et se faisant, guide le lecteur, le renseigne sur l’interférence entre création littéraire et données autobiographiques. Ainsi, L’amant imaginaire, se prêterait à la définition de « l’autofiction » telle que énoncée par Serge Doubrovsky. Pour s’en convaincre, il n’est que de rapporter le propos de Aména : « Il suffirait de ficher un poinçon dans une de mes veines et de laisser le sang noir de mon cœur couler sur la page blanche, pour que les livres s’écrivent tout seuls » ou encore : « Sur l’inextricable fond des événements, des souvenirs et des rêveries du Temps retrouvé, où le réel et l’imaginaire sont intimement fondus, se détacheraient les trajectoires d’Olivier et de Marcel, sans parler de la mienne. »

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Dans cette citation, la référence à Proust, signalée par l’emprunt de son titre Le Temps retrouvé, et allusivement de son prénom Marcel, désigne l’identité littéraire de l’écrivaine qui se décline au miroir de l’écriture proustienne en charge de délivrer le code de l’amour. Il est aisé de relever les correspondances entre L’Amant imaginaire et Le Temps retrouvé, elles portent aussi sur le bourgeonnement de l’imagination greffée au réel.

Ainsi, la présence en creux de Proust est aussi suggérée par l’importance que Taos Amrouche accorde aux souvenirs, aux rêves (pas moins de vingt-huit occurrences) et aux présages, dans l’élaboration de son récit de vie, comme pour affirmer avec insistance sa filiation proustienne. Le rêve chez Taos joue le rôle de « la madeleine » de Proust : « Le rêve (…) dont je ne dédaignerais pas l’aide dans la composition de mon œuvre (…) je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne… »

Ici, le rêve n’est pas tant la scène de réalisation du désir refoulé que celle de la réminiscence. L’activité de la mémoire à l’état de veille ou de sommeil est un faire-part du dire-vrai. Le rêve est une séquence de la vie réelle de l’auteure. Il rend visible une réalité mentale que nul autre ne peut percevoir, et se révèle élément structurant du récit. La vie intérieure de Aména/Taos vient au jour au moyen de l’onirisme lorsque la parole vive est en souffrance pour rendre la vérité.

À cette fonction du rêve s’ajoute celle du rituel de la voyance. Comme dans les temps mythiques où une partie de la vie se règle sur le message des oracles, ici les prédictions contribuent à l’orientation de la vie, tout au moins affective, de la narratrice qui n’a de cesse de consulter Nora, la « vendeuse d’illusion ».

Dans le présent roman, rêves et prédictions se substituent à la parole directe, font totalement corps avec le récit et permettent sa poursuite sous forme d’analepses ou prolepses. Rappelons encore que les réminiscences sont induites par l’onirisme : « Les rêves sont aussi un mode pour retrouver Le Temps perdu ». C’est de la sorte par exemple que le bonheur, dans l’oasis tunisienne, maintenant perdu, demeure intact, aussi vif. Il poursuit en permanence la narratrice. La plénitude d’autrefois se cristallise en nostalgie dans le présent devenu horizon d’inquiétudes et de mélancolie : précarité matérielle, insécurité sentimentale, maladie, jalousie, solitude, trahison du frère, exil, frontières culturelles. Tout cela qui constitue les noyaux de souffrance évoquée sur le mode du spleen baudelairien et des accents mallarméens. La douleur ressentie trouve remède dans l’écriture au pouvoir curatif, sorte de thérapie psychanalytique, en ce qu’elle offre la possibilité de se dire sans entrave, de se vider sur la feuille blanche.

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La relation du vécu montre comment les tourments de vie, dans leur dimension  aussi dramatique que tragique, se construit dans le rapport entre mémoire et désirs. Recouvrer le bonheur dont la narratrice est délestée, se traduit par une quête inaltérable de l’impossible par inaptitude à se réaliser tel qu’en soi-même. Taos Amrouche utilise la locution « La poursuite de l’impossible » (chapitre 12), course insatiable après l’objet dont on est convaincu qu’il est insaisissable. C’est le propre de l’absurde qui résulte de la coprésence de données antinomiques entre lesquelles se débat ici l’héroïne. 

« La poursuite de l’impossible » est au juste le titre du roman de Raymond et Edgar (père et fils) Maufrais, de la génération de Taos, et dont elle dit reprendre à son insu la structure dans la rédaction de son Cahier rouge qui deviendra L’amant imaginaire.

Comment se décline Eros, celui qui aspire à retrouver l’unité première, celui de l’ordre métaphasique et que Platon décrit sous la forme d’un mythe dans ses célèbres dialogues qui composent Le Banquet ou dans Phèdre ? Une citation parmi d’autres nous instruit sur son aspect hermaphrodite : « Cette nuit j’ai fait un rêve qui m’a laissé une extraordinaire impression de puissance : j’étais un homme et une femme à la fois ; j’avais les emblèmes de la virilité dans leur état triomphant et je trouvais magnifique de pouvoir me féconder moi-même. » Eros androgyne n’est-ce pas la représentation de la solitude à son comble ?

Si Olivier et Marcel, malgré leur affection, ne procurent à Aména que de l’insatisfaction et par moment de l’indifférence, la sublime incandescence attendue de la fusion amoureuse n’advient, par transfert, que dans l’activité artistique. L’œuvre lyrique de la cantatrice Taos l’habite et la métamorphose lors des concerts pour Les chants berbères de Kabylie qui lui procurent l’extrême extase : « Dieu sait que j’ai conscience (de la terrible usure) de faire l’acte d’amour (celui de l’homme qui chevauche la femme) chaque fois que je domine un de ces chants héroïques comme un coursier, chaque fois que je clame avec force et plénitude, de toute mon âme et de tout mon sang, une de ces mélodies millénaires que j’ai charge de perpétuer. Je sais que c’est l’amour chaque fois que je me suis vidée dans mes chants. » Ou encore, « Pour moi, chanter signifie m’accoupler avec chacun des chants rituels de ma race. »

Ce rapport amoureux aux chants ancestraux qui fait advenir la plénitude est comparable à celui d’avec l’acte d’écriture libérateur. Le projet romanesque d’Aména la hante, son « Cahier rouge (l’) aide à vivre », c’est dire que l’écriture, lieu-exutoire, lieu de rupture de solitude, est promesse de bonheur et de jouissance insoupçonnée. De telles considérations ressassées dans la livraison de l’histoire d’Aména sont une incitation à se mettre à l’écoute d’Ibn Arabi, l’auteur des Conquêtes mecquoises qui assimilait l’acte d’écriture à l’acte d’amour. Et Marcel de le confirmer : « En ce qui me concerne, aucune femme, rien jamais n’a pu rivaliser à mes yeux avec une plume et une feuille blanche (…) Pour l’homme, créer, c’est pactiser avec le diable ; quelle extraordinaire jouissance ! » Contre tout caractère profane, l’écriture comme acte sexuel relève d’une expression mystique, celle-là même qui auréole la narratrice évoquant l’exécution des Chants durant lesquels elle se transporte. Traversée dans la remontée du temps pour devenir l’incarnation de « la Kahina reine des Aurès » et figurer, comme mentionné, « la pensée sauvage ». Voilà que l’écrivaine fait allusion aux observations et descriptions de l’anthropologue Claude Levy Strauss qui publie La pensée sauvage en 1966.

L’hermaphrodisme que nous évoquions n’est par ailleurs qu’une manifestation métaphorique compensatoire de l’interdit et de la solitude existentielle vécue dès le plus jeune âge.

Aména/Taos a reçu une éducation chrétienne et a été élevée dans le culte de la chasteté « jeté sur la fontaine de la vie ». Le résultat en est le sentiment de frustration totale et de tromperie : « Et dire que j’ai cru à la vertu de la frustration et à des joies plus hautes venant précisément de la privation. » Quand arrive l’heure de vérité, enfin « délivrée de la hantise du pêché en amour », l’inhibition ravageuse, renforcée par les coutumes du pays ancestral, est vaincue. Aména peut alors écrire son livre d’amour sans fausse pudeur, et historier les murs  qu’elle a vu se dresser, lui barrant l’accès au bonheur. L’amant imaginaire en serait la copie-graphie.

L’altérité sentimentale, le désordre psychologique, que procure la passion amoureuse à la fois vitale et mortifère, hantent le roman sur toute sa longueur. Ils sont aussi le fait d’une situation d’interculturalité pleinement assumée et pourtant profondément déceptive, vécue dans la douleur.

À propos des Amrouche–Fadhma, Jean et Taos- l’œuvre est inséparable de ce que fut leur vie de perpétuels exilés, étranger où qu’ils soient : « Le sort des Amrouche a été une fuite harcelée, hallucinante, de logis en logis, de havre jamais de grâce, en asile toujours précaire. Ils sont toujours chez les autres où qu’ils soient ». (M. Mammeri)

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Tragiquement esseulés, la désespérance en bandoulière devant l’incommunicabilité entre l’Occident et l’Orient : « Puisque l’Occident me rejette, et que ni Olivier, ni Marcel m’accueillent, je me tourne vers l’Orient, dans l’espoir qu’il me soit plus clément ». Ainsi Aména se résigne et cède à la rupture récusée et pourtant redoutée afin de tenter de renaitre autrement en se déployant dans l’écriture et la poésie.

Dans ce cas aussi il s’agit de « la poursuite de l’impossible » qu’est la fusion de deux mondes que tout sépare. Aména « touche la réalité de la frontière » anthropologique et culturelle, lieu où s’énonce le divorce. De son amant elle dira : « Lui faire découvrir le vrai visage de l’Afrique : cela aussi, je le sais est du domaine de l’impossible. L’Afrique lui était fermée : il n’en sentait pas le tragique. » Et d’elle, elle déclare : « J’appartiens à un autre ciel et à une autre terre. »

Terre des ancêtres dont tout ce qui est dit en texte : paysages, coutumes, costumes, proverbes, sentences gnomiques, chants rituels…sont autant de retours symboliques à la mère sécurisante : « Chercher refuge dans mes montagnes ancestrales. » La régression, au sens psychanalytique, dit bien l’attachement à l’origine en son état d’innocence et de pureté, ce que Jean Amrouche appelle «  l’esprit d’enfance » et que nous retrouvons en toute lettre inscrit dans L’amant imaginaire :

« (…) entrer d’emblée dans le monde rayonnant des ancêtres fabuleux dont ma mère est la gardienne. Avec une simplicité quasi angélique, propre à ceux que l’esprit d’enfance habitera jusqu’au seuil de la mort… »

Cependant, le retour à la racine, comme seule alternative pour se dégager du mal d’exil, suppose son revers, la perte du don de soi et de l’autre, l’avortement de l’aptitude de communion. L’échec du désir d’être conjointement même et autre est symboliquement une mort. Celle-ci se traduit en texte par l’éclipse du Je existentiel fondu dans le mythe (Antigone) et sa transcendance atemporelle. Instauration donc du mythe. Sa grandeur et sa force ouvrent à Aména/Taos Amrouche l’entrée au panthéon des immortels.


[1] Note de l’éditeur : « «Abandonnée, je vois passer devant mes yeux un cortège de terreurs. Lequel de mes deux hommes m’offrira une issue ? Olivier, avec son cœur fou qui ne lui laisse de répit ni jour, ni nuit ? Ou Marcel Arrens qui me fuit et que je me dois de fuir ? » On reconnaît, à travers Aména, la narratrice, la voix de Taos Amrouche qui dévoile dans ce roman la liaison amoureuse tourmentée qu’elle entretint avec un écrivain très célèbre et la rencontre avec son époux, le peintre André Bourdil. L’Amant imaginaire a paru en 1975, un an avant la mort de Taos Amrouche ». Joëlle Losfeld, Gallimard, Paris, 1996.

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