Autour de la culture (4ème partie)

 D. Le propre de l’homme

Comme nous l’avons déjà avancé plus haut sur l’identité de l’homme, de nombreux chercheurs comme les naturalistes et les premiers ethnologues plaident pour l’absolue singularité de l’homme par rapport aux non-humains. Ils estiment que l’homme est la seule espèce capable de produire une différence culturelle. Cet avis n’est pas partagé par tout le monde, ils sont moins prompts à affirmer une discontinuité franche des intériorités[1]. Ils préconisent le contraire, c’est-à-dire que d’autres espèces peuvent aussi comme l’espèce humaine, capable de se différencier à l’intérieur d’elle-même au moyen de la culture[2]. Le débat sur l’identité de l’humanité qui a commencé en antiquité est loin de terminer. Ainsi, au fil des siècles, philosophes, ethnologues, théologiens, anthropologues, paléontologues, biologistes, éthologues (…) ont tous essayé de définir l’humanité. Et les éléments de principes qu’avancent ces chercheurs pour définir le propre de l’homme restent souvent différents et loin de faire l’unanimité. Déjà à l’époque de la Grèce antique comme nous l’avons vu plus haut, on distingue l’homme de l’animal. Et c’est ce modèle de définition de l’homme qui servit jusqu’aujourd’hui. On a définit l’homme comme un être  doté de raison (Descartes), un être fait  à l’image de Dieu, un être moral (T. Huxley), un être social, un être culturel. Lévi-Strauss avance que l’homme est le seul à observer le tabou de l’inceste[3]. On a dit aussi que « l’homme c’est l’outil ». A l’exception des religions monothéistes, qui préconisent la rupture ontologique entre l’homme et les êtres vivants, les autres citations reconnaissent à la fois l’animalité de l’homme et sa spécificité.  Mais avouons-le, tout de suite que toutes ces définitions ont été avancées en l’absence de toute connaissance du monde des primates comme les singes et les chimpanzés[4]. La pensée occidentale, le « naturalisme » demeure enfermée dans le dualisme homme/animal doublé de la dichotomie culture/nature écrit P. Picq (2001, p.508). La révolution darwinienne et la biologie ont fait sauter bien des théories bien implantées et reculer le rempart religieux pesant sur la recherche de l’identité humaine comme le résume  S. Freud : « Au cours des siècles, la science a infligé deux blessures à l’amour-propre de l’homme : la première lorsqu’elle a montré que la terre n’est pas le centre de l’univers, mais un point minuscule dans un système des mondes d’une magnitude à peine concevable ;  la seconde, quand la biologie a dérobé à l’homme le privilège d’avoir fait l’objet d’une création particulière et a mis en évidence son appartenance au monde animal »[5]. Si la filiation biologique de l’homme au règne animal est admise, la continuité des intériorités de la culture par contre est loin de faire l’unanimité. Et « l’évolutionnisme culturel » des ethnologues qui a créé « le concept du primitif » et qui établit une échelle des populations allant de l’homme sauvage, amoral au civilisé n’arrange pas les choses. Le salut viendra de l’éthologie de terrain qui s’est imposé par ses travaux de ces dernières dizaines d’années. Les études sur les primates, les singes et les chimpanzés particulièrement on fait beaucoup avancé la question de l’identité de l’humanité. On a longtemps avancé que la culture est propre à l’homme avant de  mettre en évidence  chez les chimpanzés par exemple des comportements culturels : rites de toilettage, techniques de pêches aux termites et aux fourmis, usage d’outils, rites de séductions, etc.[6]. Dans un article W. Mc. Grew et C. Tutin (1978)  définissent les chimpanzés comme des animaux culturels en ce sens qu’ils sont si proches de nous sur le plan génétique et satisfont les critères qui caractérise une culture : l’observation montre que des comportements individuels dans des populations  à l’état sauvage, qu’ils se diffusent à l’intérieur du groupe et qu’ils diffèrent d’autres comportements dans des populations distinctes[7]. Cela montre que des non humains peuvent aussi se différencier au moyen de la culture comme les êtres humains. Et ce genre de variations entre les groupes ne peuvent pas s’expliquer par une évolution adaptive des comportements aux contraintes écologiques mais plutôt du à des cultures distinctives qui sont des réponses aux nécessités de la subsistance et de la vie commune pense Mc. Grew[8]. L’évolution des études sur l’éthologie cognitive, la biologie, la paléontologie ont démontré que la culture n’est pas spécifique, n’est pas une caractéristique propre à l’homme et qu’elle est présente chez d’autres espèces autres qu’humains comme le dit Y. Coppens (2001, p.10) : « on a longtemps dit que l’homme c’est la culture, or on a rencontré des traditions culturelles dans plusieurs populations de grands singes »[9]. En effet, de nombreux exemples sont relevés par des chercheurs. Dans sa conclusion P. Picq (2002, p.509) rapporte un exemple illustratif de la présence de la culture chez l’espèce animal : « en 1993, sur l’ile de Koshima (…) une jeune femelle macaque (macaca fuscata) nettoie dans l’eau de la rivière des patates douces pour en ôter le sable,  par la suite, elle réitère son geste  dans l’eau de mer, ce qui donne à l’aliment un goût salé fortement apprécié. Au fil des années, cette habitude se transmet pour devenir une tradition, que les auteurs japonais appellent pudiquement une ‘‘protoculture’’»[10]. La bipédie comme spécificité humaine n’est plus admise depuis qu’elle est observée chez d’autres êtres vivants. La théorie de l’homme fabraber,  « l’homme c’est l’outil » longtemps prévalue, est aujourd’hui dépassée, depuis qu’on s’est aperçu que les outils de pierres, en bois, en os appartiennent aussi à la famille voisine. De même pour l’inceste, on a longtemps cru que celui-ci est propre à l’homme avant qu’on le découvre chez les  chimpanzés. Ce phénomène se manifeste par l’exogamie de l’un des deux sexes.  Ainsi, on assiste à l’exogamie des femmes chez  populations humaines et à l’exogamie des mâles chez les chimpanzés.  Les sociétés humaines sont donc patrilocales et  les sociétés de singes sont matrilocales  en ce sens que chez les humains, ce sont les femmes qui quittent leur groupe natal pour rejoindre celui de leur mari, dans les sociétés de singes, en revanche,  les femelles restent ensembles toutes leurs vies[11]. La « bipédie », qui a prévalu très longtemps comme une caractéristique par laquelle se distingue l’homme par rapport aux non humains est aujourd’hui dépassée. Celle-ci, se trouve aussi chez chimpanzés, les bonobos comme l’écrit P. Picq (2001, p.512) : « La seule observation des bonobos montre qu’ils manifestent tous les comportements associés à la bipédie –transporter des outils, porter un enfant, collecter des nourritures, se déplacer sur un terrain humide scruter l’environnement, etc. »[12]. La définition de l’homme a longtemps été marquée par la pensée occidentale judéo-chrétienne qui ne voit en l’homme qu’un être crée à l’image de Dieu. Et c’est cette pensée qui a poussé à chercher à définir l’homme comme étant différent des autres espèces. La biologie a démontré que l’individu n’est pas une création particulière, mais le résultat d’un processus évolutif, une hominisation à partir de l’espèce singes. Il appartient à l’ordre des primates. Son développement physiologique et intellectuel, la pensée symbolique, le langage l’a propulsé en avant. Le capital culturel en perpétuelle évolution lui a permis de coloniser le monde, d’exploiter à son profit l’environnement et ses ressources. Depuis, la singularité culturelle des populations ne cessent de se reconstituer, d’évoluer aux rythmes des déplacements, des contacts, des interactions avec d’autres populations, d’autres cultures au point qu’il est aujourd’hui impossible de parler de cultures homogènes.

[1] La discontinuité  des intériorités est vu ici comme une variable externe ‘‘baptisée’’  « culture »

[2] DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Ed. Gallimard, 2005, p.252.

[3] Ibid., p.13.

[4] Op. Cit., PICQ P, 2001, p.14.

[5]FREUD S., Cité par PICQ P, Aux origines de l’humanité, Le propre d l’homme, PICQ P, COPPENS Y (dir.), Paris, Ed.  Fayard, 2001, p.15.

[6] Op. cit., PICQ P, 2001,p.513.

[7] MCGREW W., TUTIN C., cité Op. cit., DESCOLA Philippe, 2005, p.253.

[8] Ibid., p.254.

[9] COPPENS Yves, Aux origines de l’humanité, Le propre d l’homme, PICQ P, COPPENS Y (dir.), Paris, Ed.  Fayard,  2001, p.10.

[10] Op. cit., PICQ Pascal, 2001, p. 509.

[11] Ibid., p. 511.

[12] Ibid., p. 512.

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