Bien terne périple du jeune Hézil

L’idée de faire mieux que cireur de chaussures dans les rues de la ville ou veilleur de nuit à l’Hôtel d’Orient avait germé en lui depuis quelques temps déjà. « Pourquoi pas autre chose, et pourquoi pas ailleurs ? » tournait en boucle dans la tête d’Hézil, un jeune homme d’à peine vingt ans qui n’était pas encore mon père à ce moment-là. Entre-temps, la deuxième guerre mondiale avait pris fin, la France était libérée et les opportunités se multipliaient pour qui voulait s’y rendre et y faire fortune. C’est ainsi qu’il se retrouva au-delà de la grande bleue, en ce tout début des Trente Glorieuses, d’abord à Nancy en Meurthe-et-Moselle, puis à Charleville-Mézières dans les Ardennes, une bourgade peu distante de la frontière franco-belge.

Sitôt arrivé, il dénicha un travail qui n’exigeait rien d’autre qu’une sacrée dose d’audace et autant d’inconscience : désosser de nuit des camions militaires abandonnés après la guerre çà et là dans les campagnes. Avec ses potes de circonstance, ils acheminaient les pièces détachées et autres tas de ferraille sur des charrettes qu’ils tractaient eux-mêmes pour les revendre à des garagistes peu scrupuleux. Très vite, il ne supporta plus les huiles moteur qui empestaient ses vêtements, ni le cambouis sous ses ongles qu’il peinait à déloger. Il finit par s’en éloigner graduellement pour s’engouffrer cette fois-ci dans la contrebande de tabac et de café, des denrées rares et chères en France mais non rationnées en Belgique. C’était une activité très lucrative et surtout « propre » mais tout autant risquée que la première, sinon plus.

Un soir, caché dans le cimetière d’un village belge attenant à la frontière française, un baluchon de marchandises plein à craquer sur l’épaule et attendant la nuit noire pour passer de l’autre côté où l’attendaient ses habituels receleurs, il se retrouva nez à nez avec des douaniers français en planque. Dans l’échauffourée qui s’ensuivit, il reçut un violent coup de fouet dans l’œil droit dont il garda un léger strabisme toute sa vie. L’aventure française s’arrêta là. On n’entendit plus parler de lui de l’autre côté de la Méditerranée pendant un long moment, une année, peut-être deux, jusqu’au jour où, tel un sous-marin n’en pouvant plus de l’obscurité et des profondeurs, il refit surface. Son absence avait duré trois bonnes années, avant qu’il ne revienne à sa case départ.

Dans le quartier de Boudia, son retour fut peu glorieux et assez discret. Ses bagages se résumaient à un large et grossier tatouage gribouillé en haut de son bras droit représentant vaguement le visage d’une femme de type européen et un autre, beaucoup plus petit celui-là, qui signifiait « mort aux vaches », formé de trois points disposés en triangle juste à la jonction du pouce et de l’index de sa main gauche, indiquant par-là un caractère rebelle et un rapport conflictuel à l’autorité. S’y ajoutaient pour faire bon poids une fine chaînette en or autour du cou et un peu d’argent, très peu. Quant à ses tatouages, considérés autrefois comme un signe de marginalité, seul Allah savait si les quelques rudiments gravés sur son corps, sans goût et pour toujours, trahissaient ou non un séjour en prison, suivi comme il se devait d’une expulsion en bonne et due forme de la métropole, les autorités judiciaires françaises ne s’embarrassant pas pour si peu.

De cet épisode bien triste de sa jeunesse, il ne racontait rien, ou presque, et accidentellement seulement. Comme l’histoire de ce fameux soir d’hiver où, en rentrant chez lui, il s’était pris les pieds dans le corps d’un homme gisant sur le trottoir d’une rue peu éclairée : la cinquantaine, couché sur le dos, sentant fort l’alcool et ne bougeant pas. Il avoua l’avoir fouillé de la tête aux pieds, passant ses vêtements et ses chaussures au peigne fin avec un savoir-faire et une dextérité rares. Un travail d’orfèvre. Rien, chou blanc sur toute la ligne. Mais pas question pour lui de le laisser là, à la merci d’une mort certaine ; le froid était vif, glacial et les nuits meurtrières. Il le porta alors à l’épaule comme on porte la moitié d’une carcasse de veau dans les travées d’un abattoir et parcourut le peu de distance qui les séparait du commissariat de Police le plus proche. Après les remerciements d’usage et la formalisation par les policiers de service d’une déclaration actant le dépôt de l’individu ce soir-là, il prit congé et rentra chez lui.

Le lendemain très tôt, d’autres policiers en uniforme se présentèrent chez lui et lui intimèrent expressément de les suivre. Arrivé au commissariat, il remarqua l’individu de la veille qui était là, bien là, vivant, réveillé, souriant, qui le prit chaleureusement dans ses bras, la mine réjouie, l’accolade exubérante, lui témoignant sa reconnaissance de lui avoir sauvé la vie. Et surtout, disait-il, « de l’avoir protégé des voyous qui rodent habituellement la nuit dans le coin et qui dépouillent les honnêtes gens comme lui ». Joignant le geste à la parole, l’homme lui remit plusieurs billets de banque détachés d’une liasse qu’il tenait dans sa main. A cet instant-là, Hézil faillit tourner de l’œil et perdre connaissance.

Ce n’était pas tant la somme importante qu’il venait de recevoir qui le mettait dans cet état mais la vue de la liasse de gros billets dans les mains du ressuscité ; il était pourtant sûr de l’avoir fouillé de partout, centimètre carré par centimètre carré, ne négligeant aucun pli, repli et autre recoin. Perplexe et médusé, il continuait de regarder ce monsieur, l’implorant seulement des yeux sans que le moindre son ne sorte de sa bouche : « Si tu ne me dis pas où tu avais caché cet argent, je vais mourir ou devenir fou ».

Après ce périple bien terne et de retour à sa vie d’autrefois, l’envie de prendre le large le quitta définitivement ; il reprit son travail de veilleur de nuit à l’Hôtel d’Orient mais pas celui de cireur de chaussures dans les rues de la ville. [1]

[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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