Des Berbères : réponse à Abdou Elimam

J’ai publié une contribution « bien légère », parlant de la question identitaire en Algérie, dans les colonnes du journal numérique Algérie Cultures (24 avril 2020) sous le titre L’Algérie face à son histoire ou les fantômes de l’identité, ainsi que dans Quotidien d’Oran (13 juillet 2020) sous le titre Qu’est-ce que l’identité algérienne ? Le propos était interrogatif : il s’agissait de questionner l’actualité, les stéréotypes qui régissent la constitution des visions identitaires en Algérie. Sans pour autant vouloir apporter une réponse totale et totalisante.

En réaction à ma contribution, Abdou Elimam – éminent linguiste et neurologue algérien – a répondu par l’affirmative dans un texte, expliquant Ce que ne peut être l’identité algérienne (Algérie Cultures, Le Quotidien d’Oran). La rhétorique utilisée dans son texte est simple : prendre une phrase en la mettant hors de son contexte ; la soumettre à des idées préconçues dès que le terme « berbère » ou « amazigh » apparaît dans un texte ; gloser longuement sur ce que l’auteur du texte n’a pas voulu dire ; extrapoler des « formulations tortueuses » les allégations dangereuses, susceptibles de mettre en péril notre « algérianité » ; reprocher à l’auteur du texte, non ce qu’il a dit, mais  ce qu’il aurait dû dire. En gros, le texte d’Abdou Elimam comporte une bonne dose de « moraline » (Nietzsche), c’est-à-dire de morale moralisatrice.

Pourquoi je n’ai pas évoqué l’ « algérianité » ?

Pour bien clarifier les choses, ma contribution traite des « deux blocs, virtuellement antagonistes » qui s’opposent et s’affrontent, aujourd’hui, en Algérie : Arabes/Kabyles. J’ai voulu montrer, modestement et avec les moyens d’un « non-spécialiste », l’absurdité de cette opposition. Dans mon vocabulaire, un Berbère est un habitant de l’Afrique du Nord. Il peut être égyptien, libyen, tunisien, algérien, marocain ou même canarien. Par l’usage du terme Berbère, je ne vise aucune essence raciale ou linguistique. J’entends par cela l’appartenance à une culture, s’exprimant en maghribi, en tamazight, en français, en anglais ou en espagnol qui, jadis, a fait usage du punique, du néo-punique, du grec, du latin, de l’hébreu et du libyque.

De même, je ne crois pas aux racines mythologiques, aux racines qui se rapportent à une souche édénique. Ni même à une « (pseudo) langue ancestrale » issue d’un Paradis perdu. Je crois, en revanche, aux racines qui aboutissent à des récoltes. Donc, dans mon vocabulaire, le terme Berbère est par définition pluriel. Il ne revoie aucunement à un « fixisme culturel » (Jean-Loup Amselle). Dans l’Algérie d’aujourd’hui, dresser le tableau « désastreux et combien farfelu » de Berbères arabophones/Berbères berbérophones ou, pour être politiquement correct, d’Algériens arabophones/Algériens berbérophones, c’est affirmer la pluralité, la richesse et la plasticité de notre algérianité. C’est pour cette raison que je ne l’ai  pas évoquée dans ma précédente contribution.

Substrat linguistique : punique ou berbère ?

Aussi, je n’avais pas l’intention d’écrire un ouvrage de linguistique historique, retraçant la genèse de la darija ou du maghribi. Je n’ai pas les compétences pour m’attaquer à une telle gageure. Je laisse le soin de cette tâche ardue aux « spécialistes » – tels qu’Abdou Elimam et d’autres, afin qu’ils puissent entamer, enfin, un « débat ouvert et sérieux »  loin des spéculations mythologiques des « milieux berbérophones » qui, elles, risquent de « décerveler une génération d’Algériens qui souffre de la minoration de leur langue maternelle majoritaire ». L’équation est magique : cette formulation laisse entendre qu’ « une dose de tamazight » participera pleinement au naufrage du maghribi, langue majoritaire et minorée.  Les opérations de décervelage de notre jeunesse se déroulent ailleurs. Dans le système éducatif par exemple.

De plus, j’ai évoqué la question du substrat linguistique dans le maghribi dans une phrase seulement, tout en citant Abdou Elimam et son travail, rigoureux et approfondi, sur le substrat punique. En citant son travail, j’ai écris ceci: « Il a analysé cependant dans son ouvrage ‘’Le Maghribi alias ed-darija’’ (2003), le substrat punique qui a profondément façonné l’arabe maghrébin que nous parlons aujourd’hui ». Il a, peut-être, oublié de lire ce passage. Ce qui pourrait expliquer le fait de taxer mon texte de « négationniste ».

La thèse du substrat punique est une thèse à laquelle j’adhère. D’autant plus qu’elle est irréfutable. Plusieurs inscriptions épigraphiques, découvertes en Afrique du Nord, à Malte, en Sardaigne ou dans le sud de la péninsule Ibérique, la confortent et permettent d’établir un lien généalogique avec le maghribi. Abdou Elimam s’appuie sur ce matériel épigraphique, que l’archéologie a rendu possible, dans ses travaux. Pour les profanes, les inscriptions de Dougga offrent un exemple très pertinent. Donc, je n’ai aucune hostilité envers cette thèse, tant chère à Abdou Elimam.

Ceci dit, et à mon humble avis, je considère que la thèse du substrat punique est un peu totalisante et holistique. Je ne pense pas que c’est l’unique thèse qui pourrait expliquer l’émergence du maghribi. Premièrement, avant l’arrivée des phéniciens sur les côtes nord-africaines aux alentours du XIIe siècle av. JC, les autochtones de cette région parlaient une langue. Evidemment, ils ne parlaient pas le punique. Sans vouloir gloser sur un sujet dont je n’ai aucunement les compétences, je dirais simplement qu’ils parlaient le « Libyque » ou les « Lybiques », le « Tamazight » ou les « Tamazights ».  J’utilise le pluriel pour éviter l’anachronisme qui consiste à plaquer le modèle de « langue nationale » des États-Nations, sur des réalités éloignées, totalement différentes des nôtres.

Toujours à mon humble avis et selon les lectures modestes d’un « non-spécialiste », je pense que le punique/néo-punique est le résultat d’une rencontre, d’un syncrétisme entre deux populations : l’une, autochtone africaine, l’autre, navigatrice orientale. Le punique/néo-punique comme substrat d’origine du langage populaire majoritaire des maghrébins, oui. Mais, je pense, que ce dernier pourrait avoir un substrat africain qui reste à étudier, à démontrer. De plus, si on sépare radicalement le punique et le libyque, le maghribi et le tamazight, comment peut-on expliquer l’usage diglossique, aujourd’hui en Algérie, du tamazight et du maghribi dans des régions comme les Aurès, l’Ouarsenis ou Naâma ? Une question qui pourrait susciter l’intérêt des spécialistes en la matière.

Une autre précision s’impose. N’étant pas berbérophone comme l’a subtilement insinué Abdou Elimam, je pense avoir dans ma langue maternelle, la « darija » de Jijel, quelques survivances du tamazight. Je ne pense pas que des termes comme Aforaz (jaune d’œufs), Awtoul (lapin), Assétouf (buisson), Amajdagh (mâchoire), Awraz (talent), Afroukh (oiseau), Aâkassou (bébé, nourrisson) ; que des adages comme « Taghanant takhassart » (littéralement : Dans l’entêtement est la défaite ou Celui qui s’entête est au final perdant) ; que des toponymes comme Berka da nazwen, Tizi men, Ayeryéz, L’Jaranjés, Akkelal, Ramla da zouway sont issus d’un substrat punique. La seule étude universitaire sur la darija de Jijel est de Philippe Marçais, intitulée « Texte arabe de Djidjelli », publiée aux Presses universitaire de France en 1954.

C’est la prise en compte de ma langue maternelle qui m’a poussé à parler de « substrat berbère ou amazigh » et non sa négation.

Saint-Augustin, Massinissa, étaient-ils puniques ?

Certainement, Saint-Augustin était de culture punique. En revanche, il ne parlait pas couramment la langue punique. De même pour Massinissa, roi numide ayant grandi et étudié à Carthage. Dans une époque où la culture hellénistique était florissante, on regardait vers Carthage, vers Rome, vers Alexandrie, vers Athènes. C’est tout à fait normal que Saint-Augustin ne se soit jamais réclamé d’une quelconque « berbérité ». L’ethnicité n’était pas en vogue à leur époque.  La tendance de l’époque était au syncrétisme, à la fusion harmonieuse des cultures. Le fait de se présenter comme punique, c’est avant tout se réclamer d’une culture, aucunement d’une race ou d’une ethnie.

En évoquant la Kahina, l’historien du XIVe siècle Ibn Khaldûn écrit ceci : « Parmi les Berbères juifs, on distinguait les Djerawa, tribu qui habitait l’Awras et à laquelle appartenait la Kahina, femme qui fut tuée par les Arabes à l’époque des premières invasions[1]». Cela dit, le judaïsme de la Kahina reste à préciser. Julien Cohen-Lacassagne parle dans son récent essai « Berbère juifs » de « monothéisme judaïsant », c’est-à-dire un monothéisme ayant une porosité considérable, le situant entre christianisme et judaïsme hétérodoxes, entre paganisme africain et punique. Au début des années 1970, l’historien Haïm Zafrani découvre dans la région de Tinghir, au Maroc, une Haggadah de Pessah écrite en tamazight, destinée aux « pieux Africains juifs ignorant l’hébreu[1]»

En 1870, Manuel Bugeja, alors administrateur de communes mixtes en Kabylie, circule dans les montagnes du Babor ainsi que dans la région de Jijel. En 1928, il publie une courte brochure intitulée « Les juifs de la Kabylie ». Manuel Bugeja note, outre la description de ces populations, leurs fêtes, leurs juridictions ainsi que leur rapport avec les musulmans, qu’ils se sont présenté à lui en annonçant « Noukni d’oudaï » («Nous sommes juifs »)[1]. En 2008, l’historien israélien Shlomo Sand a publié Comment le peuple juif fut inventé. Il y rappelle la saga de la reine Dihiya (la Kahina), à la tête d’une coalition berbère, ainsi que la présence de bataillons berbères judaïsants au côté des contingents musulmans qui suivirent Târiq Ibn Ziyâd dans la conquête d’al-Andalûs[1].

Ces exemples démontrent qu’il n’est pas antinomique d’être à la fois berbère de culture punique, juive ou arabe.

Récapitulons. La culture punique s’est profondément enracinée en Afrique du nord depuis le 1er millénaire av. JC. Celle-ci continua d’exister à côté de la culture gréco-latine après la chute de Carthage. Les Berbères ont adopté ces apports civilisationnels  sous la conception de l’ « hellénicité » qui, selon Jonathan Hall[1], est passée, sous l’influence d’Athènes, de l’ethnos à la culture. Avec Aristote, au IVe av. JC, les bases intellectuelles de l’universalisme hellénistique sont jetées : « le composé est assurément autre, mais il n’est pas autre spécifiquement, parce que, dans l’essence, il n’y a pas de contrariété, et que l’espèce homme est la dernière et indivisible espèce[2]». Dans un univers hellénistique, on pouvait devenir punique en adoptant les coutumes puniques, latin en adoptant les coutumes latines, etc. Ce qui fait que Saint-Augustin était manichéen, converti au christianisme, écrivant en latin ; que Massinissa parlait le punique, nommait l’un de ses fils Mastanabal et chérissait la musique grecque ; que Juba II fut un éminent érudit de culture latine et, aussi, époux de Cléopâtre Séléné II, fille de Cléopâtre VII, reine de l’Egypte antique de la dynastie des lagides (69 av. JC- 30 av. JC). C’est ainsi que, dans mon vocabulaire, je ne place pas le terme Berbère du côté de l’ethnos. Je lui attribue, par contre, un sens hellénistique.

Pour reprendre des exemples contemporains, je dirais que l’esprit hellénistique est encore vivace. Sidi Abderrahmene dit Bouqebribe, savant et philosophe musulman, a su intégrer dans le dogme de sa « tariqa rahmaniya » religion et culture berbère ; Amine Zaoui, écrivain à succès d’expression arabe et française, crie haut et fort son amazighité, en la liant intimement à son algérianité ; Jean el Mouhoub Amrouche, l’homme qui a tout réuni : viscéralement attaché à sa Kabylie natale et écrivant sur ses chants ancestraux, français de prénom et de culture, chrétien de confession, a mis le pluralisme culturel au centre de son existence. Marguerite Taous Amrouche offre le même exemple, avec plus de richesse artistique et spirituelle.

Si Nietzsche disait qu’ « il  n’y pas de faits, seulement des interprétations », de ma part, je dirais qu’il y a des faits, seulement, ils sont interprétés différemment.

[1] .Ibid, p. 55-56.


[1] .Jonathan Hall, Hellenicity between ethnicity and cukture, Chicago, University of chicago Press, 2002.

[2] .Aristote, Métaphysique, ch.9, 1058, a-b, trad. Tricot.


[1] .Ibid, p. 49.

[1] .Julien Cohen-Lacassagne, Ibid, p. 37

[1] .Ibn Khaldûn, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, trad. W. de Slane, Alger, Berti Editions, 2015, p. 141, cité in, Julien Cohen-Lacassagne, Berbères juifs, Paris, La fabrique, 2020, p. 32.


One thought on “Des Berbères : réponse à Abdou Elimam

  1. Cher M. Lounis,
    Je prends acte de votre « réponse » et continue de croire que tout a été dit dans mon papier – franchement, je n’ai aucun nouvel argument à vous apporter en plus de ceux que j’ai esquissés déjà.
    Vous voulez être Berbère, c’est votre droit. Que l’Algérie soit « berbère », c’est à l’histoire (ancienne et moderne) de trancher.
    Bon courage pour la suite.
    Cordialement,
    Abdou Elimam

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