En finir avec l’ambiguïté entourant le « Statut de l’artiste » en Algérie (2)

Le crucial transfert moderniste apportera « (…) un exutoire à la tension entre l’exigence de la conformité, synonyme de qualité académique, et l’exigence de rareté, synonyme d’originalité », écrit la sociologue Nathalie Heinich dans Du peintre à l’artiste, artisans et académiciens à l’âge classique (Londrai, De Minuit, 1993).

Plaçant le peintre (ou sculpteur) au centre de la pratique artistique, le régime vocationnel confortait son envie intrinsèque d’embrasser de manière aléatoire et contingente, donc moins normative, une catégorie sociale différenciée des autres travailleurs puis détachée des servitudes mondaines des mécènes, cela au fur et à mesure que des acheteurs éclairés intervenaient à l’intersection des procédures commerciales et jugements de goûts.

À l’affût des soudaines pulsions intérieures de troublions inspirés, les sponsors d’alors assuraient leur subsistances, entretenaient et consacraient leurs marginalités sociales et facultés anticonformistes acquises par l’inversion des codes esthétiques. La subversion contribuait directement à la dilatation d’un statut de l’artiste conçu conjointement à l’expansion du « Moi Je » romantique, lequel se réalisera aux contacts de contrées où les reliques patrimoniales de la mythologie chrétienne étaient censées reposer intactes.

Les territoires de l’Algérie faisant partie intégrante des espaces vierges ou désertiques au cœur desquels les romanciers de la littérature viatique croyaient retrouver les sources christiques, ils seront investis également par ces iconographes du voyage oriental que furent les pensionnaires de la Villa Abd-el-Tif.

Ces membres s’acclimateront à « l’héliotropisme barbaresque » et participeront amplement à asseoir les savoir-faire de la peinture de chevalet au cœur d’une contrée où les « indigènes » colonisés adopteront à travers elle l’ensemble des présupposés égocentriques rapportés à l’éthique de singularité. Celle-ci subissant dans une seconde phase les injonctions partisanes de la Plate-forme de la Soummam d’août 1956 préconisant une « (…) rupture avec les positions idéalistes individualistes (…) » (en quelque sorte un renoncement aux postures de « Prodiges » prophétiques) puis d’un Programme de Tripoli néfaste au cosmopolitisme culturel, le statut de l’artiste algéro-musulman épousera et combinera les réquisits d’une éthique de communauté antinomique aux plaisirs intimistes de la doxa « l’art pour l’art ». Si Albert Camus intervient préalablement pour que la littérature puisse « (…) rompre avec le poncif oriental qui produit des œuvres sans âme et sans pensée », insistera de la sorte « (…) sur le génie et les talents de races différentes », les pluralités et altérités de la culture méditerranéenne se fondront dorénavant au sein d’une construction atypique dénommée « socialisme-spécifique ». Accepté comme réaction à l’individualisme bourgeois de l’Occident capitaliste et hégémonique, il renseigne sur une période marquée par la confrontation-négation de l’ « Autre » et le recouvrement d’une « algérianité » ou « algérité » purgées des habitus coloniaux. La plongée fanonienne sera le vecteur à partir duquel les peintres de « l’École du signe » récupéreront et exploiteront des archétypes indemnes de toute contamination puisque sortis des souches mères de l’hypostase. Enfermés dans un dispositif mental truffé d’idéaux purificateurs et rétif à l’appropriation privée de l’objet peinture (luxe des privilégiés), ils aspireront néanmoins à pérenniser une identité de créateur par le biais de la « Galerie 54 ».Rampe de lancement de leur montée en objectivité, elle sera soupçonnée de susciter des prétentions égotistes identiques à celle habillant auparavant un génie romantique isolé du biotope environnant, d’encourager une conception trop individualiste et se verra à ce titre rapidement remplacée par celle de l’Union nationale des arts plastiques (UNAP) installée au 07 avenue Pasteur, lieu syndicalisé pris en main par des adeptes de « l’autogestion culturelle ».

S’y mêleront amateurs, autodidactes et diplômés, tous en quête d’une acceptation professionnelle à interpréter comme possible adjuvant à une montée en particularité.

Dans l’aspiration de chacun au statut du singulier, les horizons différeront à cause des conditions sociales disparates et des contingences pécuniaires difficilement capitalisables dans un pays à l’économie planifiée et où la reconnaissance d’artiste n’incombait pas à un itinéraire répertorié comme innovateur mais selon un rôle voulu proche des masses prolétariennes ou paysannes et coordonnée aux signifiants maîtres du discours officiel.

Confrontés à l’impossibilité d’accomplir les conditions de leur propre manstream ou narratif via une logique de positionnements concurrentiels et de transgressions esthétiques, les peintres se résoudront à des tractations souterraines passant outre les obligations fiscales, barèmes ou recettes imposables. Fonctionnant donc selon un circuit parallèle, ce commerce clandestin, dit « commerce en chambre », générait des transactions frauduleuses favorables à l’instabilité juridique de vendeurs négociant le prix de leurs toiles en cachette, des œuvres parfois majeures disparues à la vue de tous. Ces « extractions » interlopes faussent les repères et perturbent la cohérence d’une chaîne d’intelligibilité qu’essayeront ensuite de reconstituer les historiens de l’art.

Lire aussi: En finir avec l’ambiguïté entourant le « Statut de l’artiste » en Algérie (1)

En s’appuyant sur l’épaisseur communautaire de la création, leur travail de rétablissement donnera simultanément une consistance au statut d’un artiste livré à lui-même, « lâchant » des œuvres accaparées par des particuliers peu soucieux de la visibilité fiscale, tout cela dans un climat peu propice à un marché de l’art que la galerie « İssiakhem » voudra professionnaliser. D’abord sous l’égide de l’Office Riadh-el-Feth, elle sera ensuite attribuée à Mustapha Orif, un propriétaire cherchant à promouvoir la peinture algérienne à travers des données fiables faisant miroiter aux adhérents la promise ascension de leur carrière ou visée d’éternité. En voulant mieux asseoir la notion d’aura, il avait pour but d’instaurer celle de rareté par laquelle s’alimente et s’entretient la cote marchande, cote jusque-là soumise au gallicisme d’échanges aléatoires. Quelques mois après l’ouverture de son espace, ce directeur se confrontait aux desiderata des peintres phares dits modernes mais aussi à une réalité didactique. Sans l’appui théorique ou épistolaire d’intermédiaires capables de situer chronologiquement ou thématiquement le parcours et les apports de chacun, d’installer une certaine cohérence dans l’appréciation d’un peintre, d’accorder plus d’importance à l’un ou à l’autre en démarquant les genres post-orientaliste, moderne et contemporain, il lui fut difficile de stabiliser la versatilité des conventions d’un paysage au sein duquel les peintres finiront par conclure qu’il fallait de vrais critiques d’art pour séparer le bon grain de l’ivraie.

S’ils étaient donc prêts à s’en remettre aux personnes auxquelles reviennent les définitions de ce que doit être l’art lorsqu’il prétend être de l’art, celles-ci faisant défaut en Algérie, ce sont quelques doublures qui tireront profits et arguties du vide analytique. L’absence remarquée et regrettée de ceux vraiment en mesure de faire valoir les indices de compétence, d’expliquer comment se dispute la qualité du « travail pictural », remettait en cause le consensus portant sur la nature de la spécificité de chacun des « Anciens ».

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Parmi ce premier groupe majoritaire figuraient M’hamed İssiakhem, Mohamed Khadda, Choukri Mesli, Baya et Denis Martinez, tous classés (anormalement) par Mustapha Orif dans le giron de l’« École de Paris ». Une fois défini le catalogage historique, la priorité du galeriste fut « (…) de faire émerger les artistes de talent pour qu’un public le plus large puisse les distinguer des autres artistes (…) qui ne fournissent pas le travail nécessaire pour que l’on puisse les célébrer de la même façon qu’un créateur » (1).

De facto, l’agent économique plaçait le curseur sur les notions d’originalité et de rareté, exigences auxquelles se rapportait à sa façon Denis Martinez en faisant remarquer que « jusqu’à présent, peut exposer chez nous n’importe qui, n’importe comment et n’importe où, quel que soit le niveau et la qualité de la production. Le manque de sérieux et de compétences des responsables des galeries et des salles, aidés par l’attitude inconséquente des mass-médias, ont contribué au développement de la médiocrité. Les fabricants de croûtes, les jeunes valeurs et ceux qui ont un long chemin derrière eux sont tous présentés de la même manière. » (2). Le débat se focalisait alors sur les valeurs à consacrer puisque, renchérissait Choukri Mesli, « ce qu’il faut, c’est investir sur des artistes sûrs » (3). L’art restant la sphère où les pulsions narcissiques s’expriment avec le plus de véhémences, l’ex-aouchemite s’immisçait dans la polémique pour signaler que les peintres algériens « (…) fixent leurs prix sur la base de ce qu’ils estiment être leur valeur réelle, donc sur des considérations tout à fait personnelles et subjectives ».

Ces indicateurs renvoyaient à des autosatisfactions imposant une estimation parfois farfelue prise en compte en l’absence d’experts à mêmes de repérer les formes sociales de la création esthétique, d’intervenir efficacement au sein d’un réel marché de l’art. Celui-ci se construisant parcimonieusement, les interventions intempestives sur la cote posaient problème, contribuaient moins à clarifier la pluralité du champ qu’à favoriser l’évaluation spéculative des « Anciens ». Dès lors, Mustapha Orif accroîtra l’offre en se tournant vers une autre génération de l’art moderne et contemporain. Issue de l’École nationale des Beaux-arts d’Alger (ENBA), elle se composait de deux trios, celui de Malek Salah, Zoubir Hellal et Samta Benyahia, revenus en Algérie après un détour parisien et celui de Larbi Arezki, Ould Mohand Abderrahmane et Ali Kichou, les récents diplômés (1983) de l’institution du parc Zyriab.

Malek Salah, Zoubir Hellal, Larbi Arezki et Ould Mohand Abderrahmane feront du Centre culturel de la wilaya d’Alger (CCWA) un pôle d’attraction artistique. Situé au 12 rue Abane Ramdane, ce lieu sous l’égide du Comité des fêtes de la capitale fut inauguré en 1981 afin de répondre positivement à la question du moment : comment, malgré de notoires complications matérielles et structurelles, faire valider une tendance esthétique ou afficher sa différence ? Si celle de Larbi Arezki apparaîtra évidente du 09 au 24 octobre 1982, le manque d’imprimeries qualifiées en quadrichromie et le monopole étatique exercé dans le domaine empêchera le peintre de la faire mieux apprécier via un catalogue de qualité. Des plus sommaire, celui le présentant au(x) public(s) se résumait à quatre feuilles (format 21X29, 7) pliées en deux et il lui faudra attendre plus de dix ans, soit l’exposition de 1993 au Centre culturel français d’Alger (CCF), pour bénéficier de plus d’égards.

Conscient de ce besoin de lisibilité, Mustapha Orif offrait dès le départ aux affiliés un livret de bonnes factures accompagné d’un commentaire qui, en mettant l’accent sur l’itinéraire, contribuait ainsi à mieux informer sur la démarche de chacun, à raccourcir par là-même le temps d’aperception au sein du champ artistique. Cette élémentaire disposition aidait également les acheteurs à choisir un visage extrait de la masse des peintres, argumentait la localisation d’un « juste rang », instaurait identiquement le registre de la concurrence, facilitait ainsi la distinction entre genre moderne et contemporain, stabilisait une définition juridique de l’œuvre, laquelle conjugue la notion d’authenticité (qui renvoie à l’auteur) avec celle d’originalité (qui se réfère à l’objet œuvré) comme le mentionne Raymonde Moulin dans son livre Le marché de l’art. Celui en cours de structuration à Alger motivait une montée en singularité et parmi les autres territoires susceptibles de répondre à une attente de consécration, il y avait les centres culturels des pays étrangers, notamment ceux gérés par la France.  İmplantés à Alger, Annaba, Oran, Tlemcen ou Constantine, ils montraient de plus en plus de peintres algériens, fonctionnaient pareillement comme tremplin distinctif, cela contrairement aux deux premières Biennales de 1987 et 1989, respectivement mises en adéquation avec les festivités du 25ème anniversaire de l’Indépendance et la célébration du trente-cinquième anniversaire du 1er Novembre 1954.

Elles ne crédibiliseront pas le bornage d’une objective ascendance qui connaîtra un sérieux coup de frein pendant la « Décennie noire ». Venue sortir les artistes de ce long isolement, la saison culturelle de 2003, Année de l’Algérie en France, aura eu, comme unique point positif, le mérite de révéler le fossé séparant les plasticiens algériens de leurs alter-égos européens. La vaste manifestation Alger, capitale 2007 de la culture arabe ne réussira pas davantage à combler la triste sensation de défaillance en germination au creux d’une sphère esseulée en décalage croissant malgré une manne financière au beau fixe et par conséquent un nombre potentiellement plus important d’acquéreurs d’œuvres.

Cependant, ceux réellement à l’écoute des secousses visuelles ou performatives avaient pour beaucoup déserté le terrain, s’étaient, par vagues successives, exilés en direction de cieux plus cléments, c’est-à-dire plus connecté à l’entreprenariat, l’Algérie demeurant, de par son système économique sous surveillances monopolistiques, peu disposée à laisser s’épanouir la création tous azimuts.

Tlemcen capitale de la culture islamique 2011 et Constantine capitale 2015 de la culture arabe déploieront les mêmes fastes budgétivores, sources de gabegies et de corruptions n’ayant à ce jour toujours pas révélé les dessous de leur gouffre financier. Le choix de la quantité aux dépens de la qualité affectera durablement un secteur inadapté aux consécrations ou gratifications symboliques de l’artiste-créateur. Souvent apostrophé lors des rendez-vous diplomatico-protocolaires, ce modèle influe très peu au sein de la société algérienne sur le déplacement des opinions. L’histoire sociale de l’art atteste que cette faculté a émergé en Europe quand droit patrimonial, moral et d’auteur se combineront jusqu’à mobiliser la figure doxastique d’un individu débarrassé du poids des contingences externes, rémunéré en fonction de ses compétences, de l’inventivité d’un travail lui-même certifié par les marchés de la création. À l’instar des transmissions épistolaires et/ou livresques éditées en Algérie, l’historiographie artistique a tendance à volontairement délaisser l’itinéraire monographique des peintres, probablement dans le souci ultime de minimiser leur potentielle vision exclusive, de ne pas les hausser au stade de régénérateur émotionnel. Si les rapporteurs occidentaux ont souvent enrobé l’acte artistique d’une perspective divine, du côté de ceux généralement habilités à ponctuer les instants cruciaux de l’histoire sociale de l’art, l’actualisation du statut de l’artiste incombe d’abord à des milieux sociaux auxquels ils associent leurs observations de l’œuvre ou de l’artiste.

C’est au plus proche de ces deux entités indissociables que les sociologues articulent les sémiotiques de représentation, impliquent l’intérêt culturel de demandeurs issus en Algérie pour la plupart de professions libérales ou institutionnellement gratifiantes. Leur acte d’achat renfloue la bonification esthétique de l’auteur, l’homologue socialement et professionnellement, apparaît d’autant plus pertinent lorsqu’il se conjugue aux accoutumances culturelles et fidélisations de publics mieux informés.

(À suivre)

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