Georges et Youcef, le duo maudit

La famille du jeune apprenti cordonnier disparu des radars depuis quelque temps déjà ne s’en inquiétait pas outre mesure, ou alors faisait semblant, car des langues indiscrètes chuchotaient à qui voulait l’entendre qu’il avait rejoint le maquis. Une descente de militaires français retourna leur haouch du 14 rue Joseph Lieck dans tous les sens. Dans une mixité inhabituelle, ils regroupèrent tous les adultes présents au milieu de la cour commune pendant que leurs logements étaient fouillés de fond en comble. Dans celui de ma tante Hadda, une petite fiole de khôl qu’elle utilisait pour se maquiller les yeux et qui ressemblait étrangement à un échantillon de poudre à fusil, intrigua l’un d’eux. La malheureuse tenta de lui expliquer son usage en trempant un bâtonnet dans la fiole avant de le porter à ses yeux, quand elle reçut une gifle cinglante qui l’arracha littéralement du sol. Ne parlant pas français et très agitée, son geste avait été interprété comme une moquerie, rien de moins ; elle plaqua sa main tremblotante sur sa joue et son oreille enflées tout en continuant de gémir au rythme de ses sanglots jusqu’à leur départ.

Dans les mois qui suivirent, les commandos Georges, parce que c’était comme ça qu’on les désignait, finirent par prendre le jeune rebelle au cours d’un ratissage. Il n’avait aucune chance de recouvrer la liberté de sitôt, et peut-être même risquait-il la mort, sauf s’il acceptait de rejoindre les rangs de ce commando dont la particularité première était de n’être composé que de maquisards de la région qui avaient été pris et détenus avant d’être « retournés » et engagés dans les forces supplétives de l’armée française. Sous la pression de sa mère, il accepta de porter leur uniforme et d’épouser leur cause afin de conserver la vie, mais une vie contrainte, morne, honteuse.

De sinistre réputation, ce commando portait le nom de son géniteur : le lieutenant Georges Grillot, dont la biographie indique : « qu’en Indochine déjà, il avait été chargé d’une section de partisans dans le delta du Mékong pour des missions de renseignements et d’infiltration au cœur du dispositif adverse ; il fit la même chose en Algérie où il s’intéressa vite à l’opportunité de « retourner » des prisonniers pour mener une lutte de contre-guérilla en jouant sur la psychologie, le rapport franc d’homme à homme, sans omettre l’impact politique de l’action française au Viêtnam. »

Notre statut d’enfant nous autorisait à traîner derrière les cortèges de ce commando de chasse, des harkis pour la plupart, encadrant des prisonniers en sang et en haillons qui défilaient dans les grandes artères de la ville. Un jour de veille du 14 juillet 1959, je n’avais pas encore huit ans et garde en mémoire l’image de trois pauvres bougres, deux hommes avec un poignard serré entre les dents, et une femme, effrayée, la tête baissée. A la fin du défilé, ils furent exhibés aux badauds pendant un long moment au centre-ville sous un soleil de plomb. Il nous était difficile de faire la différence entre les méchants et les gentils, parce que les adultes ne nous disaient rien. Ils n’en parlaient jamais. La peur probablement. Confier des secrets de cette nature à un enfant, c’était aller au-devant d’une mort certaine. Aujourd’hui encore, des magazines d’associations d’anciens militaires français continuent d’évoquer cette journée particulière : « Ils avaient été pris par le commando Georges qui les fit défiler dans les rues de la ville,  une corde au cou et un couteau entre les dents ! Le chef rebelle, qui tenta de s’évader, eut le sexe dévoré par un chien du peloton cynophile, spécialement dressé. »

A l’instar des officiers français qui s’engagèrent dans la Wehrmacht en 1941, des officiers indigènes firent de même en rejoignant les rangs de l’armée française au plus fort de la guerre d’indépendance. L’un des fondateurs et dirigeants du Commando Georges était un enfant de la région, Youcef Ben Brahim (1927-1968) ; il fut « l’un des plus redoutables combattants algériens au service de la France ; il est chevalier de la Légion d’honneur, médaillé militaire, décoré par le général de Gaulle lui-même, et titulaire de la croix de la valeur militaire avec huit citations, dont trois à l’ordre de l’Armée ». Sous sa vigilance, « le Commando Georges développa ses effectifs et atteindra plus de deux cents cinquante anciens maquisards de la région qui firent d’énormes dégâts dans la traque de plusieurs centaines de leurs frères qui y trouvèrent la mort, plus d’un millier pour la seule année 1959. »

A la fin de la guerre, il réussit à s’infiltrer dans les rangs des rapatriés pour regagner la France et s’y réfugier. Mais son destin était tout tracé car « celui qui avait obtenu des résultats qualifiés d’exceptionnels par le colonel Bigeard lui-même, fut assassiné le 27 juillet 1968 en Dordogne (France) où il résidait par un de ses anciens fidèles dont la femme avait eu une liaison avec lui. » Comme héros de la France coloniale, son souvenir perdure puisque « le 18 juin 2010, le nom du Lieutenant Youssef Ben Brahim a été donné par l’Armée de Terre française à une promotion d’officiers formés à l’École d’application de l’infanterie (EAI) de Montpellier (Hérault, France) ».

Aujourd’hui encore, plus de soixante ans plus tard, la mémoire de ce terroir d’à peine soixante-dix mille âmes pour toute la région en ces temps-là ravive de temps à autre la vieille antienne de « Qui disait Georges disait Youcef, et qui disait Youcef disait Georges », ce duo maudit qui faisait frémir jusque dans les chaumières les plus reculées. Et dire que dans nos caboches d’enfants, la guerre se résumait aux seuls hurlements de sirène rappelant le début et la fin du couvre-feu, mais pas à la peur incrustée sur les visages des adultes, ni à l’horreur qui se lisait dans leurs yeux. [1]

[1] Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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