La Dame de cœur

Assis sur la butte de terre qui dominait la suite de logements alignés en rang d’oignons face à un petit terrain vague le long de Oued El-Ouekrif, rivière traversant notre bourgade, j’attendais que son rideau de porte s’écarte pour laisser sortir un client ou pour jeter un œil à l’extérieur et s’enquérir de l’arrivée d’un nouveau client se trouvant dans les parages. Dès qu’elle me faisait signe, je dévalais la descente à toute berzingue.

Petite de taille, les yeux verts, d’un vert transparent, elle portait des robes longues bariolées, des rangées de chaînettes autour du cou, toutes différentes les unes des autres, des tongs à l’année longue et un grain de beauté sur sa joue gauche, artificiellement et délibérément grossi, pour donner du charme à son visage. Et du charme, elle en avait ; elle était belle, très belle même ; on aurait dit un oiseau du Costa Rica avec des plumes de toutes les couleurs. Son foulard, noué en permanence autour de sa tête, faisait dire aux mauvaises langues du quartier, par jalousie probablement, qu’elle avait eu la gale du cuir chevelu quand elle était encore enfant. Les toutes petites croutes déjà guéries ici ou là sur son crâne dégarni lui rappelaient ce douloureux épisode de sa vie ; elle les camouflait du mieux qu’elle pouvait en laissant pousser abondamment les quelques touffes de cheveux qui lui restaient pour maquiller son drame. Mais il lui arrivait de temps en temps, lorsqu’elle était pressée et qu’elle ajustait nerveusement son foulard sur la tête, de laisser apparaître ce qui plombait sa féminité et la faisait tant souffrir. Ses clients, eux, n’avaient jamais rien remarqué de particulier chez elle et ne retenaient pour leurs fantasmes que ses beaux yeux et son corps de rêve.

Elle me mettait des pièces de monnaie ou un billet dans le creux de la main et ne manquait jamais de me dire : « Je sais que tu es dégourdi mais fais attention de ne rien perdre ». Et puis elle me chuchotait à l’oreille la liste des courses à faire en articulant chaque syllabe et chaque mot qui sortaient de sa bouche comme le ferait une orthophoniste zélée pour ne laisser de place à aucune ambiguïté : « Un kilo de charbon, quatre pommes de terre, deux oignons, cinquante grammes de safran, cinq cigarettes à bout-filtre, deux bouteilles de bière d’un litre et une boite de chewing-gum mentholé de dix ».

Je m’élançais alors comme une comète vers l’épicerie qui se trouvait à une bonne trotte de là parce que les plus proches ne vendaient pas de bière. Celle-ci était toute étroite et tout en longueur mais superbement bien achalandée, ce qui me permettait de tout acheter au même endroit. Avant de quitter l’épicerie, je faisais et refaisais les comptes plusieurs fois jusqu’à atteindre le niveau de certitude absolue qu’il n’y avait pas le moindre doute sur leur exactitude. Là, je reprenais le chemin du retour sur les chapeaux de roues, le carton chargé à ras bord sur les bras, dans les temps, avec la monnaie dans la main et le sourire aux lèvres, voulant par-là lui exprimer ainsi toute ma reconnaissance et toute l’affection que je lui portais.

De l’autre côté du terrain vague, à l’écart de la rivière, plus en profondeur dans les dédales des petites ruelles, d’autres voisines s’adonnaient à cette activité lucrative qui leur offrait de quoi se nourrir correctement. A cet endroit, une femme âgée, seule et sans revenus, louait clandestinement la seule pièce qui lui servait de logement ; elle la louait durant la journée, pour quelques heures seulement, une sorte de temps partiel aménagé, à des jeunes femmes qui arrivaient voilées, offraient leurs charmes pendant le temps imparti, puis repartaient voilées, un mode opératoire discret qui remontait à la nuit des temps pour échapper au regard inquisiteur de la morale, de la religion et des traditions.

Quant à la Dame de cœur, je ne retournais jamais directement chez elle avec mon chargement sur les bras ; j’attendais, comme elle me l’avait toujours demandé, que le rideau s’écarte et surtout qu’elle me fasse signe elle-même. Pas avant. Jamais. Toujours enthousiaste et souriante, elle me laissait poser le lourd carton par terre avant de me tendre son oreille qu’elle rapprochait le plus possible de ma bouche pour m’écouter lui chuchoter à mon tour le détail des achats avant de lui restituer la monnaie restante. Elle était contente de moi, me prenait dans ses bras, m’embrassait sur la joue et me glissait dans le creux de la main une ou plusieurs pièces, parfois peu, parfois beaucoup, qui suffisaient amplement à me payer un beignet au sucre, un cornet d’amandes grillées ou de jujubes, un cornet de glace l’été ou alors un sandwich quand j’avais très faim. Seule la sirène du haut de la mairie annonçant le début du couvre-feu ou l’arrivée inattendue et bruyante d’une patrouille de parachutistes dans le coin me faisait déguerpir de mon perchoir. [1]

[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *