Le concept de « Liberté » dans l’œuvre éducative de Mohand Saïd Lechani

Les peuples colonisés de par le monde n’ont jamais renoncé à la liberté. Même dans les heures les plus sombres de leur histoire, les coloniaux ont toujours gardé foi dans cette grande aspiration universelle, par des formes de résistances variées.

En Algérie, dont la conquête entamée en 1830, sous le règne de Charles X et achevée en 1902, par l’occupation des territoires du Sud ; l’armistice de la Grande Guerre, en 1918, s’est accompagné d’une période de grande dépression de la société coloniale.

Pour les élites algériennes nouvelles, qui firent leurs premiers pas dans le militantisme, le thème de la liberté a servi de fil conducteur  permanent visant à éclairer leurs élans émancipateurs.

Parmi les militants et les pionniers qui émergèrent au tournant des années 1920, Mohand Saïd Lechani fait figure d’exemple inspirant pour toute une génération acquise à l’éveil de la société.

Fraîchement diplômé de la célèbre École normale de Bouzaréah-Alger, en 1912,  il s’engage à la Ligue de défense des droits de l’Homme et du citoyen et donne simultanément son adhésion à l’idéal socialiste de tradition jaurésienne. L’émancipation du lumpenprolétariat[1] algérien soumis à des lois ségrégatives et liberticides, dont on n’a guère idée aujourd’hui[2], deviendra la grande affaire de sa vie. Elle le conduira à l’action sur plusieurs fronts.

De ses différents engagements étalés chronologiquement de 1912 au mitan des années 1960, son œuvre éducative est celle qui laissa l’empreinte la plus marquée dans la société.

Aussi, n’est-on pas étonnés de prendre connaissance de l’intérêt intellectuel précoce de cet éducateur prolétarien au plein sens du mot, pour le courant d’Éducation nouvelle naissant en Europe afin de se défaire de la vieille pédagogie.

La découverte par Mohand Saïd Lechani des textes novateurs de pédagogues charismatiques comme le Dr. Ovide Decroly (1871-1932), Maria Montessori (1870-1952) et Célestin Freinet (1896-1966)[3], remonte à l’orée des années 1920. Il voit dans les idées et les principes prometteurs qui y sont professés une source d’inspiration forte afin de rénover l’enseignement indigène, pour reprendre la terminologie de l’époque, laissé en déshérence[4] près de quarante ans depuis son institution par l’ordonnance de 1883 de Jules Ferry.

Mais encore fallait-il adapter ces principes d’éducation révolutionnaires pour l’époque au bénéfice de ses petits élèves algériens paupérisés pour les mettre sur le même pied d’égalité que les enfants de colons !

C’est ce que fit Lechani avec succès, encouragé par sa correspondance avec Jean Piaget (1896-1980), en fondant en 1933-34, à Alger, une méthode de lecture originale mêlant intimement la lecture, l’écriture et le langage oral.[5]Puis, en expérimentant, à la même date, l’imprimerie dans sa classe de CP.

Rompant avec  la vieille scolastique traditionnelle figée, les textes de Mohand Saïd Lechani attestent de l’intérêt qu’il porta au concept de liberté comme invariant de l’Éducation nouvelle[6]; qui fait, outre cet aspect, écho à un référent anthropologique de la société kabyle, sous-estimé par les sciences coloniales.

Plusieurs passages de ses écrits qui prêtent une attention particulière au langage, rendent compte de la mobilisation du concept de liberté interrogé par ses devanciers :

     « Qui dit langage dit liberté », écrivait-il, en 1934, dans son essai de La Voix des humbles.[7]

Puis de préciser sa pensée plus loin sur le sujet :

      « Le vrai langage est un échange libre d’idées, sans réserve et sans contrainte. Celui que nous faisons de nos classes est forcé (…) On oblige à penser dans un sens déterminé. On place l’esprit de l’enfant dans un cercle qu’on lui défend de dépasser. »

Car : « L’enfant est un homme en herbe qu’il faut habituer à se conduire seul, dans la bonne voie du devoir, sans la menace du gendarme et du policier. »

Cependant, dans l’esprit de Lechani, l’exercice de la liberté à l’école ne saurait être l’objet d’improvisation. Car il sait, comme Charles Péguy, que l’ordre est une condition importante de la liberté[8]. Mais un ordre savamment organisé. C’est pourquoi, il plaide pour une vision didactique rénovée du rôle pédagogique du maître, dans l’esprit de l’éducation progressiste (d’inspiration socialiste ou libertaire) et de la coopération éducative prônée par Célestin Freinet :

« À cet effet, une conception nouvelle du rôle du maître est indispensable. L’instituteur doit considérer la classe comme un atelier où l’activité de tous est guidée et orientée par lui. Le maître ami plus raisonnable et plus savant que tous, arrivera, par l’autorité et l’ascendant qu’il acquerra sur les petits artisans avec lesquels, il travaille, à faire accepter à ces derniers des limites. » 

Et de conclure, en guise de synthèse, s’adressant aux maîtres débutants dans le métier en 1963 : « C’est dans le subtil équilibre entre liberté et discipline que se trouve, en partie, la clef de votre réussite[9]. »

De la liberté à la libération il n’y a qu’un pas que l’école prépare par l’apprentissage de la citoyenneté et l’exercice du libre-arbitre. « La cité est une communauté d’hommes libres », enseigne Aristote. Et, Lechani nous dit que l’une des finalités éducatives de l’enseignement est « d’élargir le domaine intellectuel, social, moral et politique » des apprenants[10].  Une ambition qui requerrait  de féconder d’un même mouvement.

le prolétariat analphabète, par un patient travail d’éducation populaire auquel, il se livra avec une conscience vive.

De René Descartes à Paul Ricœur, en passant par Emmanuel Kant ou Nietzsche, la littérature philosophique abonde de travaux sur les rapports entre la liberté, la volonté et l’action dans une approche herméneutique, épistémologique ou phénoménologique. En sa qualité d’intellectuel issu d’une société empêchée, on comprend d’autant mieux que Mohand Saïd Lechani ait, lui aussi, réfléchi à ces questions importantes pour lesquelles il tenta d’apporter des solutions par l’éducation des masses, la presse et l’expérience avec une vision militante hardie. De-là, sa préoccupation pour la diffusion de la liberté dans son acception ample hors des murs de l’institution scolaire, ainsi qu’en témoignent éloquemment ses citations choisies :

« Liberté de pensée! Certes! La pensée est insaisissable et toutes les Bastilles du monde n’empêcheront pas un homme (…) de réfléchir, de critiquer, d’avoir une opinion. Le couteau de la guillotine, même levé et prêt à tomber, ne peut rien contre la pensée »

                    « Si la liberté de la presse est limitée, si surtout l’instruction indispensable à l’éclosion de la pensée n’est pas diffusée, que reste-t-il de la liberté de pensée ? »

                     « Liberté! Oui c’est là une des idées les plus magnifiques qu’ait enfanté l’esprit humain. C’est sans contredit le plus beau de tous les biens. »

La fécondité de l’œuvre éducative de Mohand Saïd Lechani intimement liée à la notion de liberté ne fait pas de doute. Bâtie sous l’empire des urgences du temps, elle s’inscrit pleinement dans le courant international et humaniste de l’Éducation nouvelle voisinant avec celle des Claparède, Decroly, Montessori, Freinet, Freire, Piaget, etc., qui ont marqué par leurs productions intellectuelles les sciences éducatives.

 

Sources :

Cette contribution a vocation à être enrichie. Elle s’appuie sur nos recherches et sur l’ouvrage posthume Du bon usage de la pédagogie de Mohand Saïd Lechani, préface d’Anne-Marie Chartier, Paris, éd. Les chemins qui montent, 2017 qui offre une synthèse panoramique de l’œuvre éducative de ce précurseur.

Pour aller plus loin encore, voir Aïssa Kadri, Instituteurs et enseignants en Algérie, 1945-1975, Paris, Karthala, 2014 ; Les Cahiers de la FEN, n°12, 1995 ; Le Bulletin des Amis de Freinet, n° 92, 2010 ;

L’école dans l’Algérie coloniale, conformer ou émanciper ? Collectif, Paris, Unsa/Sudel, 2005 ;  Le Dictionnaire Maitron, tome 7, Ivry-sur-Seine, éd. de L’Atelier, 2011; Le Dictionnaire biographique des militants du mouvement ouvrier en Algérie, René Gallissot (dir.), Ivry-sur-Seine, éd. de l’Atelier, 2007; Le Dictionnaire biographique de la Kabylie, Salem Chaker (dir.), Aix-en-Provence, Edisud, 2001; le blog de Philippe Meirieu à l’adresse www.meirieu.com/PATRIMOINE/lespedagogues.htm

[1] Etymologiquement “prolétariat en haillons”, au sens entendu par Frantz Fanon.

[2] L’inique code de l’indigénat promulgué en 1887 fut le glaive de cette politique de domination coloniale. Voir Olivier La Cour

Grandmaison, De l’indigénat, anatomie d’un monstre juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, Paris, La Découverte, 2010; Didier Guignard, L’abus de pouvoir en Algérie coloniale, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010; Nathalie Funes, “Le code de l’indigénat dans les colonies : un siècle de répression”, L’Obs, 21 février 2019.

[3] Les analogies  biographiques entre Lechani et Freinet (contemporanéité, origine rurale méditerranéenne, engagements militants pédagogiques et politiques, sanctions vichystes) mériteraient de faire l’objet d’un portrait en miroir.

[4] Cet enseignement à visée purement utilitaire s’effectuait dans des “écoles gourbis” dénuées de moyens et frappées de ségrégation ethnico-pédagogique. Il fallut attendre la promulgation de la loi du 15 mars 1949, grâce au rapport Lechani, pour abroger la séparation scolaire et fonder l’école unique. La fusion des enseignements, âprement conquise, fut l’amorce d’un élan qualitatif et quantitatif pour l’instruction des Algériens. Voir, entre autres références, le témoignage utile de Louis Rigaud, in Cahiers de La FEN, 12, 1995, p. 19.

[5] Un essai de méthode globale de lecture dans notre enseignement, suivi de À la recherche d’une méthode d’enseignement rationnelle pour l’enseignement du français à l’école indigène, La Voix des humbles, 123-124, 1933 et  144-145, 1934, rééd, 2017.

[6] Célestin Freinet recensa trente invariants pédagogiques dans son opuscule éponyme titré Les invariants pédagogiques, paru, en 1964, rééd. Paris, Maspero, 1969.

[7] Op. cit;

[8] Ch. Péguy, Les Cahiers de la quinzaine, oct. 1905.

[9] “Lettre aux débutants”, in Du bon usage de la pédagogie, Paris, éd. Les chemins qui montent, 2017, p. 109-118.

[10] Dans son rapport sur le Français fondamental rédigé à la demande du linguiste Georges Gougenheim, en 1951, repris à titre posthume dans Du bon usage de la pédagogie, op. cit;  p. 74-90.

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