Le parler jeune : de l’identité collective à l’identification exclusive

Le parler jeune : de l’identité à l’identification

Le parler jeune ou le parler des jeunes est une forme/ formulation langagière introduite par une bande de jeunes, dans les banlieues notamment, pour imprimer le passage du NOUS d’identité inclusive au NOUS d’identification exclusive. Effectivement, le recours à ce genre langagier – étant qualifié souvent comme une déviation par rapport à la (sur)norme linguistique- apparaît comme (im)position, implication, affirmation de soi et auto-identification. Transcrire ses discours sur des murailles, cristalliser ses idées, imager ses imaginations ne sont qu’une manière de réappropriation du monde, de franchissement du carcan normatif, de libération des allégeances psycho-sociales et de dégèlement des confins intra et extra-muros.

Cette forme d’émancipation langagière résulte de multiples procédés linguistiques tels que l’emprunt, la troncation, le calque, l’affixation, la surgénéralisation, la siglaison psalmodiante… qui n’obéissent à aucune prescription grammaticale ou syntaxique.

Afin d’illustrer ce génie de créativité/productivité linguistique qui se manifeste par le biais de la création artistique (chansons) et la créativité graphique (graffitis), nous citons quelques propos occurrents dans le contexte algérien.

– Houmisme : dérivation lexicale en français de houma (quartier) formé sous le modèle de « l’algérianisme».

kaaba, djabri, cavé : termes péjoratifs désignant ceux et celles qui sont issus de la zone rurale.

– abd qdim (littéralement personne usagée) : terme corrosif marquant le clivage avec les générations plus âgées.

– halleb/ halabiste : étiquette associée aux jeunes hommes qui affichent un comportement particulier à l’égard des filles.

– Zella/ hanouna/ zellidja/ papiche : une jeune fille d’une grande beauté.

– Tbahdilation (honte) : terme obtenu par la jonction de l’adjectif (tbahdil) et le suffixe (action).

– Tiki / beaucoup halla : signifie l’argent.

– Haba khchina : terme utilisé pour qualifier un véhicule haut de gamme.

De l’urbanisation linguistique à la digitalisation langagière

La dynamique linguistique ne se borne pas uniquement à la flexibilité graphique affichée dans l’espace urbain, mais elle s’introduit, en filigrane, dans les discours médiatiques, en l’occurrence les réseaux sociaux, sur tous les plans : phonologique, lexical, syntaxique, orthographique, etc.

En effet, le cyberespace  devient un véritable observatoire de la pratique langagière constituant une sociabilité et étendant une interactivité, dans la mesure où nous constatons l’émergence des modes luxuriants d’expression et d’expressivité en plein bouillonnement. Ce langage surchargé sémantiquement et « amalgamé » syntaxiquement, exprimé par le fait de contact des langues ou des langues en contact (alternance codique), caricature véritablement les faits sociétaux, tels la violence, l’agressivité, l’amitié, l’amour, l’humour, les attitudes apathiques larvées… car il s’agit d’un marché franc au sens bourdieusien.

Les stratégies usées sont souvent réduites à l’abrègement ou à l’économie linguistique au point que certains vocables perdent quasiment leur morphologie normée comme T zella (tu es jolie), cc (bonjour), Mdr (mort de rire), ok (oui), cv (comment vas-tu ?), 2m1 (demain), chui (je suis) chipa (je ne sais pas), flexy chwi hnana (donne-moi un peu d’affection), haba numérique (pièce très rare)…

De la socialisation à la sociodidactisation

Sous un angle sociodidactique, le parler jeune est un sujet qui ne laisse pas indifférent. En ce sens, il incombe aux enseignants praticiens de tenir compte des parlures jeunes en classe comme « stratégie pragmatique » d’enseignement/apprentissage. En d’autres termes, cette gamme de lexies hybrides permettrait de renforcer le rapport psycho-social entre enseignant/enseigné, réaffirme le lien de la proximité socio-affective et de redynamiser a fortiori la praxis communicative in  situ dans le contexte didactique. C’est dans ce parler que se forge l’esprit langagier en tant qu’instrument d’action et se développe l’activité d’intellection de l’apprenant.

Enfin, en introduisant cette pratique langagière en classe, nous abolissons les confins entre le sociétal et le scolaire, nous tenons compte des représentations, des conditionnements sociaux, du déjà-là, des répertoires langagiers et de l’hétérogénéité des apprenants qui sont considérés comme le capital culturel ; et c’est autour de ces constituants satellitaires que gravite tout apprentissage.

Youcef BACHA, doctorant et jeune chercheur en didactique des langues, en linguistique et en littérature française. Attaché au laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida 2 (Algérie).

Références bibliographiques

Asma BENMOUSSA, Analyse des commentaires épilinguistiques des auditeurs de l’émission radiophonique ‘Yadés’ d’Alger chaîne 3, (thèse de doctorat), sous la dir. de M. Mohammed Zakaria ALI-BENCHERIF, Université de Abou Bakr Belkaïd, Tlemcen (Algérie), 2018.

Amal AMMI ABBACI, « Les jeunes urbains et leurs stratégies linguistiques : vers la construction d’une identité différenciée. », dans Revue Langues, cultures et sociétés, volume3, n°1,  juin2017. https://revues.imist.ma/index.php/LCS/article/download/9638/5505

Francesca POGLIA MILETI et Patrick ISCHER, Le « parler jeune » au sein des sociabilités juvéniles. Pratiques situées, représentations et gestion de l’image de soi chez des jeunes francophones. Dans Agora débats/jeunesses 2012/1 (N° 60), pp. 9 à 20. https://www.google.com/url?q=https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE%3DAGORA_060_0009&source=gmail&ust=1608747620322000&usg=AFQjCNGTAJQhOPAHbJbSOm3fDkQR3yhz2Q

Leila TOUNSI, Aspects des parlers jeunes en Algérie. In : Langue française, n°114, 1997. Les mots des jeunes. Observations et hypothèses, sous la direction de Henri Boyer. pp. 104-113. DOI : https://doi.org/10.3406/lfr.1997.5388 URL : www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1997_num_114_1_5388

Pierre BOURDIEU, L’économie des échanges linguistiques. In : Langue française, n°34, 1977. Linguistique et sociolinguistique, sous la direction de Pierre Encrevé. pp. 17-34. https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1977_num_34_1_4815

 

 

 

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