Tallogi, « hachek » mon frère !

Contrairement à beaucoup d’autres, Tallogi, le vieux juif du quartier avait choisi de ne pas quitter l’Algérie après l’indépendance. Avait-il fait ce choix en espérant être enterré parmi les siens dans le vieux cimetière juif de la ville ? Peut-être. Il continuait néanmoins de porter la tenue traditionnelle des juifs indigènes qui ressemblait en tout point à celle de nos parents et grands-parents. Toujours affable et avenant, avec sa barbe blanche qui lui donnait une bouille rassurante et sa parfaite maîtrise des langues locales qui l’aidait à se fondre dans la masse majoritairement musulmane dans laquelle il était de toutes les entraides et de toutes les sollicitudes. C’était, en somme, un citoyen ordinaire avec le charisme et la générosité en prime.

La guerre d’indépendance en ces temps-là tonnait de plus en plus. Plus on s’acheminait vers sa fin, plus les attentats et les explosions redoublaient de violence. D’un côté, les militaires français voulaient maintenir coûte que coûte l’Algérie dans le giron de la France coloniale ; de l’autre, les maquisards indépendantistes voulaient libérer leur terre et accéder enfin à la dignité d’hommes libres ; et entre les deux, les commandos de l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète, une organisation politico-militaire clandestine des Français d’Algérie, voulaient garder leurs privilèges et leur domination par tous les moyens, y compris par le terrorisme à grande échelle. Pendant ce temps, la peur et l’angoisse continuaient, de jour comme de nuit, d’occuper les rues devenues incertaines.

Dans ce fatras de violence et de méfiance, la probité d’un juif ne valait pas grand-chose dans l’imaginaire collectif musulman, car tout ce qui se faisait ou se disait de façon inappropriée ou inconvenante était l’œuvre du Juif, forcément. Mais que l’on ne se méprenne pas, ces préjugés remontaient à la nuit des temps et étaient nourris par la confrontation larvée entre deux religions, deux histoires. Et si l’ignorance et la misère ne plaidaient guère la cause du Juif à cette époque, la citoyenneté française octroyée par Crémieux aux juifs d’Algérie en 1870, leur donnant une supériorité de fait sur les musulmans, n’arrangea guère les différends.

Un jour, une explosion provoquée par la simple crevaison d’un pneu de voiture détona dans le quartier, obligeant chacun à rentrer précipitamment chez lui pour se terrer et attendre d’en savoir plus comme d’habitude avant de mettre à nouveau le nez dehors. Tallogi lui entraperçut, depuis une fente de son unique persienne donnant sur la rue, un indigène musulman se débattre, le burnous pris dans les fils de fer barbelés massivement déployés dans les rues par l’armée française. Pris de panique, le pauvre malheureux, que Tallogi n’avait ni vu ni croisé auparavant, continuait de se débattre maladroitement pour s’extirper au plus vite de ce satané piège. Mais plus il se débattait et plus il s’enferrait dans le supplice.

Hésitant au début, parce que la situation n’était pas sans risque, Tallogi finit par décider de lui porter secours ; il quitta son domicile furtivement, s’approcha de lui lentement et commença à lui dégrafer minutieusement les fils barbelés les uns après les autres, tout en lui conseillant à voix basse de ne pas trop s’agiter et d’être surtout patient. Il finit par le dégager lui, son burnous, son turban, ses chaussures et le sac à provisions qu’il portait à bras-le-corps. A la fin de l’opération de sauvetage, il lui posa la question qui le taraudait : « J’ai entendu comme une explosion, que s’est-il passé au juste ? » Encore sous le choc, le pauvre hirsute le remercia d’abord de l’avoir sauvé d’une mort certaine et le pria de vite rentrer chez lui car, lui dit-il : « C’est Tallogi, le maudit juif du Derb, hachek mon frère, qui vient de lancer une grenade sur nos frères. »

Rien de surprenant, les préjugés en ces temps-là se nourrissaient souvent de propos anodins que l’on entendait tous les jours. Le mot hachek en était la parfaite illustration. Les adultes utilisaient ce terme pour s’excuser après avoir proféré des paroles qu’ils considéraient comme  malvenues, déplacées, parfois vulgaires parce qu’elles véhiculaient des mots comme chien, cochon, femme, juif, chaussures, individu noir, âne, robe, homosexuel, prostituée, mulet, etc. La liste était longue si on y rajoutait ivrogne, bâtard, sale, etc. Il se disait par exemple : « Oui, je l’ai vu partir sur son âne, hachek » ou « Qui était cette femme, hachek ? » ou bien « Il était saoul, hachek » ou bien encore « Je vais te raconter l’histoire du juif, hachek mon frère », etc.

En revanche, hachek ne s’imposait nullement quand il s’agissait d’autres mots comme cheval, agresseur, voleur, assassin, malfaiteur, individu blanc, escroc, violeur, etc. Comme explication à servir au plus grand nombre, il se racontait que la nuance entre les deux situations relevait de la bienséance, c’est-à-dire d’une conduite sociale en accord avec les usages. Rien que ça. Et de leur côté, les gardiens du temple, à commencer par nos parents, grands-parents et autres, pour ne pas dire la société dans son ensemble, censés s’occuper de notre éducation, veillaient eux, dans la plus pure des traditions, à ce que cet apprentissage et ce code de conduite soient durablement et profondément intégrés dans nos caboches dès la plus petite enfance. [1]

[1] Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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