Zahaf, malade et futé à la fois

Zahaf ne s’entendait pas avec les autres, et encore moins avec lui-même. On aurait dit que des locataires irascibles habitaient dans sa tête, et lorsque ces derniers se chamaillaient entre eux, cela créait du grabuge forcément. Chaque fois qu’il était en surchauffe et que la crise le reprenait, il chutait de tout son long sur le sol et tremblait comme une feuille d’arbre un jour de grand vent ; ses gémissements rapides et saccadés redoublaient d’intensité, la peau de son visage se raidissait, de la bave sortait de sa bouche et s’écoulait le long de son cou ; il faisait peine à voir.

Un jour où il était allongé dans cet état dans la rue, un passant s’en approcha pour lui venir en aide ; il lui dégrafa le bouton de son col de chemise, lui desserra sa ceinture, puis lui glissa dans le creux de la main une clé qui traînait dans sa poche. « La froideur du métal, expliquait-il aux badauds massés autour du corps, a pour effet de court-circuiter le cerveau qui finira par lâcher prise ; dès lors, les secousses dues à une probable crise d’épilepsie s’arrêteront ».

En dépit de la maladie, Zahaf continuait de gagner sa vie en faisant de menus travaux chez les gens des quartiers huppés de la ville : un peu de jardin, un peu de courses, un peu de gardiennage, un peu de lavage de voitures, enfin un peu de tout ce qui lui tombait sous la mai, et lorsqu’il avait des moments creux, il les occupait à vendre des vêtements archi-usés offerts par de « généreux » donateurs et posés sur son bras en guise de cintre, tout en flânant dans les alentours du centre-ville.

Un soir, alors qu’il dormait, son corps se mit à vibrer à nouveau. Sa mère, qui savait de quoi il souffrait, aurait voulu l’hospitaliser dans l’espoir d’une guérison ; elle se rendit chez son voisin Miloud, un homme connu dans le quartier pour sa serviabilité légendaire et dont la maison jouxtait la sienne, l’implorant de l’accompagner à l’hôpital en voiture. Ce dernier, infirmier de profession, lui affirma qu’un hôpital autre que psychiatrique refuserait son admission et que l’établissement hospitalier le plus approprié dans lequel avait déjà séjourné son fils par le passé était à des heures de route ; elle se jeta à ses pieds, pleurant toutes les larmes de son corps, jusqu’à menacer de mettre fin à ses jours s’il restait sourd à sa demande. Résigné, il finit par accepter et prit au milieu de la nuit le volant de sa 404 blanche, Zahaf installé sur la banquette arrière, profondément endormi.

Le jour commençait à peine de poindre quand Zahaf ouvrit les yeux lentement, sortant paisiblement de sa torpeur. Il regardait le paysage défiler sous ses yeux quand, soudainement, il s’aperçut que cette route ne menait nulle part ailleurs qu’à l’hôpital psychiatrique de Sid-Chahmi, là où il avait failli mourir sous les coups, les insultes, les brimades. La peur au ventre, il referma aussitôt les yeux et resta ainsi pendant tout le reste du trajet, réfléchissant en même temps à un stratagème qui lui éviterait de séjourner à nouveau dans ce lieu sordide et de revivre une fois encore ses anciennes souffrances.

Arrivés à bon port, Miloud, tenant le malade par la taille, se dirigea lentement vers le comptoir d’accueil. Le réceptionniste, les voyant arriver, téléphona vite au service concerné afin qu’on vienne chercher le patient. C’est à la vue des deux malabars en blouse blanche qui s’avançaient énergiquement vers eux que Zahaf eut, à ce moment crucial pour lui, l’idée de génie : il se détacha d’un coup de rein brusque du pauvre Miloud, s’en éloigna de trois ou quatre mètres, puis simulant la colère, lui lança vertement devant les deux colosses médusés : « Tu n’avais qu’à prendre tes médicaments, on n’en serait pas là, mais tu n’en fais qu’à ta tête parce que tu as la tête dure. A compter de maintenant, tu vas faire ce que vont te demander ces gentils docteurs, tu as compris ? Ils ne te veulent pas de mal ; ils sont comme tes frères ; ils s’occuperont bien de toi, tu verras ; ils ne te garderont pas longtemps ; je reviendrai te chercher ; promis ».

A ce moment-là, Miloud perdit pied ; un gouffre béant s’ouvrit devant lui, paralysé qu’il était par la surprise et surtout par la peur. Le malheur s’abattit une fois de plus sur lui quand il fit ce qu’il ne fallait surtout pas faire, se mettre à crier : « Mais je ne suis pas fou, c’est lui qui est fou, en pointant son doigt réprobateur et menaçant sur Zahaf ; je suis son voisin ; je suis en bonne santé ; je vous jure que c’est vrai ; tout le monde vous le dira ; moi je suis infirmier, … » Peine perdue, rien n’y fit ; les deux cerbères se jetèrent brutalement sur lui, coupant net toute échappatoire. Zahaf lui, avec l’aplomb d’un professionnel de santé expérimenté, s’adressa à eux, détendu, sûr de lui : « ne soyez pas surpris ; il se fait passer tantôt pour un infirmier, tantôt pour un médecin, tantôt pour le directeur de l’hôpital ; il a dépassé les bornes cette fois-ci, et en plus il est violent avec les porteurs de blouses blanches ». La messe était dite.

Ils enfilèrent brutalement au bon samaritain la camisole de force et lui injectèrent une lourde dose de tranquillisant avant de le faire disparaitre dans les entrailles de ce monstrueux bagne médicalisé tandis que Zahaf, imperturbable, se dirigeait le plus tranquillement du monde vers la sortie. Aux nombreuses questions qui lui furent posées à son retour dans le quartier au sujet du malheureux Miloud, disparu depuis quelque temps déjà, il répondait sans le moindre affect ni la moindre gêne : « Allah soit loué, son état de santé s’améliore de jour en jour ; il sera de retour très bientôt ; priez pour lui ; c’est un honnête homme, vous savez ! ».

Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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