« Avril 80 fait partie des bases inspirantes et structurantes de notre destin » (Saïd Sadi)

Dans cet entretien réalisé à l’occasion de l’anniversaire du Printemps berbère, Saïd Sadi, un de ses acteurs principaux, auteur de plusieurs essais sur l’histoire et la sociologie du pays, restitue toute la complexité et la fertilité politique et intellectuelle de cet événement fondateur. Donnant une lecture du présent et une projection de l’avenir à l’aune des exploits du passé et des défis du futur, il nous explique comment Avril 80 a su mettre en cause « l’irréversibilité » du système du parti unique, fécondé notre société et tracé la voie pour une émancipation démocratique et citoyenne de l’Algérie et, partant, de tout le sous-continent nord-africain. La force de ce mouvement, nous rappelle-t-il, est dans son originalité, son ancrage historique, son organisation singulière, la clarté de ses objectifs et, enfin, son sens aigu de ce qu’il appelle « l’Histoire longue ».

L’Histoire est le tombeau des événements. Commémorer un événement, c’est l’enterrer, le tuer dans la réalité, nous dit Alain Badiou. Peut-on en dire de même de la commémoration d’Avril 80 ?

La remarque d’Alain Badiou est à relativiser car sa formulation peut apparaitre par trop abrupte. Une commémoration n’est pas en elle même positive ou négative, féconde ou stérile. Tout dépend de celui qui l’organise ou la nie, de la façon dont il la propose et, naturellement, de ses intentions ou objectifs. Même magnifié dans son interprétation, le passé aide les nations à se transmettre. Encore faudrait-il que les aspects factuels ne soient pas falsifiés ou amputés ; c’est ce qui ouvre la voie aux mystifications, aux mutilations et, plus grave, au chauvinisme. 

Il n’échappe à personne qu’un régime illégitime ne peut pas célébrer une période ou un parcours qui revendique ou promeut des valeurs ou des actions qui vont à contre-sens de ce qu’il prescrit dans sa propagande. L’Histoire est riche de despotes qui ont commandé des analyses, voire inventé des évènements factices et contraires aux vérités des faits, pour fabriquer un monde conforme à leur volonté et même,  en certaines occasions, à leurs délires. Plus que d’autres, le pouvoir algérien, qui s’est toujours légitimé par la confiscation de la guerre de libération, a usé et abusé de cet «  enterrement dans la réalité », laquelle réalité, peut être différente de la vérité.  L’exemple le plus illustratif de ce détournement est celui de Boumediene. Voilà un homme qui n’a pas tiré une balle contre l’ennemi et qui a réussi le tour de force de s’imposer comme le père de la révolution armée tout en effaçant les noms, les évènements et les idées qui ont conçu, porté et conduit la guerre de libération. À l’inverse, dans les pays arbitrés par la citoyenneté, la tentation de préemption de l’Histoire par les puissants est toujours contrainte ou du moins relativisée par l’opposition, les médias indépendants, les chercheurs ou les intellectuels, ce qui permet d’éviter les confiscations du passé collectif. Dans ces situations, le citoyen peut toujours accéder à une diversité de sources offrant assez d’éléments pour se faire sa propre opinion. 

Pour revenir à Avril 80, le pouvoir qui n’a pas pu faire oublier un moment singulier et fort de notre Histoire contemporaine s’est contenté de l’ignorer avant de tenter de le banaliser par des décisions politiques sans traductions pratiques. Ces dernières années, il a même tenté de le faire absorber par le biais de ses affidés qui ont poussé l’indignité jusqu’à impliquer le Printemps berbère dans la promotion du cinquième mandat de Bouteflika ! Cela dit, les témoignages d’acteurs, souvent limités à la journée du 20 avril, n’ont pas toujours donné la profondeur nécessaire à la compréhension des origines, des méthodes, des manifestations et de l’impact transgénérationnel de ce moment qui n’a pas de précédent dans la sociologie politique du pays. C’est pour éviter que ce mouvement soit pollué par des confusions, les mutilations tendancieuses ou des impostures dans son déroulement que, pour ce qui me concerne, j’essaie de fixer par écrit ou par supports audio-visuels les faits s’y rapportant. Car, il faut bien relever que, par certains égards, Avril 80 n’a pas échappé aux falsifications qui ont marqué la guerre de libération. Même si ce n’est pas une règle, on a vu des personnes faire des témoignages à la carte où ils éliminent des acteurs dont les parcours ultérieurs ont divergé du leur. Il est du devoir des acteurs les plus lucides de prévenir ces travers qui sont un reniement de tout ce qui a fait d’Avril 80 un moment de vérité traversant les turpitudes politiciennes.

Dans votre livre La révolution du 22 février. Un miracle algérien, vous suggérez qu’il y a une volonté de promouvoir Octobre 88 comme moment fondateur – alors qu’il n’ en est pas un – au détriment  d’Avril 80 qui a provoqué la première fissure dans le système du parti unique et enclenché une dynamique de revendication qui a débouché, en 2019, sur la révolution du sourire. Quels sont, selon vous, les événements majeurs qui jalonnent le combat démocratique et qui, d’une façon ou d’une autre, ont provoqué des basculements dans l’histoire du pays ?

Tout ce qui peut rappeler l’engagement du pays dans des luttes progressistes est nié ou diabolisé par un régime qui fonde son pouvoir sur un hégémonisme arabo-islamiste, occasionnellement mâtiné de prétentions socialisantes. La promotion d’Octobre 88 avait un double avantage pour le régime qui l’a, il ne faut pas l’oublier, violemment réprimé. On avait une situation qui pouvait servir de fard devant voiler Avril 80. Étant une jacquerie sans organisation ni revendication politique explicite, l’explosion n’impliquait aucun débat et n’obligeait à aucune remise en cause fondamentale. D’où le pluralisme politique et médiatique contrôlé et volontairement frelaté d’après la révolte.  Il faut dire que la thèse qui a cherché à survendre Octobre 88 était portée aussi par une bonne partie des élites qui appréhendait de devoir prendre acte d’une autre graine fondatrice de la nation démocratique venant de Kabylie. L’université ayant perdu ses franchises, l’aliénation et les pesanteurs sociologiques ont handicapé la recherche et donc la compréhension éclairée de notre Histoire.  

Ce n’est pas la première fois que des systèmes absolutistes tentent de masquer un combat par un fait incident ou créé de toute pièce. Quand le processus de superposition n’est pas possible, on recourt à la néantisation. L’exemple le plus connu est l’occultation de la crise anti-berbère de 1949 pendant laquelle les militants les plus lucides du PPA/MTLD ont eu le courage de soulever des questions doctrinales, politiques et institutionnelles, toujours pendantes.  Cet « enterrement » sera suivi par la diabolisation du congrès de la Soummam. Avril 80 a actualisé à l’évolution démographique, aux nouvelles nécessités politico-administratives et aux attentes culturelles et sociétales du pays ces deux grands moments des luttes démocratiques nationales. Issu d’une matrice étrangère au népotisme et la cooptation, il a connu le même sort que ses sources. Mais même niées, ces séquences restent décisives car, grâce à la militance citoyenne, elles mènent leur propre vie  et nourrissent les rêves du peuple. Or, on sait que la conquête d’une liberté est toujours, au départ, une utopie.

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Je suis de ceux qui disent qu’Avril 80 a inspiré la révolution actuelle dans ses inspirations, ses manifestations et ses aspirations. Avant 80, le combat pacifique qui est la philosophie de la révolution du 22 février était un non-sens, sinon une niaiserie. La revendication d’un État civil était considérée comme une hérésie et même une trahison dans un pays où, bien après le déclenchement de l’insurrection citoyenne du 22 février, des acteurs politiques s’en réclamant, déclaraient que l’institution militaire était l’épine dorsale de la nation alors qu’elle a été l’instrument de son asservissement depuis 1957. On peut prendre l’affaire par tous les bouts, on verra que dans ses manifestations et ses conceptions de la vie publique, cette révolution, qui fait de la promotion de la citoyenneté la condition de la pérennité de la Nation, est une réplique des épopées éthiques et idéologiques qui l’ont précédée. Du moins, si l’on s’en tient à la façon dont la rue l’a affirmée jusque-là. Avec des hauts et des bas, des phases chahutées et des éclipses, la mémoire vertueuse a été préservée par des engagements résolus, patients et continus. C’est grâce à ces luttes menées dans la terreur à l’intérieur et l’indifférence internationale que, malgré les ténèbres du parti unique, nous assistons aujourd’hui à un réveil mémoriel qui est une réminiscence de la crise de 1949, une résonnance de la Soummam et une généralisation d’Avril 80. Pour autant, les risques de dévoiements demeurent. Les courants islamistes radicaux ne crient plus « dimoqratiya kofr » mais ils ne renoncent pas à chevaucher cette dynamique citoyenne pour en infléchir le cour et se faire porter au pouvoir par une citoyenneté qu’ils veulent soumettre à  son contraire : la communauté des croyants. C’est une imposture. On a vu à Tizi-Ouzou un emblème amazigh, duquel a été enlevée la lettre «  Z », qui a été remplacée par des formules islamistes. Difficile d’imaginer pire supercherie.

Quant au livre auquel vous faites référence, Révolution du 22 février. Un miracle algérien, on sait aujourd’hui qu’il est à l’origine de l’agression qui m’a ciblé à Marseille en novembre. Il dérange par son écho et son contenu. Pourquoi ?  Parce qu’il donne un éclairage de l’actualité qui est une condamnation des manœuvres des militaires et la négation du fardage que tentent de calquer les islamistes sur un mouvement citoyen assumant la modernité démocratique.

Avril 80 est aujourd’hui considéré comme un événement politique extraordinaire. Mais, concrètement, beaucoup parmi ceux qui le perçoivent ainsi ne savent pas vraiment pourquoi. En quoi Avril 80 est-il extraordinaire?

Avril 80 est un moment de rupture et de proposition. C’était une contestation radicale qui ouvrait des pistes. En décidant de sortir dans la rue les mains nues contre un régime autoritaire, nous avons créé un choc politique et psychologique dans un pays où le combat était, jusque-là, assujetti au clientélisme et au rapport de force. En faisant le lien entre la culture et la démocratie, nous avons inauguré un exercice politique inconnu dans une société soumise à la prééminence de la religion et au dirigisme léniniste. En assumant des différences politiques dans le mouvement, nous avons renoué avec l’approche du compromis entre des tendances issues de rivages distincts mais qui acceptaient les fondamentaux devant organiser la cité démocratique. Dans un univers aliéné par l’unanimisme, cette approche était inconcevable. Enfin, l’exigence de l’arbitrage citoyen qui ne saurait être réductible à la comptabilité électorale à laquelle nous invitent toujours les islamistes, était considérée comme « une déviance bourgeoise ». La démocratie n’est pas la tyrannie de la majorité. Nous savions que quantitativement les populations berbérophones n’étaient pas majoritaires mais nous estimions que, démocratiquement, elles avaient le droit d’exister et de décider de ce qui les concerne en propre. Sans compter qu’au delà de la langue, nous avions entrepris de restaurer l’amazighité comme patrimoine national commun. Le propos s’entend aujourd’hui ; il n’a pas toujours été évident. Avril 80 est singulier car il ne visait pas au renversement du pouvoir par une force devant remplacer une autre. Il structurait la société qui devait faire de la citoyenneté la base de toute perspective  démocratique. Evidemment, cela prend du temps. Nous étions installés dans l’Histoire longue. L’approche était inédite dans le pays.

Enfin, la réhabilitation de la région nord-africaine avec son substrat amazigh en tant que matrice d’accomplissement sociétal et géopolitique est un élément essentiel dans la réinitialisation de notre logiciel politique . Au même moment, le système FLN et le Makhzen entretenaient, et ils continuent de le faire, une tension régionale pour empêcher tout débat prospectif. On n’a pas fini de lire les origines et les apports d’Avril 80 qui a diffusé sur l’ensemble du sous-continent nord africain, Tamazgha. Le printemps amazigh est extraordinaire au sens étymologique du terme : c’est-à-dire qu’il sortait de tout ce qui était considéré à l’époque comme la norme, l’inéluctable ; la charte de Boumediene parlait alors de « l’irréversible. »

Tous les éléments rappelant la dimension amazighe de l’Algérie ont été reconnus officiellement. Avril 80 demeure un tabou dans l’histoire du pays. On n’en parle pas dans les médias officiels, on ne l’enseigne pas et ses principaux acteurs sont combattus, voire diabolisés 40 ans après. De quoi ce tabou est-il le nom ?

Quand le totalitarisme ne peut pas étouffer ou tuer un mouvement démocratique, il peut tenter de l’instrumentaliser pour en neutraliser son potentiel subversif et l’empêcher d’apparaître comme une alternative crédible. Ce rejet porte un nom : l’échec. C’est un classique : un système politique qui a dilapidé le capital symbolique et physique de la nation réagit dans un premier temps par le déni puis le défi.  Ne pouvant pas assumer son bilan, le pouvoir, disqualifié par ses échecs, est incapable de proposer un projet. D’où le nivellement par le bas qui consiste à tout souiller pour discréditer d’autres propositions. La bonne nouvelle est que les manipulations et les anathèmes n’opèrent plus. Il suffit de voir la réaction opposée par les jeunes dans toutes les régions d’Algérie à la stigmatisation et la répression des porteurs du drapeau amazigh. En termes de pédagogie et de garantie  démocratique, la nationalisation de question amazighe est l’acquis le plus important enregistré par le peuple algérien depuis l’indépendance. Et ceci quelle que soit la façon dont se traduira dans le futur ce dossier. Si l’on devait parler de réconciliation nationale, c’est bien ici qu’il faut la situer. Cela dit, il faut bien saisir que le pouvoir a compris qu’Avril 80 était la gestation d’une nouvelle Algérie plurielle, moderne et solidaire qui impliquait sa disparition.

Avril 80 a été une tentative de réinventer une nouvelle pratique politique fondée sur des valeurs de liberté et de démocratie. Vous le dites parfaitement bien. Cette même exigence est portée aujourd’hui par des millions d’Algériennes et d’Algériens. Mais peut-on dire que, au-delà des mots d’ordre et des revendications, l’esprit d’Avril 80 est toujours présent ?

Le fait que des dizaines de milliers de citoyens aient porté le poster d’Abane le 27 décembre passé est le plus grand échec pour le militarisme et son avatar : l’islamisme. Vous aurez remarqué qu’aucun des deux  n’a soufflé mot sur la commémoration de cet assassinat qui a inauguré la descente aux enfers de la Nation. Le congrès de la Soummam a inspiré Avril 80 qui lui a donné une déclinaison plus conforme au monde actuel. La révolution du 22 février est un miracle en ce sens que la censure, la corruption morale et matérielle et la répression n’ont pas pu venir à bout de la pédagogie du pacifisme et de la tolérance initiée par le Printemps berbère. On luttait non pas pour des carrières ou des privilèges. La plupart des animateurs de ce mouvement étaient des cadres qui avaient des situations professionnelles enviables. Se battre, non pas pour avoir un retour sur investissement mais pour asseoir des conditions qui protègent des ressacs de l’Histoire, c’est l’esprit d’Avril 80. Nous savions que notre combat serait long, nous savions aussi que nous pouvions être licenciés, que nous allions être emprisonnés ; mais sitôt libérés, nous reprenions le combat. C’est ce que font les jeunes d’aujourd’hui. Chacun a relevé l’absence de revendications socioprofessionnelles malgré la précarité générale qui frappe le pays.

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Avril 80 a résisté aux répressions, aux manipulations et aux récupérations, son message n’a pas percuté dans le pouvoir mais il a imprimé dans la société. Il est vrai que les aliénations des élites empêchent de lui donner une lecture efficace et rationnelle qui aiderait à bien lire la révolution actuelle. Il est, par exemple, notable qu’aucun film n’a été produit sur un évènement aussi fécond alors que la rue le commémore annuellement en dehors de toute instance officielle. C’est la première fois en quarante ans que le Printemps berbère ne sera pas marqué dans la rue pour cause de pandémie. On peut faire confiance au génie populaire pour trouver des actions de substitution comme accrocher des drapeaux amazighs aux fenêtres, allumer des bougies la nuit ou lancer des youyous. Avril 80 fait partie des bases inspirantes et structurantes de notre destin. 

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