« Bourguiba incarne à la fois le désir de modernité et la difficulté d’y parvenir » (Youcef Benzatat, écrivain)

À l’occasion du 20ème anniversaire de la mort de Habib Bourguiba (06 avril 2000), l’un des leaders maghrébins les plus emblématiques, celui qui a voulu faire prendre à la Tunisie une bonne place « au cœur du siècle », Youcef Benzatat, chroniqueur, écrivain et observateur avisé de la scène politique régionale, analyse l’échec de la modernisation de la société par le haut et relève les limites du bourguibisme.

Habib Bourguiba est perçu par l’opinion publique et par bien des intellectuels maghrébins comme étant l’un des hommes le plus éclairés de la région. Aujourd’hui, 20 ans après sa mort, qu’est-ce que son parcours vous inspire en tant qu’un intellectuel algérien ?

Habib Bourguiba est la cristallisation d’un désir profond chez les intellectuels maghrébins nourris aux idées de la modernité. Celui de voir leurs sociétés sortir de l’obscurantisme moyenâgeux pour rentrer dans l’âge moderne avec tout ce que cela implique comme émancipations.  Il est en même temps et surtout l’incarnation de l’échec de cette entreprise transitionnelle, qui a été menée par la volonté politique unilatérale d’un leadership. Bourguiba incarne à la fois le désir de modernité et la difficulté d’y parvenir. Son parcours a démontré qu’il ne suffisait pas de décréter une transition vers la modernité pour parvenir à changer les mentalités et les croyances dans une société traditionnelle. Surtout lorsque cette société est profondément aliénée dans l’imaginaire mythologique religieux et les structures mentales patriarcales.

Sa politique était axée sur  l’éducation, la consécration de l’égalité homme-femme, l’ouverture économique et une politique étrangères basée sur l’idée du bon voisinage avec tous les pays du pourtour méditerranéen notamment. 20 ans après sa mort, ses politiques arrivent-elle à prémunir la Tunisie de des assauts de l’islamisme et de la précarité économique et géopolitique ?

La politique de l’éducation que Habib Bourguiba avait entreprise est justement le point de référence de l’échec de sa volonté unilatérale et du leadership qu’il présidait de modernisation de la société. Un leadership ne peut envisager unilatéralement une entreprise de cette envergure sans le concours d’un corps enseignant, d’un environnement familial et social prédisposé à cet effet. C’est aussi valable pour l’égalité entre l’homme et la femme. Un État de droit ne se réalise pas dans les textes, il dépend de la souveraineté de l’exécutif.

Bourguiba a eu le courage, en 1956, d’abolir la monarchie et d’instaurer la république. Mais il a eu la mauvaise idée de se transformer en monarque sans monarchie en imposant le parti unique et le pouvoir personnel avant de se faire faire un mausolée à Monastir après sa mort. Comment expliquez-vous cette ambivalence dans le parcours de l’homme ?

À mon avis, c’est là où réside le péché originel que rencontre toute tentative de passage en force pour la modélisation d’une société dans un schéma quelconque par un groupe dominant. L’histoire contemporaine regorge d’exemples. Le communisme, le national-socialisme, voir le socialisme spécifique algérien de Houari Boumediene, ont fini par anéantir toute forme de liberté et instaurer l’autoritarisme et le culte de la personnalité et Habib Bourguiba n’a pas échappé à la règle. Avec toutes les bonnes intentions qui caractérisent la démarche qu’il a entreprise, à vouloir faire basculer la société tunisienne de la tradition vers la modernité, il s’est fait piéger par la forme même de cette initiative de laquelle il ne pouvait s’en sortir qu’en se laissant aller vers la tentation autoritaire. Je ne crois pas à l’utopie d’un homme pour réaliser le salut d’un peuple. Je crois plutôt à l’utopie du peuple, seul garant de sa propre maîtrise sur son destin. La démocratie ne se décrète pas, elle est le produit de la conscience collective. Cette conscience est elle-même le produit de la somme de la production d’idées des élites qui agissent sur la société à long terme. La transition politique démocratique est une affaire de révolution, une révolution que seul le peuple peut mener lorsque sa demande de souveraineté atteint sa maturité.

Contrairement à la majorité des leaders nationalistes maghrébins, Bourguiba a fait des études universitaires. Il était avocat. Lettré et sensible aux idées et aux questionnements philosophiques de l’homme, comme le souligne Hassan Arfaoui dans son excellent livre La revanche de Bourguiba, il est le seul président magrébin depuis les indépendances à avoir écrit des livres. Des centaines de livres lui sont par ailleurs consacrés. Peut-on aujourd’hui ériger Bourguiba en modèle ?

Pour ma part, je n’aime ce terme de modèle, mais je peux dire que Habib Bourguiba est un jalon incontournable dans le processus de transition des sociétés maghrébines de la tradition vers la modernité.

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