« La barbarie n’est pas une malédiction, elle est un choix » (Anouar Benmalek, écrivain )

Dans cet entretien, Anouar Benmalek parle tout à la fois de l’Algérie qui fait rêver et de celle qui scandalise, des choix humains qui vacillent entre le meilleur et le pire, de notre responsabilité collective face aux périls qui guettent la planète, de ses livres, de son univers littéraire « archipelesque », et de l’islamisme dont « le ventre est toujours fécond ». Avec des mots palpitants de vitalité, il nous invite à regarder le monde en face, à écouter ses cris et à faire parler ses silences.

Dans votre dernier roman, Fils du Shéol, vous tissez une fabuleuse trame entre le génocide des Juifs et des Tsiganes et celui des Héréros. En peignant « la barbarie généralisée » dans toute sa nudité et sa splendeur à travers ses trois génocides, j’ai l’impression que vous êtes dans une forme de hiérarchisation de la souffrance humaine par la littérature. Parce que, en parlant des génocides emblématiques qui ont marqué l’humanité, on relègue presque automatiquement au second plan les souffrances qui habitent les petites gens, souvent anonymes, dans les quatre coins du monde…

Avant de répondre à votre question, permettez-moi d’abord d’exprimer mon indignation face à la manière dont le régime en place en Algérie  profite du malheur induit par la pandémie du Covid-19 pour y ajouter un autre malheur en embastillant à tour de bras  de pacifiques militants du Hirak : la moindre opinion discordante, la plus petite divergence sur un réseau social, la création d’un groupe de discussion virtuel par exemple, vous vaut un mandat de dépôt sous les prétextes les plus absurdes, des peines de prison fermes dans des établissements pénitentiaires déjà surchargés et des amendes disproportionnées et ruineuses grâce à la servilité et au zèle des serviteurs de la fameuse et toujours efficace « justice du téléphone ». Non, le régime profond n’a pas changé, les réflexes répressifs des services de sécurité plus vivaces que jamais, les médias officiels toujours aussi aux ordres sous Tebboune que sous Bouteflika !

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Quant au personnel politique dit de l’opposition, à de rares et admirables exceptions près, la plupart de ses représentants n’hésitent plus à faire des avances de plus en plus explicites aux maîtres du moment pour tenter d’intégrer la sphère enchantée des détenteurs des avantages sonnants et trébuchants de ceux « d’en haut », de ceux qui « commandent » la plèbe « d’en bas», de ceux qui jouissent sans limite et sans contrôle populaire de la richesse du pays et l’ont mené à la situation de désastre économique et social actuelle.

Il faut admettre que le régime sait récompenser les « repentis » et les « nouveaux convertis » : considérez l’exemple de ceux qui ont participé à la mascarade de la commission de médiation durant la période du président par intérim et qui ont été invités plus tard à participer au partage du gâteau national… Il s’est même trouvé, parmi eux, un ancien journaliste propulsé au rang de ministre de la communication qui, pour bien montrer sa reconnaissance éperdue pour  un poste dont il a dû rêver toute sa vie, n’a pas hésité à menacer un confrère de poursuites judiciaires, ce dernier ayant osé mettre en doute les capacités de direction politique du nouveau président algérien. Pour cet ancien « militant de gauche » devenu ministre, le crime de lèse-majesté est encore de rigueur en Algérie, lui permettant évidemment, et au mépris des règles judicaires formelles en vigueur, de censurer arbitrairement toutes les publications qui déplairaient aux gouvernants !

L’Algérie ne mérite pas cela, les prisonniers politiques (et j’insiste sur ce qualificatif) de tous âges croupissant en prison pour le seul crime d’avoir rêvé de transformer l’Algérie en un pays véritablement démocratique méritent mieux que le silence assourdissant qui menace de les enterrer vivants. Où sont donc les paroles dénonciatrices de nos écrivains, de nos intellectuels, de nos professeurs d’université, de nos opposants « officiels » ?

Pour en revenir au Fils du Shéol, je ferai la remarque suivante : le roman a bénéficié d’une excellente presse, souvent élogieuse, mais qui m’a laissé enfin de compte un goût assez amer. Comme vous l’avez souligné dans votre question, mon livre traitait du lien, ténu, mais réel, entre, d’une part, la Shoah et le Samudaripen, les deux génocides industriels des Juifs et des Tsiganes par le Troisième Reich et celui, plus « artisanal », des Hereros et des Namas par le Deuxième Reich au début du vingtième siècle d’autre part. Ma déception a été la suivante : la quasi-totalité des articles qui ont été consacrés à mon livre ont passé sous silence le second thème essentiel  du roman, en l’occurrence le génocide des habitants originels  de l’actuelle Namibie, dénommée à l’époque Afrique du Sud-Ouest germanique.

Si l’on peut à la rigueur ne pas s’étonner de cet « oubli » du deuxième volet de mon roman par des critiques européens, il est inacceptable pour moi que ce dédain soit également assumé par des critiques africains. Ce dernier phénomène est à mon avis profondément révélateur d’une mentalité très présente en Afrique et dans le monde dit arabe : l’acceptation, consciente ou inconsciente, de l’échelle de valeur du racisme européen qui induit que le massacre à grande échelle de gens (car il s’agit de gens) d’Afrique ou du Moyen-Orient ne fait pas mémoire et ne mérite pas de faire mémoire  car la vie des uns ne vaudrait pas la vie des autres !

Pour prendre un exemple récent de cet auto-racisme profondément inscrit dans l’inconscient collectif dans nos régions, avez-vous lu récemment un seul grand article de presse, vu un seul grand film documentaire, entendu un seul grand reportage audio, produits et réalisés dans notre fichu monde africain et arabe, rapportant, accusant et condamnant explicitement et sans détours le génocide des Yézidis ?

Dans Fils du Shéol comme dans Le Rapt où vous parlez de l’affaire Melouza, vous interrogez des événements très marquants, dont la simple évocation frappe les esprits. Pourquoi parler des macro-événements au lieu de parler des micro-événements? Qu’est-ce qui vous motive et qu’est-ce que la littérature peut dire qui n’ait pas été dit jusque-là ?

À n’importe quelle époque de l’histoire, nous sommes plongés, souvent sans nous en rendre compte, dans l’océan de l’Histoire. On peut décider de l’ignorer, décréter  de vivre sa petite existence en fermant les yeux et en se bouchant les oreilles. Mais l’Histoire, elle, n’en a cure. Pour reprendre votre expression, tout « micro-événement » se loge au sein de « macro-événements » dont l’ampleur brasse des millions de destinées. Quel Algérien, par exemple, n’a vu son existence, ces deux dernières décennies, plus ou moins bouleversée par la vague sanglante intégriste qui a recouvert (et failli noyer) le monde musulman ? Quel Algérien a pu ignorer l’envergure inédite des manifestations du Hirak et leur impact sur la révolution des idées dans notre pays ? Et que dire de la pandémie de Covid-19, simple « grippette » au début et dont l’impact se mesure en milliards de Terriens confinés ? Comment voulez-vous qu’un roman puisse faire fi de tout cet environnement ?

Dans mes romans, mes personnages sont habituellement des gens ordinaires, mais pris à leur corps défendant dans le piège d’événements qui les dépassent. En se débattant contre l’Histoire avec un grand H (une grande hache plutôt, préciseraient les persifleurs) certains  découvrent en eux-mêmes des ressources imprévues et gagnent en humanité, d’autres sombrent dans ce que notre espèce, cet épouvantable et admirable Homo Sapiens, a de plus abject.

Je remarque, dans votre univers littéraire d’une façon générale, que la géographie se dilue merveilleusement dans une imagination très fertile qui met en scène un monde évanescent, sans frontières. Dans un même roman, parfois dans le même paragraphe, vous parlez de plusieurs contrées, aussi distantes les une des autres que l’Algérie et l’Australie. C’est le cas notamment dans L’enfant du peuple ancien. N’ay-t-il pas un endroit précis dans le monde qui vous fascine pour être le principal, voire l’unique centre de gravité spatiale de votre œuvre littéraire ?

Mon histoire familiale est très bigarrée, tenant à la fois du monde arabo-berbère, du monde africain noir et de l’Europe. Je n’ai qu’une vie et qu’une planète et, à l’aune des temps qui comptent dans l’univers, je serai bientôt mort, aussi mort que le sont ma chère mère et mon cher père. Alors, je n’ai plus le temps et la paresse mentale du provincialisme étriqué : le monde tout entier est le mien –même si, évidemment, les polices des frontières, les douaniers, les nationalistes, les populistes et les racistes de tous poils risquent d’être violemment en désaccord avec moi.

Dans la tradition littéraire américaine, la majorité des écrivains partent de leurs quartiers respectifs. C’est le cas notamment de Faulkner, de Dos Passos et, plus récemment, de Philip Roth dont pratiquement toutes les œuvres se déroulent à New Jersey. Vous, qui êtes souvent appelé « Le Faulkner méditerranéen », vous êtes aux antipodes de cette démarche. Est-ce que ça répond à une vision particulière, personnelle, de la littérature ?

Je vous avouerai une chose : j’ai vécu dans de nombreux pays, que j’ai appris à découvrir et à aimer ; je garde cependant une tendresse particulière pour la ville de mon enfance, Constantine, qui apparait dans quelques-uns de mes livres. Je n’y suis retourné que trop peu souvent, constatant à chaque fois, le cœur déchiré,  le sort indigne qui lui est imparti, en particulier à ses vieux quartiers. Mais l’enfance ne constitue-t-elle pas le seul pays de l’exil duquel on ne guérit jamais…

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Je n’ai pas de vision particulière de la littérature en tant que système. Chaque fois que je commence un livre, je suis étreint par la peur de l’échec et de l’inutilité de mon projet. Un roman, cela signifie toujours pour moi deux, trois, parfois quatre ans de quasi esclavage – merveilleusement consenti, il est vrai. Mais toute vie se résume en fin de compte à un trop petit nombre d’années. Un livre, en somme, est une livre de chair, pour paraphraser Shakespeare, car, et c’est sans exagération aucune, sa propre vie que l’on met en balance pour un but que l’on n’atteint presque jamais.

Anouar Benmalek est né au Maroc, a vécu en Algérie, a couvert comme journaliste le Moyen Orient en guerre, a fait un doctorat en Ukraine et vit depuis des années en France. Comment vivez-vous ce grand périple qu’est votre vie d’intellectuel  et d’écrivain ? N’est-ce pas ce parcours qui sous-tend votre univers littéraire « archipelesque » ?

D’avoir vécu ici et là sur notre planète, de m’être senti toujours et partout à la fois chez moi et foncièrement étranger, a contribué vraisemblablement à faire que je ne me sens pas contraint dans mes choix littéraires par les frontières géographiques, culturelles ou religieuses. Ma grand-mère, qui a inspiré un de mes premiers « vrais » romans, Les Amants désunis, était une artiste de cirque, trapéziste plus exactement. Peut-être est-ce de là que me vient cet univers littéraire que vous qualifiez joliment d’archipel…

Dans O Maria, vous énoncez les affres vécus par les Musulmans en Espagne après la chute de Grenade. Dans Les amants désunis, vous parlez de la barbarie islamiste dans l’Algérie des années 1990.  Les victimes d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui. Si on devait faire le parallèle entre ces deux livres, peut-on dire que l’Histoire se répète et que, fondamentalement, la barbarie est humaine ?

Ah, Ô Maria ! Ce livre a subi en Algérie les foudres de la stupidité la plus obtuse, au point qu’un journal à important tirage a cru bon d’en faire sa Une en me menaçant de payer pour l’injure que j’aurais commise contre les valeurs religieuses du pays, bientôt imité par un groupe terroriste ne réclamant ni plus ni moins que mon assassinat ! Et pourtant, ce roman n’avait eu pour but que de rappeler le drame oublié des Morisques d’Espagne, victimes de la première déportation d’État organisée par un pouvoir européen envers une minorité religieuse de sa propre société…

La barbarie n’est pas une malédiction humaine, elle est un choix. Aucun peuple n’est immunisé contre la barbarie, aucun peuple n’est condamné à la subir éternellement. L’humanité est une construction en devenir de notre espèce, elle résulte de choix s’accumulant au fil des siècles, des choix parfois criminels, d’autres lumineux ; elle est la conséquence de luttes interminables dont le résultat, négatif ou positif, n’est jamais définitif. Nous sommes capables du pire comme du meilleur, nous sommes irrémédiablement seuls dans notre partie de l’univers et, en tant que tels, uniques responsables de ce que nous ferons collectivement de l’humanité, notre création commune.

Aujourd’hui, la barbarie islamiste s’est repliée en Algérie et ses partisans d’hier ne revendiquent plus l’exercice légitime de la violence et ceux  parmi eux qui le font, de temps en temps, ne sont certes pas dénoncés mais pas soutenus non plus. Pensez-vous qu’on en est définitivement guéri ? Selon vous, l’islamisme va s’éteindre ou prendre une autre forme ?

Un pays comme l’Algérie demeure fragile. Si l’intégrisme militarisé semble avoir cédé du terrain pour le moment, il n’est pas sûr qu’il n’ait pas déjà vaincu sur de nombreux autres plans : il n’y a qu’à examiner le contenu de certaines chaines de télévision, officielles et privées, sur tout ce qui touche les mœurs et les convictions religieuses ! Une intolérance radicale semble être devenue la règle, les poursuites contre ceux qui ne « croient » pas comme les autres (ou, pire, contre ceux qui « ne croient pas » du tout) se succèdent, au grand mépris de la Constitution et des accords internationaux signés par l’Algérie. Il y a même une loi, toujours d’actualité, signée par le président déchu et ainsi rédigée : « Art . 11. — Sans préjudice des peines plus graves, est puni d’un emprisonnement de deux ans à cinq  ans et d’une amende de 500.000 DA à 1.000.000 DA quiconque : 1 – incite, contraint ou utilise des moyens de séduction tendant à convertir un musulman à une autre religion, etc. ». Le mot « séduction » dans un texte de loi, il fallait oser !

Un célèbre dramaturge avait écrit à propos du nazisme : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » Cette phrase s’applique, à mon avis, mot à mot, à l’intégrisme islamiste, que l’on voit présentement à l’œuvre, dans toute sa folle démesure, que ce soit chez les mouvements terroristes sanguinaires en Syrie par exemple, ou dans les pays du Golfe telle l’Arabie Saoudite (cette dernière qualifiée d’un  Daech qui aurait réussi, selon le mot lourd de vérité d’un journaliste).

Prenons garde à ne pas baisser la garde devant les assauts répétés des pourvoyeurs de l’intégrisme, car, souvent, ils possèdent en plus l’argument financier fatal devant lequel se couchent bien des consciences !

En tant qu’intellectuel engagé et sensible aux palpitations de sa société, quel serait selon vous le chemin à prendre pour installer irréversiblement l’Algérie sur la voie de la modernité. Est-ce que le Hirak, avec toutes les tendances idéologiques qui le composent, est porteur de suffisamment de  force pour  changer l’ADN du système algérien et tenir sa belle promesse démocratique ?

Le Hirak a déjà donné à l’Algérie plus que ce qu’aucun de ma génération n’aurait rêvé voir s’accomplir de son vivant : le roi, les rois, le pouvoir, les pouvoirs sont nus, démasqués dans la hideur de leur corruption, de leur servilité  et de la brutalité qu’ils mettent en jeu pour conserver leurs positions de prédation ! Beaucoup des activistes du Hirak paient durement cet acquis durable de la révolution par le harcèlement, les gardes à vue arbitraires, la prison et la mise de leur vie en danger par le coronavirus dans des cellules surchargées. Mais reviendra bientôt le temps de la contestation dans les rues car cette canaille de virus finira par être vaincue.

Non, le Hirak n’a pas échoué, malgré la schadenfreude (« la joie mauvaise » ) des éditorialistes à la petite semaine. Mais n’oublions pas notre devoir de solidarité envers les prisonniers politiques du pouvoir algérien : ils sont en prison pour que nous puissions, un jour, être totalement libres.

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