« La colonisation et la Shoah sont des histoires totalement différentes » (Sylvie Thénault, historienne)

Dans cette interview, l’historienne française Sylvie Thénault, auteure notamment de Histoire de la guerre d’indépendance algérienne et  de Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, revient sur la questions de la réconciliation des mémoires entre la France et l’Algérie. Tout en affirmant qu’elle voit « le passé comme un instrument dont jouent les deux États », elle assure que le président français fait preuve d’un volontarisme fort pour consolider les relations franco-algériennes. Quant à la compréhension mutuelle entre Français et Algériens,  toutes générations confondues et quels que soient les rapports que les uns et les autres entretiennent avec leur passé commun, elle estime que cette démarche doit « venir de soi » et qu’il faut se méfier des « entreprises collectives » dans ce sens.

Freud dit que « le passé n’est jamais passé ». Comment le passé qui lie l’Algérie et la France agit-il sur les relations présentes entre les deux pays ?

Je pense que, par rapport à des enjeux supérieurs (économiques, géopolitiques, stratégiques, sécuritaires), le passé pèse relativement peu. Il me semble que la coopération en tous domaines a bien lieu entre les deux pays, au nom de ces impératifs supérieurs. Le passé est dès lors utilisé comme un levier : il est brandi et présenté comme un obstacle aux relations bilatérales quand celles-ci sont tendues ou bien, au contraire, des gestes d’apaisement sont possibles quand, par ailleurs, les relations sont au beau fixe. Je vois le passé comme un instrument dont jouent les deux États.

Le président français a chargé l’historien Benjamin Stora de lui faire des recommandations pour aller dans le sens de la réconciliation des mémoires franco-algérienne liées à la colonisation et à la guerre.  En tant qu’historienne ayant travaillé sur les traumas de la guerre, comment interprétez-vous cette démarche ?

Emmanuel Macron fait preuve d’un volontarisme fort en matière de relations franco-algériennes. Il a notamment qualifié la colonisation de crime contre l’humanité pendant la campagne présidentielle, a reconnu les responsabilités de l’État dans les disparitions pendant la Guerre d’indépendance, rendu à l’Algérie les crânes d’insurgés qui étaient au Musée de l’Homme. Aussi cette mission confirme ce volontarisme dont les causes restent à expliquer. Il doit y avoir des questions d’intérêts et d’impératifs de politique extérieure mais pas seulement. Il faut aussi prendre en compte qu’en France, depuis les années 1990-2000, les présidents de la République se sont engagés sur le terrain mémoriel et prennent de plus en plus au sérieux les politiques publiques à mettre en œuvre en la matière. Emmanuel Macron, à mon sens, s’inscrit dans cette tendance. Il la renforce cependant, s’implique plus, me semble-t-il, que ces prédécesseurs. La question des « traumas de la guerre » est une autre question. Pour répondre rapidement, ici, je pense que les politiques publiques de la mémoire peuvent avoir pour effet de soulager des individus marqués par la guerre mais un « trauma » en soi est quelque chose de très profond, de nature psychologique et sa prise en charge ne relève pas de la politique.

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Pensez-vous que les deux parties concernées, l’Algérie et la France, notamment les générations qui ont directement été impactées par la guerre d’Algérie, sont prêtes pour une réconciliation ?

Je suis très réticente à l’égard de cette idée de « réconciliation » et ce, d’abord parce que je suis réticente à l’idée que les « générations », comme vous dites, sont systématiquement opposées et en conflit sur ce passé. Oui bien sûr, il y a des gens qui ont vécu cette guerre dans des camps opposés, qui en ont souffert de multiples façons mais parmi eux, tout est possible : soit ils ont déjà fait un effet de compréhension pour le vécu des autres et compris qu’il pouvait exister d’autres points de vue, d’autres souffrances que les leurs ; soit ils n’ont pas fait cet effort et je ne crois pas à la possibilité de les forcer à le faire. La démarche qui consiste à aller vers la compréhension des autres est une démarche qui doit venir de soi. Surtout, je pense important de ne pas raisonner trop vite de façon collective. Dans tous les groupes touchés par la guerre, il y a des attitudes variées, avec la possibilité de dialoguer, de comprendre. Personne n’est prisonnier de son passé. Il faut faire attention de ne pas sombrer dans l’amalgame.

Comment les nouvelles générations, qui n’ont vécu ni la colonisation ni la guerre d’Algérie, vivent-elles ce trauma colonial ?

Je ne crois pas qu’il existe systématiquement un « trauma colonial » chez les générations qui n’ont vécu ni la colonisation, ni la guerre. Comme je l’ai dit dans ma réponse ci-dessus, le rapport au passé est toujours multiple. On ne peut pas dire que tout le monde est traumatisé mais on ne peut pas dire non plus que personne ne l’est. Il faut prendre en compte cette diversité et cette complexité afin de laisser aux gens d’aujourd’hui la possibilité d’exprimer leur ressenti. Pouvoir s’exprimer, échanger, débattre du passé est essentiel pour pouvoir aller vers l’avenir et cela suppose que les gens se sentent totalement libres de dire ce qu’ils pensent, même si cela ne correspond pas aux schémas dominant le débat public. Le débat est fondamental, il faut qu’il ait lieu.

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Emmanuel Macron a déjà qualifié la guerre d’Algérie de « crime contre l’humanité » et lui a conféré récemment « à peu prés le même statut que la Shoah », pour reprendre ses termes.  Qu’est-ce que cet aveu implique selon vous ?

Je ne sais pas où vous avez vu qu’il lui a conféré « à peu près le même statut que la Shoah », honnêtement ! Je ne suis pas au courant. Si tel est le cas, je n’appellerais pas cela un « aveu » car la question de la concurrence des victimes est une question très débattue et très connue. Le débat est ancien ! En tant qu’historienne, je défends un rapport serein au passé qui passe par le débat et la possibilité de tout dire, d’aborder toutes les questions et d’envisager toutes les réponses. De ce point de vue, je suis extrêmement réticente à tout ce qui est comparaison et surenchère. Il n’y a pas à chercher qui a le plus souffert. La colonisation et le génocide des Juifs par les nazis sont des histoires totalement différentes qui ont toutes les deux absolument besoin d’être écrites, d’être connues, d’être discutées mais pourquoi les comparer ?

Dans l’approche de la question des mémoires franco-algériennes, on parle de la guerre d’Algérie et on oublie la colonisation dont les débuts ont été bien plus violents que la guerre de1954-1962. Dans une perspective d’apaisement, ne faut-il pas, selon vous, revenir à la racine du mal,  c’est-à-dire la conquête de l’Algérie en 1830 et les multiples agressions qui l’ont marquée?

Il me semble au contraire, en tant qu’historienne, qu’on parle aussi beaucoup de la colonisation. Les livres sont nombreux sur cette histoire et beaucoup de débats accompagnent la sortie de chaque ouvrage. Vous penserez peut-être que mon impression est déformée car je vous réponds à partir de mon expérience personnelle qui est celle d’une historienne passant son temps à travailler, écrire et communiquer sur cette histoire. Il n’en demeure pas moins que l’histoire de la colonisation en Algérie et de la Guerre d’indépendance suscite beaucoup plus d’attention, en France, que bien d’autres qui sont pourtant tout aussi marquantes pour les sociétés concernées. Je pense à l’histoire du Vietnam, de Madagascar, de l’Afrique ou encore celle de la Nouvelle-Calédonie qui est pourtant d’actualité avec les référendums prévus sur l’indépendance. Je dois dire que je ne m’explique pas pourquoi cette idée d’un silence sur la colonisation en Algérie et la Guerre d’indépendance est aussi forte alors qu’on parle de ce passé-là beaucoup plus que bien d’autres !

Très souvent, quand il est question de parler d’événements aussi violents que la guerre et la colonisation, nos regards se dirigent vers les victimes. Or, la psychanalyse nous parle aussi du trauma du bourreau, ses souffrances, sa culpabilité, sa déshumanisation, son défaut d’empathie, etc. Que peut-on dire dans ce sens des militaires français qui ont supervisé ou commis des massacres en Algérie ?

Je ne suis pas spécialiste de ces questions et je me permets de vous renvoyer au livre récemment publié par Raphaëlle Branche sur le vécu de la guerre par les soldats en Algérie (Papa, qu’as-tu fait en Algérie). Pour ma part, je pense encore une fois très important de ne pas raisonner avec des grandes catégories dans lesquelles on range trop rapidement les individus : on peut être à la fois bourreau (parce qu’ayant commis des violences) et victime (parce qu’embarqué tout jeune sans avoir rien demandé dans la guerre et exposé à des violences inouïes). Attention aussi à l’idée du « trauma » systématique : les psychiatres de guerre ont précisément défini ce que sont les blessures psychiques de guerre et leurs causes. Avoir commis des violences n’engendre pas systématiquement un traumatisme. Des individus peuvent parfaitement les assumer et vivre avec. Quand elles existent, en outre, ces blessures ne sont pas obligatoirement causées par des violences extrêmes. L’expérience de la mort du copain, au combat, une mort soudaine, rapide, qui frappe sans qu’on s’y attende, par exemple, est une cause primordiale de traumatisme, de même que, par exemple, la marche anxiogène sur un chemin miné, dans la crainte de l’explosion fatale. Aussi je crois que le diagnostic sur l’état psychique des anciens combattants n’est pas simple, de même que leur prise en charge est très complexe. Il me semble malheureusement qu’il est trop tard : il aurait fallu que la psychiatrie de guerre soit développée plus tôt en France pour soigner les ex-soldats ayant besoin de l’être.

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Benjamin Stora est appelé à remettre, selon la lettre de M. Macron, des recommandations sur « les gestes à effectuer et les actions à engager dans les mois et années à venir, dans notre pays comme dans ses liens avec l’Algérie, afin d’avancer dans ce travail de mémoire si difficile et pourtant si nécessaire à notre avenir ». Selon vous, quels sont les gestes et actions indispensables pour oser parler d’une vraie réconciliation des mémoires ?

En tant qu’historienne et pour vous répondre de ce seul point de vue, je pense que la question des archives doit être traitée par les deux pays. La situation est aujourd’hui intenable pour les chercheurs. Il n’est pas facile de savoir précisément quelles archives sont restées en Algérie (il y en a beaucoup !) ni quelles archives sont conservées en France (parce que les fonds ramenés ne sont pas tous bien identifiés, ne sont pas classés). Écrire l’histoire pour en débattre est une condition du rapport serein au passé et il faut pour cela accéder aux archives. À l’heure actuelle, des obstacles, bien que très différents, existent dans les deux pays et il est important de travailler à les lever.

3 thoughts on “« La colonisation et la Shoah sont des histoires totalement différentes » (Sylvie Thénault, historienne)

  1. Le trauma est transgénérationnel, car il se transmet par la culture orale et participe de l’imaginaire collectif. Pour pouvoir répondre aux questions posées, il ne suffit pas d’être historienne, il est nécessaire d’avoir de l’empathie avec les victimes, ce qui n’apparaît pas dans les réponses déviantes de cette historienne. Dans ce cas, la justification par la méthode historique du traitement du trauma provoqué par des crimes contre l’humanité dissimule en fait une forme de déni de ces mêmes crimes !

    1. Je vous invite à lire mes travaux d' »historienne », comme vous dites, avant d’écrire que je pratique le déni des crimes. Merci.

  2. Le lourd contentieux historique entre l’état algérien et l’état français sert surtout d’attrape-nigauds, par ici; le peuple, si peuple il y a, n’attend pas de la France des excuses mais un visa. Ou sinon qu’elle s’excuse en octroyant des visas aux Algériens. Tout le monde y gagnera. L’Algérie, comme l’avait très justement souligné feu Kateb Yacine, est pleine de ruines; elle a toujours été colonisée, martyrisée et spoliée que cela soit au nom de la religion ( le califat) ou de la mission civilisatrice. En la circonstance il existe bel et bien une volonté notoire d’instrumentaliser le passé tragique au profit d’une idéologie victimaire qui n’a que trop servie. Mais la politique ne trouve son compte que dans le calcul et la manoeuvre; il n’est désormais plus possible d’occulter ce qui fut ni de baiser éternellement les foules par un discours éculé de mea culpa et de repentance. Le rôle de l’historien n’est pas d’avoir de l’empathie mais d’exposer des faits, car l’affect en la matière ne sert qu’à travestir la vérité qui, elle, seule doit compter. Bien au contraire le travail de cette historienne est à encourager tant il nous met devant notre propre conception mystique de notre histoire. Des erreurs y en a eu de part et d’autre. Des crimes aussi.

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