« La faiblesse du pouvoir d’achat est un frein au développement culturel » (Slimane Ait Sidhoum, chroniqueur littéraire et écrivain)

Dans cette interview, Slimane Ait Sidhoum estime que le journalisme culturel existe en Algérie même si son impact reste faible pour moult raisons dont les plus importantes sont le pouvoir d’achat des Algériens, la restriction des espaces de diffusion et de distribution des produits culturels et, enfin, l’ambiance générale empreinte de bureaucratie et les réflexes d’allégeance inhérente aux fonctionnement du système politique algérien qui tend davantage à caporaliser les acteurs de la culture qu’à les prendre comme des partenaires.

Peut-on parler d’un journalisme culturel comme pratique ayant tous ses déterminants et exigences dans le champ médiatique algérien ?

Je pense que oui, car à partir du moment où il y a des rubriques dans des journaux ou des magazines avec des journalistes chargés de couvrir l’actualité culturelle avec un minimum d’exigence, on peut parler de journalisme culturel. Pour être plus clair, le journaliste qui s’occupe de couvrir les événements culturels doit avoir un minimum de connaissances générales pour pouvoir apprécier le produit culturel. C’est-à-dire lire des livres, voir des films ou d’autres spectacles et donner envie aux gens de participer par leur présence à ces événements. Normalement, la plupart des journaux en Algérie ont au moins une page dédiée à la culture pour annoncer les événements, les commenter et les critiquer. Tout cela participe du développement de la culture en général et de susciter l’intérêt du public à la chose culturelle. Mais le hic dans cette affaire, c’est que les rubriques culturelles sont peuplées de jeunes journalistes débutants en général car on considère la culturelle comme une page non prestigieuse par rapport à la politique nationale ou le sport. C’est aussi ça les travers du journalisme en Algérie.

Les rubriques culturelles s’occupant des arts et des lettres ne durent jamais longtemps, comme si elles étaient accessoires. À présent, elles se font de plus en plus rares dans les médias algériens des deux langues, comment expliquez-vous ce phénomène ?

Vous savez, même les grands quotidiens comme le New York Times a supprimé son supplément littérature du week-end, El Watan en Algérie a fait de même. Pour les grands quotidiens internationaux, ils donnent comme argument la défection des lecteurs par l’influence du web et des blogs. Mais, pour El Watan, l’édition du samedi qui était vendue avec le supplément « Arts et Lettres » faisait de l’audience et attirait plus de lecteurs que les autres jours mais ils ont quand même profité de la démission d’un des journalistes de ce supplément pour sucrer les cinq pages et les réserver à la publicité. Donc, chaque journal justifie à sa manière le sacrifice de la rubrique culturelle. En gros, on élimine la culture pour espérer gagner plus d’argent. Donc, les journaux sont dans une logique mercantile pas dans une logique de service public ayant pour objectif d’instruire et de distraire les lecteurs. Par ailleurs, les patrons de presse croient que les Algériens ne sont intéressés que par la politique. Ce qui est une aberration totale car chacun de nous achète un journal pour une raison particulière.

Les initiatives privées de revues spécialisées ont existé mais elles n’ont jamais duré longtemps. Pourquoi ? Problème financiers ou absence de lectorat selon vous ?

Beaucoup de facteurs rentrent en jeu quand vous créez une revue spécialisée ou un magazine thématique ; il faut garder à l’esprit que votre produit ne fédère qu’un nombre limité de lecteurs qui s’intéressent à ce que vous proposez. A partir de là, votre marge de manœuvre devient très restreinte. Si on raisonne avec une logique commerciale ayant du sens, une revue, pour l’installer dans le paysage culturel, il lui faut du temps et de la persévérance. Son prix est proportionnel au contenu car pour la confectionner on doit solliciter des experts en général. Ce qui rend son coût supérieur à un journal traditionnel. Mais aussi, il faut que la revue ou le magazine se retrouvent dans des circuits adéquats pour atteindre un maximum de lecteurs. En un mot, ce qui rend une revue florissante, c’est sa capacité à capter l’intérêt des institutions culturelles et du savoir. C’est-à-dire le réseau des bibliothèques municipales – nous en avons en Algérie plus de 2000 – et les universités. Ces deux institutions, par les acquisitions qu’elles peuvent faire des revues, peuvent garantir la prospérité des revues et des magazines thématiques. Cela se fait dans tous les pays du monde mais chez nous en Algérie, j’ai l’impression que les universités et les bibliothèques municipales vivent en autarcie et se suffisent du fonds documentaire de départ sans penser à l’enrichir.

Le ministère de la culture a lancé ces derniers temps des revues spécialisées, notamment la toute dernière, Inziyahat, mais celles-ci restent invisibles dans le paysage médiatique et ont un impact très faible sur l’opinion. Comment appréhendez-vous ces expériences ?

Ces initiatives sont de la poudre aux yeux faites pour se faire mousser et montrer qu’on a laissé une trace dans un département sensible. Chaque responsable veut montrer à sa hiérarchie qu’il a bien bossé, alors il confectionne une revue comme on commande un publi-reportage. On va la saturer de couleurs, de photos et quelques textes. Bien sûr, le commanditaire aura l’opportunité de rédiger l’édito pour se vanter des choses qu’il a réalisées virtuellement. Vous dites qu’elle est invisible mais, en vérité, l’objectif à atteindre n’est pas de cibler un public normal mais les responsables qui ont un poids dans les institutions. Le système, depuis 1962, fonctionne avec les mêmes rituels, donc rien de nouveau sous le soleil.

La majorité des artistes et écrivains algériens doivent leur notoriété aux médias étrangers. Pourquoi les médias algériens n’ont jamais réussi à faire connaitre un artiste ou un écrivain algérien, y compris au niveau national ?

La presse algérienne dite indépendante est relativement jeune est son impact reste local. D’ailleurs, le réseau de distribution de cette presse n’est pas performant car les journaux n’arrivent pas dans toutes les villes et villages d’Algérie. Pour citer l’exemple du « Quotidien d’Oran », je crois qu’on ne le trouve pas dans certains kiosques de Tizi-Ouzou et dans certains villages perchés de Kabylie ; il faut faire des dizaines de km pour s’acheter son journal. Déjà à la base, il y a maldonne. Mais, je ne suis pas d’accord avec vous quand vous affirmez que la presse algérienne n’a révélé personne. Beaucoup d’artistes et d’écrivains quand ils ont commencé à écrire ou à émerger comme Fellag, se sont fait connaître par le biais des journaux algériens, et notamment aussi Kamel Daoud. Puis, c’est à l’initiative de son éditeur qui a un partenariat avec une grande maison d’édition en France qu’il s’est fait connaître en France. Donc, les journaux parlent des auteurs et artistes et le public parfois suit, d’autres non. Surtout ces derniers temps avec les prix prohibitifs des livres. Rares sont les gens qui mettent 1000 DA dans un bouquin. Le pouvoir d’achat très faible est un frein au développement culturel du pays.

Le fait que le champ médiatique algérien soit trilingue, voire quadrilingue si l’on rajoute la daridja, est-il un obstacle à la communication et à la diffusion de l’information, notamment culturelle ?

Je ne pense pas, car la pluralité linguistique favorise la richesse culturelle et la révélation de plus de talents. C’est juste qu’en Algérie, le plurilinguisme est devenu un problème idéologique et politique. Au contraire, avec les langues qu’on a en Algérie, chacun pourra trouver son compte, il suffit juste de comprendre que les langues ne sont pas là pour se faire la guerre mais des outils qui nous permettent d’exprimer des sensibilités différentes.

En Algérie, il est rare qu’un livre suscite un débat public. Il y a eu quelques cas avec Mammeri, Sansal, Boudjedra, Said Sadi, Kamel Daoud, mais les échanges avaient le relent beaucoup plus de polémiques politiques que de discussions sérieuses sur les livres et les auteurs en question. Pourquoi le livre ne suscite pas de débats en Algérie comme ailleurs ?

Pour avoir des débats sérieux autour des livres, il faudra qu’ils soient lus, bien diffusés et surtout les avoir à un prix abordable. Or, si vous interrogez les éditeurs, ils vous diront qu’ils font des tirages entre 500 et 1000 exemplaires. Mille exemplaires pour une population de 40 millions d’habitants, ce n’est rien. Donc si on fait le compte, on a en Algérie une vingtaine de titres qui sortent par an multiplié par 1000 en étant large on produit 20000 bouquins par an. A titre d’exemple, la France produit en littérature juste à la rentrée de septembre plus de 500 titres et sur l’année 300 millions d’exemplaires de livres. Vous voyez la différence alors qu’ils ne sont que 70 millions d’habitants. Concernant les auteurs que vous citez, ils sont considérés comme iconoclastes et hors norme. Leurs écrits et interventions publiques ne cadrent pas avec les constantes de la nation. A partir de là, c’est facile de les attaquer en les taxant pèle mêle de berbériste, francophile ou islamophobe. Par conséquent, le débat n’est pas sur l’esthétique de l’œuvre mais sur sa portée idéologique supposée. On a l’impression qu’en chaque algérien sommeille un gardien du temple. Que doit-on et que peut-on faire à court et à moyen terme pour donner au journalisme culturel la place qu’il doit avoir en Algérie ? Il faut multiplier les initiatives comme celle de votre journal et ne pas trop s’attarder sur l’audience. Les gens qui agissent dans le milieu culturel sont des vrais battants car, en Algérie, on a privilégié l’œsophage à l’esprit. Il faut aussi que les créateurs des journaux culturels pensent à faire un produit de qualité qui donnent envie au lecteur de venir et de se fidéliser. Mais aussi essayer de trouver des partenariats avec des institutions pour promouvoir la culture algérienne en général et les artistes algériens en particulier. Mais, à côté, il faut aussi que la scène culturelle soit dynamique pour que la symbiose s’opère entre tous les acteurs du domaine culturel

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