« La production politique du régionalisme ne peut plus fonctionner » (Mohamed Mebtoul, sociologue)

« Avril 80 est une dissidence », « Les pouvoirs politiques ont fabriqué des étrangetés artificielles entre les Algériens», « la retribalisation est désormais impossible »… Dans cette interview sans artifices, Mohamed Mebtoul, professeur de sociologie à l’université d’Oran, fondateur de  l’anthropologie de la santé en Algérie, et auteur de plusieurs ouvrages notamment sur la question de la citoyenneté, analyse le printemps berbère d’avril 80 à la lumière du présent et en révèle la force inspirante et structurante qui a permis à la société algérienne de se poser comme actrice de son destin face à « un État-pouvoir autoritaire ».

Avril 80 a porté des revendications foncièrement démocratiques  et  provoqué une fissure dans le monolithisme politique imposé à l’Algérie par le système du parti unique. Pluraliste aussi bien dans sa composante humaine (Les acteurs de ce mouvement sont issus de tous les courants politiques progressistes) que dans ses revendications, il a préparé le terrain pour les luttes démocratiques qui sont venues après. Mais, pendant longtemps, il a été confiné dans la seule région de Kabylie. Comment expliquez-vous la marginalisation d’un événement d’une telle ampleur ?

Je ne suis pas sûr que le printemps berbère des années 1980 ait été marginalisé dans l’inconscient collectif des Algériens. La dissidence politique plurielle (militants, intellectuels, étudiants, population) qui a profondément marqué  ce mois d’avril 1980,  fait aussi ressurgir dans l’histoire algérienne d’en bas, dont on oublie souvent la prégnance, ses multiples invisibilités au quotidien, l’importance des rencontres sociales, des solidarités qui se sont forgées entre les différentes populations (Kabyles, Chaouis, Arabes, etc.). Je suis contraint de faire référence à un souvenir d’enfance : en 1960, dans  la région du Pas-de-Calais (France), je pouvais observer cette mobilisation politique  intense entre les  émigrés  algériens quelque soit leur région  d’origine  durant la guerre de libération nationale (entraide, réunions dans les domiciles, stratégies matrimoniales entre les Berbères et les Arabes, participation collective et volontaire au fond de solidarité, etc.). Ceci pour dire que l’algérianité définie ici par la reconnaissance sociale, culturelle et politique de nos multiples diversités qui ont trait à des histoires régionales particulières, était loin, me semble-t-il, d’être une abstraction. Elle a été effectivement dévoyée, anéantie, brisée par les différents pouvoirs qui ont depuis 1962, reconstruit leur histoire ; une histoire mystifiée, linéaire, nous obligeant à  nous inscrire obligatoirement dans des formes sociopolitiques d’uniformisation.

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N’oublions pas que c’est le politique qui institue la société (Mouffe, 2016). Or, celui-ci l’a profondément  fragilisée.  Du fait de sa violence, de ses ruses, et de la force qui lui donnait sens, il a fabriqué, entre les uns et les autres, des étrangetés artificielles qui ont été encouragées et médiatisées, pour diviser et régner. Les pouvoirs  ont mis en scène  une histoire imposée (Lazali,  2018) par le haut  et de façon autoritaire. Cela signifie explicitement  le refus – du fait de la jouissance du pouvoir et des privilèges multiples – de l’émergence de l’inédit, de la production d’idées nouvelles et contradictoires, permettant de retravailler de façon autonome, plurielle, sur nos différents patrimoines culturels et historiques qui représentent l’âme d’une société.  Il me semblait important de mettre en perspective le printemps berbère d’avril 1980, et surtout la création du Mouvement culturel berbère comme moment politique très important, novateur et libre, impulsé par le bas,  articulant le culturel au politique,  qui a permis de mettre à nu les multiples détournements insidieux de l’histoire d’en bas  par les différents pouvoirs depuis 57 ans. Ces derniers ont  imposé de facto des dénis du réel, des censures, auto-censures et des interdits politiques qui ont profondément défiguré la société algérienne. Ils lui ont déniée le droit de s’interroger de façon critique sur elle-même et pour elle-même, pour lui permettre d’accéder, de façon réelle et non fictive, à  un pluralisme politique et culturel vivant et en mouvement, dans une logique de remise en question perpétuelle. Le fondateur de l’anthropologie politique en France,  Georges Balandier (1967), grand connaisseur de l’Afrique, définit la modernité par le mouvement et l’incertitude. Or, force est de constater que le politique a au contraire fonctionné dans l’hégémonie de la certitude arrogante, voulant transformer  la société de façon autoritaire et à partir de ses propres représentations, oubliant pourtant que la société  est loin d’être une cruche vide qu’il est possible d’assujettir en permanence.

Karl Mannheim parle d’ « événements fondateurs » et de « principes structurants » qui peuvent faire d’un « ensemble générationnel » « une communauté de destin ». Peut-on dire d’Avril 80 que c’est un « événement fondateur » au sens mannheimien du terme ?

Le printemps d’avril 1980 a permis de donner un  nouveau sens au politique qui est celui de l’antagonisme ou du conflit avec le pouvoir, en l’objectivant et le dévoilant publiquement et pacifiquement dans la société. Dans ce sens, c’est effectivement un « évènement fondateur » au sens où l’entend Karl Mannheim. Le mouvement culturel berbère a réussi le pari, de par ses revendications fortes et globales liées aux libertés individuelles et collectives, de dépasser la stricte frontière de la Kabylie pour poser des questions fortement subversives, dissidentes, à l’époque. Elles ont trait à la nécessaire reconnaissance politique de la culture et la langue berbères, indissociable de la construction de la citoyenneté et  la démocratie. Ces deux notions ont été  totalement laminées par un pouvoir d’ordre qui agit par la médiation de la cooptation, de la récupération et du clientélisme. À ce titre, le printemps berbère de 1980 a inauguré une  étape politique très importante, parce qu’autonome, en réponse  des humiliations fortes qui prennent corps dans la vie concrète des gens, leur interdisant de  se réaliser et d’être reconnus comme des personnes pouvant faire un usage public  de leurs différentes langues maternelles (langue tamazight et celle, populaire, nommée «darija ») dans les différentes institutions.

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La posture adaptée par le mouvement culturel berbère innove en faisant la jonction entre des acteurs pluriels (intellectuels, militants, étudiants et population), se réappropriant pacifiquement les deux universités de Tizi-Ouzou et d’Alger, en portant des exigences nationales, comme par exemple le projet de création autonome d’une Ligue des Droits de l’Homme venant contrebalancer celle fomentée par le pouvoir.  Ceci, il faut en convenir, représente une rupture sociopolitique salutaire, autonome et courageuse, ne pouvant qu’être porteuse de perspectives de changement politique. Le mouvement culturel berbère contraste enfin  avec  des logiques  d’oppositions de façade ou tactiques, enfermées dans l’utopie d’un nationalisme réducteur, dévoilant des  opportunismes conjoncturels qui avaient pour seul objectif d’accéder au pouvoir. Le pari du printemps berbère d’avril 1980, me semble t-il, a  porté  ses exigences politiques et culturelles au profit de la société algérienne et même au-delà, puisqu’elles concernent  l’Afrique du Nord.

Vous, en tant que sociologue exerçant à l’université d’Oran, comment avez-vous vécu Avril 80 et comment le percevez-vous aujourd’hui  sur le plan personnel ?

À l’époque, j’étais « confronté » intellectuellement à la préparation de ma thèse de doctorat sur le travail ouvrier dans l’industrie algérienne, à Aix-en-Provence,  en prenant l’exemple de l’entreprise nationale, SNMETAL,  où j’avais exercé  comme responsable de formation pendant  trois ans. C’était une période importante de remise en question critique des paradigmes holistiques  globaux qui  « oubliaient » la pluralité du sens attribué par les personnes dans leur vie quotidienne. Je pense que le printemps d’avril 1980  n’a pu se construire qu’en référence aux mille et une paroles des gens, à leur souffrance liée au fait de ne pas être reconnus comme des personnes, mais qui n’en pensent pas moins sur le fonctionnement du politique.

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Dans ce contexte politique, l’Université algérienne n’a pas échappé à une logique d’intégration forcée imposée par le pouvoir. Ce sont ses thématiques (révolution agraire,  gestion socialiste des entreprises, etc. ), qui allaient représenter des objets d’étude pour  un nombre important d’universitaires en sciences sociales, oscillant entre la critique et l’apologie, mais tout en restant nécessairement sur le terrain de l’État-pouvoir rigide, centralisé et autoritaire, considérant la notion de développement dans son aspect instrumental et utilitaire, sans questionner de façon critique ses mécanismes politiques.  Force est de relever que l’Université a été et reste marquée par une forte domestication à l’égard du politique.    

J’ai toujours privilégié la distance critique face au conformisme intellectuel et à la reproduction à l’identique de schémas codés qui semblent oublier que les sciences sociales ne peuvent être pertinentes que par la mise en œuvre de la critique rigoureuse, n’oubliant pas la vie concrète des personnes en décalage avec les différents pouvoirs (Fassin, 2019). Comme le rappelle opportunément Foucault (1990), « la critique, c’est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit  d’interroger les vérités  sur ses effets de pouvoir, et le pouvoir  sur ses discours  de vérité.  La critique sera l’art de l’inservitude  volontaire, de l’indocilité réfléchie. La critique aurait essentiellement pour fonction le désassujettisement  dans le jeu, dans ce que l’on appeler d’un mot la politique de la vérité ».

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Le mouvement culturel berbère des années 1980, dans la formulation de ses exigences démocratiques, prend distance avec la notion complexe et ambigüe d’identité toujours construite socialement, a permis de redonner du sens à un pluralisme politique et culturel comme quête importante, où les deux termes (politique et culture) restent, pour moi, très liés face au moralisme idéologique considérant la société algérienne dans sa face instrumentale, réduite à formuler des demandes sociales à un État-pouvoir patriarcal qui fonctionne par injonctions politico-administratives.

Les autorités politiques algériennes, visiblement toujours attachées à la doxa unanimiste du parti unique et du national-populisme, idéologie stérile et stérilisante, utilise tous les appareils idéologiques de l’État pour « retribaliser » d’une façon permanente la société algérienne en posant tous les problèmes du pays en termes identitaires, religieux, linguistiques et régionalistes. Pensez que la société algérienne d’aujourd’hui est « retribalisable » ?

La « retribalisation » idéologique de la société algérienne n’a plus sa raison d’être. Elle a été fortement déconstruite durant les manifestations du vendredi et du mardi par le  « Hirak » pendant plus d’une année. La production politique du régionalisme ne peut plus fonctionner dans une société qui a profondément changé, étant plus éduquée, s’inscrivant de fait dans la mondialisation, par la médiation des réseaux sociaux,  mettant publiquement en exergue une mémoire de ses différentes humiliations, rejetant tous les stratagèmes du pouvoir qui consistent à tenter de diviser les manifestants selon leur région respective. En outre, la catégorie des jeunes la plus déterminée, n’ayant pas  connue la « guerre intérieure » (Lazali, 2018) et se retrouvant sans perspectives socioprofessionnelles, prête à risquer sa vie pour un ailleurs qui puisse redonner du sens à la vie, a compris que son avenir était lié à celui du changement radical de la société. Rappelons-nous la date du vendredi 21 juin 2019. Ce jour-là, les manifestants ont  scandé collectivement : « Non au régionalisme, frères, frères » (Mebtoul, 2019).  L’algérianité est indissociable de la quête de citoyenneté (Mebtoul, 2018) longtemps introuvable dans la société orpheline de contre-pouvoirs puissants qui sont de l’ordre de  l’interdit politique. La citoyenneté ne pouvait avoir de sens que par l’appropriation active de l’espace public. Pour le philosophe Etienne Balibar (2011), « il n’y a de citoyenneté  qu’active, que la citoyenneté n’est pas un statut mais une pratique ou un ensemble de pratiques associant les  deux pôles du rapport à soi (ce que la tradition antique appelait la ‘‘vertu’’ du citoyen), et du rapport aux autres (coopération, reconnaissance et solidarité) ».  Le couple algérianité-citoyenneté  représente désormais  une exigence forte, une façon de vivre ensemble dans la  diversité et l’unité, remettant en question le discours politique profondément uniforme et totalisant.

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Références bibliographiques

Balandier G., 1967, Anthropologie politique, Paris, PUF.

Balibar E., 2011,  Citoyen,  sujet et autres essais d’anthropologie politique, Paris, PUF.

Fassin D., 2019,  La vie, mode d’emploi critique, éditions du Seuil.

Foucault M., 1990, « Qu’est-ce-que la critique ? » ? Bulletin de la société française de philosophie,  4ème année,  n°2, avril-juin.

Lazali K., 2018, Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie, Alger, Koukou.

Mouffe  C., 2016,  L’illusion du consens,  Paris, Albin Michel.

Mebtoul M., 2019, Libertés, Dignité, Algérianité, Alger, Koukou.

Mebtoul M., 2018, ALGERIE. La citoyenneté impossible ? Alger, Koukou.

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