« L’écrivain essaye toujours de dépasser ses propres textes » (Aissa Ben Mahmoud, nouvelliste algérien)

Aissa Ben Mahmoud est un nouvelliste algérien né en 1968 à Ouled Dahmane, wilaya de Bordj Bou Arreridj. C’est un acteur culturel très actif au niveau national et arabe. Il a à son actif plusieurs recueils de nouvelles, comme La chelitta submerge la ville et L’âme des diables. Il a aussi participé à des livres collectifs, tels que  À la Palestine nous racontons. Il a présidé l’association culturelle Al-Djahidia du vivant de feu Tahar Ouattar. Il est membre du conseil national de l’Union des écrivains algériens, et aussi membre de l’Union mondiale de la langue arabe. De surcroît, Aissa Ben Mahmoud est un artiste-peintre épris des couleurs. Durant une certaine période de son activité créative, il s’intéressa à la miniature et à l’art de la calligraphie. À présent, il préside le colloque culturel mensuel « Empreintes » à Bordj Bou Arreridj. Dans ce passionnant entretien, cet artiste et nouvelliste, très engagé sur la scène culturelle algérienne, nous parle de différentes questions, allant de la création littéraire et artistique jusqu’à la politique. Nous découvrons entre autres son point de vue sur le rôle de l’écrivain et de l’intellectuel dans l’instauration d’un « hirak » culturel dans la société.

Comment êtes-vous venu à l’écriture littéraire?

L’écriture est un destin. Involontairement, certains éléments pourraient s’entrelacer et nous pousser vers elle. Je me souviens de mes premières années d’apprentissage à la mosquée. J’étais très jeune. J’y avais lu le coran et en avais appris avant d’intégrer l’école primaire. J’étais entouré de beaucoup de livres à la maison. Dès que je pus comprendre une phrase entière, je commençai à lire Khalil Motrane, Les mille et une nuits, L’épopée hilalienne. Le monde rural, terre fertile pour l’imagination, au début de la formation de l’imaginaire, avait contribué à la reconstruction des premières accumulations de la lecture.

Quelle est votre relation avec la langue arabe et pensez-vous qu’elle est en mesure de vous permettre d’exprimer toutes vos idées et vos émotions ?

En général, la langue est un moyen de communication. En plus, elle se caractérise par différents aspects, entre autres, la sémantique et un important potentiel. Cependant, la langue arabe est précisément une langue qui vous possède. Les orientalistes étaient subjugués par elle et ils l’avaient défendue. C’est la preuve qu’elle regorge de vie et qu’elle représente une vision du monde. D’un autre côté, connaitre les autres cultures dans leurs langues originales est un gain considérable et utile à plus d’un titre. Ainsi, je considère la langue arabe, une fois maitrisée, capable d’exprimer ce que l’on veut dire. Toutefois, la lisibilité nécessite la maitrise de plusieurs langues.

L’être humain est confronté à des défis quotidiens et des surprises dans la vie qui font déclencher chez lui tantôt la révolte, tantôt la résignation. Vous êtes-vous révolté ou résigné un jour ? Comment vous avez vécu l’un ou l’autre cas ? Et est-ce que vous avez écrit sur ceci ?

Les manifestations de la vie parfois sont plus fortes que le texte à l’ère où les obstacles devant l’information se sont effondrés. Cependant, devant la vie, l’écrivain se comporte autrement. Il brise la scène qu’il regarde afin de la former de nouveau selon sa propre vision, ce qui crée cette lutte permanente contre notre quotidien. Peut-être, cette mutation, dans le sens où l’on n’accepte pas « ce qui est déjà là » ou l’on n’accepte pas la réalité, c’est le don de la créativité. Ceci ne se passe pas seulement au niveau du texte mais il se répand dans la pratique quotidienne. La vie est un grand théâtre et les gens en sont les personnages. Un théâtre aux multiples chapitres et scènes.

Vous avez beaucoup écrit dans le genre de la nouvelle, comme en témoignent vos deux recueils de nouvelles « La chelitta submerge la ville » (الشليطة تغمر المدينة) et « L’âme des diables » (روح الأبالسة), mais vous n’avez pas écrit de romans. Pensez-vous que la nouvelle vous donne plus de liberté, ou disons, plus de virtuosité en matière de créativité vu ses caractéristiques tels que le nombre réduit de ses personnages et sa brièveté ? 

Si l’on compare l’âge de la nouvelle à celui de la poésie ou du roman, on constate que la nouvelle est un genre littéraire nouveau, surtout dans les pays arabes, ce qui en fait un terreau fertile pour la créativité et aussi l’élaboration des théories qui abordent ses techniques d’écriture. L’écrivain n’est pas obligé de respecter un certain archétype. Les théories établies autour de la nouvelle ne sont pas non plus parole d’évangile. Ainsi, il est possible de la placer dans un territoire médian entre la narration et la poésie au niveau de la langue, et entre le théâtre, le récit et le roman, au niveau de l’ameublement. Elle offre, malgré sa brièveté, une expérience langagière savoureuse grâce aux joyaux de la langue et des scènes, tout en gardant sa vision qui représente l’essence de la réflexion.

Éric-Emmanuel Schmitt dit à propos de la nouvelle: « On sait depuis Tchekhov, Pirandello ou Tennessee Williams, que la nouvelle convient aux dramaturges. Pourquoi ? Le nouvelliste a le sentiment de diriger le lecteur : il l’empoigne à la première phrase pour l’amener à la dernière, sans arrêt, sans escale, ainsi qu’il est habitué à le faire au théâtre. Les dramaturges aiment la nouvelle parce qu’ils ont l’impression qu’elle ôte sa liberté au lecteur, qu’elle le convertit en spectateur qui ne peut plus sortir, sauf à quitter définitivement son fauteuil. » Est-ce qu’en tant que nouvelliste vous vous trouvez dans cette citation ?

C’est vrai, il y a ce rapprochement quant à guider le lecteur dans un espace défini selon un angle de vue dont les caméras filment une scène en particulier afin de l’amener vers la fin de la nouvelle phrase par phrase. En plus, l’écrivain pourrait être lui aussi captif de sa propre nouvelle, qui le mène dès le seuil, comme le lecteur. Ainsi, il suit la ligne qu’exige le jeu artistique qui se traduit par une soumission au texte, semblable à ce qui se passe en poésie parfois. Ne dit-on pas qu’en poésie les vers émergent tout seuls l’un après l’autre !

Vous avez écrit durant une certaine période de votre vie de la poésie ainsi que des articles. Comment vous voyez votre relation avec le potentiel débridé de la poésie et ses mondes ouverts sur l’interprétation et l’esthétique ? Par ailleurs, pensez-vous que l’écriture d’articles de presse vous a procuré un espace où vous pratiquez l’art de la contemplation de l’autre ?

En répondant à cette question, je risque d’offusquer les poètes, parce que je pense que la poésie est du domaine de l’émotionnel. Elle procure le plaisir de la lecture et subjugue le lecteur. Cependant, ce dernier, après avoir été ensorcelé par le pouvoir de la poésie pour un temps court, il finit par s’en libérer. Tandis que travailler sur la narration consiste en le recours à cette esthétique avec mesure afin d’exposer une réflexion. Le lecteur ne sera pas aveuglé par la beauté du texte mais il accaparera l’idée portée par lui, une idée qui n’est pas éphémère. Dans l’article, la langue est un véhicule des idées et non pas un but en elle-même. Elle n’est qu’une forme adéquate.

Le nouvelliste Aissa Ben Mahmoud et un acteur très actif sur la scène culturelle algérienne et arabe. Vous avez supervisé plusieurs activités culturelles et des concours au niveau national et arabe. Vous avez également participé à plusieurs colloques. Vous êtes aussi le président du colloque culturel mensuel « Empreintes » (بصمات) à Bordj Bou Arreridj. Qu’est-ce qu’a ajouté cette activité cultuelle à vous en tant que créateur ? Est-ce que vous pensez qu’un créateur en littérature ou en art a besoin de rencontrer continuellement d’autres créateurs et de prendre l’initiative d’organiser des activités culturelles où il offre un espace d’expression et d’existence aux autres écrivains, poètes et artistes?

Ce que vous évoquez ressemble au fait de lire les œuvres des autres quand on n’est pas en train d’écrire les nôtres. Il y a de nombreuses belles œuvres qui apparaissent et que nous ne devrions pas négliger. Ces tribunes essayent de rapprocher l’écrivain ou le créateur culturel, d’une façon générale, du récepteur ou du critique et des producteurs. Il n’est pas possible pour un écrivain qui se tient à l’écart des sphères des écrivains, des critiques et des lecteurs de créer un chef-d’œuvre. Il faut sans cesse être en contact avec les productions des autres pour évoluer. De ce fait, l’écrivain essaye toujours de dépasser ses propres textes. C’est une tentative de mettre en lumière la scène culturelle et de donner l’occasion aux écrivains, aux lecteurs et aux critiques d’être au diapason du quotidien dans toutes ses manifestations.

Vous avez un autre don puisque vous êtes un artiste-peintre. Sur quoi vous travaillez ? Et est-ce que vous avez participé à des expositions nationales ou internationales ?

Bien que les arts aient la même source, ils se manifestent de différentes manières. Ainsi, on ne peut les comparer qu’en matière de ce qu’ils peuvent véhiculer. C’est pour cette raison que je considère les beaux-arts comme refuge, loin de l’écriture.  Ils représentent un monde plein de couleurs, de beauté et de magie. J’ai organisé des expositions individuelles, et j’ai participé à d’autres collectives. Cependant, la nouvelle est devenue mon principal centre d’intérêt parce que se consacrer à un certain art exige la concentration au lieu de papillonner entre plusieurs arts.

À votre avis, quelle est la relation entre l’art et l’écriture littéraire ? Est-ce que travailler sur la miniature et l’art de la calligraphie a ouvert d’autres portes sur l’imagination et enrichi le terreau de vos nouvelles ?

J’avoue que travailler sur des créations dans les domaines de la miniature, la calligraphie et la peinture d’une manière générale, ainsi que ma curiosité de savoir plus sur ces trois domaines m’a servi dans l’écriture, surtout dans la conception des scènes. Comme si l’on possédait plusieurs caméras pour une seule scène, ce qui lui donne de la stabilité et de l’action en même temps. Beaucoup de lecteurs ont remarqué ma relation avec la peinture à travers mes textes. Ce qui est certain est que les arts s’enrichissent mutuellement sans tomber sous l’emprise de la problématique des genres.

J’ai lu quelques-unes de vos nouvelles dans lesquelles j’ai découvert que vous avez un style bien à vous qui se distingue par la symbolisation, le travail sur la langue et le recours au patrimoine littéraire arabo-musulman. Etes-vous ouvert sur les patrimoines littéraires des autres cultures ? Est-ce que vous puisez dans leur réservoir pour écrire vos nouvelles?

La langue est un monde que l’on vit dans toutes ses manifestations, sa beauté et selon toutes ses portées. L’arabe a puisé dans différentes cultures qui ont fini toutes par fusionner en un beau torrent plein de force et de vie, ce qui incite à découvrir ces cultures même par le biais de la traduction. Peut-être sommes-nous actuellement plus chanceux du fait de la disponibilité de différents médias, ce qui nous permet de dépasser l’écueil de la langue.

Quelle est votre opinion sur le recours à la langue française actuellement par des écrivains algériens pour écrire leurs œuvres ?

L’écrivain choisit la langue dont la maitrise lui permet de faire passer sa créativité. Si ceci n’est pas la raison qui a motivé ce choix de la langue d’expression, ce serait donc une tentative de convaincre telle ou telle autre parties ou d’accéder à la renommée internationale. Or, nulle renommée internationale ne peut être atteinte durablement sans un ancrage local.

Quel est le rôle de l’écrivain et de l’intellectuel aujourd’hui dans la scène politique algérienne et mondiale ? Et pensez-vous qu’il est nécessaire de mettre en œuvre un  « hirak » cultuel au diapason du hirak politique ? Comment vous envisagez les mécanismes et les objectifs du hirak culturel ?

Le pouvoir dans le monde entier a toujours eu peur des écrivains. On ne peut créer ce hirak face à la domination du capitalisme mondial qui ne s’est jamais intéressé aux éthiques de la culture. C’est pour cette raison que nous continuerons à œuvrer pour construire une culture qui unit le monde au niveau des valeurs et de l’esthétique, en défiant un capitalisme qui se partage le monde sans aucun respect pour l’humain.

Radhia Toumi, poétesse et nouvelliste d’expression arabe et française, est enseignante de Traduction à l’université Larbi Ben M’hidi en Algérie. Elle est aussi traductrice.

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